Par Wu Weiming (*)
Un dialogue planétaire des cultures
Aux formes agressives de l’anthropocentrisme doit succéder un humanisme spirituel fondé sur l’empathie et l’harmonie.
Pourquoi se préoccuper d’écologie ? Parce que, pour le dire simplement, la viabilité de l’espèce humaine n’est plus assurée. L’humanisme spirituel comme nouvelle façon de penser, nouvelle cosmologie et nouvelle éthique ne pourrait-il pas fournir une réponse probante au risque de disparition prématurée qui pèse désormais sur nous ?
L’âge moderne se définissait par la primauté de l’humanisme séculier. Ce dernier est devenu si dominant qu’il a étouffé les discours religieux et idéologiques. En Chine, cela fait presque un siècle que la vie intellectuelle reste forclose dans un périmètre étroitement formé par le scientisme, le matérialisme et le rationalisme. Aujourd’hui encore, elle peine à s’affranchir de l’économisme et du consumérisme, si redoutables pour l’environnement. Un changement de fond est pourtant sur le point de s’opérer.
Nous avons désespérément besoin d’une remise en cause fondamentale des effets négatifs de la modernité, comme par exemple l’anthropocentrisme sous ses formes agressives et possessives. L’humanisme spirituel peut y aider en promouvant « l’unité du ciel et de l’humanité », dans un même respect du besoin de transcendance et des nécessités de la vie terrestre. Il n’est pas d’harmonie possible sans reconnaissance des différences.
L’émergence d’une conscience œcuménique et cosmopolite est un préalable à la formation d’une authentique culture de l’harmonie. Pour les grandes religions confrontées au double défi des dégradations environnementales et de l’incompétence des gouvernants, il est temps de dépasser leurs grammaires religieuses particulières et de cultiver un langage humaniste susceptible d’être entendu et partagé par tous les citoyens de la planète.
Nous choisissons d’être chrétiens, bouddhistes ou musulmans, mais inévitablement nous sommes aussi humains. Pour le dire autrement : nous pouvons choisir d’être humains à la façon chrétienne, bouddhiste ou musulmane, mais nous ne pouvons nous dérober à la nécessité de nouer une relation harmonieuse avec la Terre. En conférant à notre conscience écologique une plus grande profondeur intellectuelle et morale, l’humanisme spirituel peut nous aider à survivre au XXIe siècle, voire à y trouver une nouvelle forme de prospérité.
Faire cause commune
Si nous voulons redéfinir la politique internationale, le moment est venu d’engager un dialogue planétaire au sujet des valeurs communes à toutes les religions et à toutes les cultures. Les valeurs universelles portées par la philosophie occidentale des Lumières — telles que la liberté, la rationalité, l’Etat de droit, les droits humains, la dignité de l’individu gagneraient à faire cause commune avec d’autres valeurs, tout aussi universelles mais inscrites dans des cultures différentes, qu’elles soient passées ou actuelles — telles que la justice, l’équité, la civilité, la responsabilité, la solidarité. L’humanisme spirituel met l’accent sur l’empathie, la compassion, la commisération. Il nous encourage à cet exercice spirituel d’importance vitale qui consiste à étendre notre capacité d’empathie à la vaste parenté qui relie l’humain et le non-humain. L’idéