Par Sergio Ferrari
L’interpellation de Lula, vendredi 4 mars, a fait monter d’un cran la tension politique autour de son héritière Dilma Rousseff. Mais si la gauche de gouvernement est en crise, le mouvement social, lui, se renouvelle.
Après douze ans de présidence du Parti des travailleurs (PT), le Brésil affronte une année 2016 de tous les dangers, entre récession économique, crise politique et procédures judiciaires. Devenu dès 2003, avec l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva, la principale référence de la gauche latino-américaine, le PT et l’actuelle présidente Dilma Rousseff font face à des défis dont l’issue pèsera sur l’ensemble du continent.
Au processus de destitution lancé l’an dernier contre Dilma Rousseff au sein du Congrès brésilien est venue s’ajouter depuis janvier une offensive juridique contre son prédécesseur et son épouse, accusés de détenir des propriétés immobilières non déclarées. L’interpellation vendredi 4 mars de Lula, qui se profilait comme le favori de la gauche pour succéder à Mme Rousseff, bouleverse à nouveau le panorama politique brésilien, déjà marqué par un climat de suspicion généralisée, des personnalités politiques de tous horizons ayant été éclaboussées par des scandales de corruption – y compris l’ex-président Fernando Henrique Cardoso (1995-2002).
Une crise, trois causes
Tous ces signes indiquent une usure progressive de la classe politique – et de la crédibilité citoyenne envers l’Etat –dont le PT et le «lulisme» pourraient payer la principale facture politique, sans une rapide inversion de la situation, selon l’analyse de Sergio Haddad, fondateur d’Açao Educativa.
Pour ce commentateur politique bien connu, Dilma Roussef a obtenu son deuxième mandat présidentiel grâce à l’unité de la gauche et en tenant un discours de gauche. Mais elle s’est rapidement affaiblie en raison de ses alliances avec des secteurs de droite – notamment parce que le PT n’est pas majoritaire au parlement. Elle a appliqué une politique conservatrice avec un ajustement structurel très fort qui n’a fait qu’aggraver la situation économique, souligne M. Haddad.
Retour de la pauvreté
Ces dernières années, le Brésil, en raison de la crise internationale globale et des limites internes de sa politique économique, a connu un frein important de la croissance qui s’était amorcée dans les premières années du gouvernement du PT. La récession et le chômage sapent désormais l’effet des grands projets sociaux qui avaient été les piliers des mandats présidentiels de Lula, souligne le responsable de l’association de promotion de l’éducation basée à Sao Paulo.
L’année 2015 a pris fin avec 6,9% de chômage (soit 8 millions de personnes sans travail), le pourcentage le plus élevé de ces huit dernières années. Bien que plus de 40 millions de Brésiliens soient sortis de la pauvreté depuis 2003, il se produit un retour notoire de nombreux d’entre eux à leur situation antérieure. Avec le facteur aggravant que 75% des nouveaux chômeurs ont moins de 24 ans.
Haddad rappelle que le Brésil, un véritable continent de 8,5 millions de km 2 et avec plus de 200 millions d’habitants, continue d’être un pays connaissant d’énormes inégalités et une grande polarisation sociale. Il y a donc un terrain propice aux protestations et aux explosions sociales, notamment lorsque la classe politique est affaiblie par la multiplication des scandales, notamment au sein de l’entreprise pétrolière semi-publique Petrobras. Les accusations contre le PT, ses alliés et Dilma Rousseff «vont rester ces prochains mois comme une épée de Damoclès, bien qu’il n’y ait certainement pas d’éléments signalant une responsabilité directe de la présidente dans ce scandale».
Certes, la corruption n’est pas un phénomène nouveau au Brésil. Il fait partie de son histoire et traverse tous les secteurs de la population : il est courant de payer un fonctionnaire pour faire une démarche officielle, obtenir un permis de conduire ou diminuer le prix d’une amende d’ordre. «Bien que ce ne soit pas justifiable, c’est constitutif de notre idiosyncrasie.» La situation s’aggrave sur le terrain électoral par «le financement privé des campagnes électorales, les combines d’entrepreneurs et d’investisseurs avec les forces politiques et la récupération de ces ‘investissements’ en échange de contrats ou de faveurs. Malheureusement, l’implication du secteur privé dans le secteur public avec les rétributions et bénéfices qui en découlent fait partie de l’essence de notre système politique», regrette Sergio Haddad.
Incertitudes
Que peut-il se passer désormais ? « La seule certitude, c’est qu’il est difficile de faire des pronostics », affirme Beat «Tuto» Wehrle coordinateur de l’ONG Terre des hommes/Allemagne pour l’Amérique latine. Ce Suisse vivant depuis plus de trente ans au Brésil souligne notamment l’incertitude planant autour des procédures judiciaires. Pour l’heure, «on a constaté un échec de la droite à mobiliser la rue, tandis que les mouvements sociaux répliquaient beaucoup plus massivement de peur d’un «coup d’Etat à la paraguayenne», soit de la destitution de la présidente élue au suffrage universel par le pouvoir législatif. »
« Même si Mme Rousseff parvient à survivre à cette offensive politique, tout ne continuera pas comme auparavant : il est assez improbable maintenant que le PT puisse obtenir en 2018 un cinquième mandat présidentiel », relève M. Wehrle, également promoteur de Novo Movimento, une association de solidarité suisse avec le Brésil.
« En octobre 2016, auront lieu les élections municipales et l’opposition de droite tentera de les transformer en plébiscite contre le Parti des travailleurs. »
La voix des mouvements sociaux
Par-delà les calculs électoraux et l’usure des « forces traditionnelles, partis politiques ou grands syndicats », la dynamique politique brésilienne dépendra, à l’avenir, «de la créativité et de la capacité de mobilisation des mouvements populaires, les plus dynamiques du continent, si nous pensons par exemple au Mouvement des travailleurs ruraux sans terre ou aux organisations urbaines, féministes, jeunes, etc.», estime le Suisse.
Bien qu’appuyant le plus souvent le PT dans les urnes, ces mouvements ont toujours maintenu consciemment leur autonomie politique et ne connaissent donc pas l’usure des forces traditionnelles. «Au contraire, ils restent – malgré certaines faiblesses – des acteurs importants de la lutte contre le recul social et contre la menace de perdre les droits sociaux conquis durant ces treize dernières années.»
De plus, de nouveaux acteurs qui peuvent être porteurs d’alternatives ont surgi. Par exemple, des secteurs de la jeunesse qui atteignent de manière systématique des niveaux élevés de mobilisation sociale. Il faut rappeler les manifestations juste avant le championnat du monde de football en 2013. Ou bien, fin 2015, les protestations créatives et innovantes des étudiants du secondaire qui occupèrent plus de 200 écoles à São Paulo et freinèrent la tentative du gouvernement de cet état de fermer des centres scolaires dans le cadre d’un plan de restructuration basé uniquement sur la réduction des coûts.
Deux Brésils en un ? D’une certaine manière, oui : un pays institutionnalisé, marqué par l’usure des forces traditionnelles, et l’autre, celui des mouvements sociaux, qui avec ses revendications propres ne s’arrête pas face à la crise politique.
– Sergio Ferrari, Le Courrier, Suisse
(Traduction Hans Peter Renk,)
João Pedro Stedile: «La population regarde, assise sur un fauteuil»
«Nous affrontons trois crises en une… C’est un moment historique très complexe», estime João Pedro Stedile, l’un des principaux dirigeants du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST), dans un entretien récent publié dans la revue Contrapunto. Le MST, l’un des principaux mouvements sociaux du Brésil, a impulsé la constitution du Front Brésil populaire1, qui réunit septante organisations nationales.
Pour le dirigeant paysan, la paralysie de l’économie depuis deux ans s’est conjuguée avec une crise politique sans précédent, le processus électoral ayant été séquestré par les entreprises qui financent les candidats. Les dix plus grandes entreprises du pays financent environ 70% des parlementaires, explique-t-il.
Cette double difficulté est encore aggravée par une crise sociale, dont la pointe de l’iceberg est apparue lors des protestations de juin 2013, exigeant de meilleurs services publics plutôt que la tenue onéreuse du Mondial de football.
«Comme il s’agit d’une crise profonde, son issue sera sûrement longue et exigera un nouveau bloc d’alliance de classes, qui puisse faire avancer le pays», affirme le charismatique leader paysan.
Pour les mouvements populaires, la priorité consiste d’abord à créer une grande unité de la classe travailleuse (paysans, travailleurs précarisés ou travailleurs syndicalisés) «pour présenter un programme qui nous sorte de la crise». Il existe déjà une plateforme minimum commune de défense de la démocratie : «Nous sommes contre tout coup d’Etat qui voudrait renverser le gouvernement de Dilma.»
Mais il ne s’agit pas seulement de mots et de programmes. «Nos efforts ne s’exprimeront politiquement que si nous descendons dans la rue avec des mobilisations massives. Sur ce point, nous sommes en dessous de ce qui est nécessaire… La population, notre base sociale, nous regarde assise sur un fauteuil et c’est très mauvais.» (Sergio Ferrari).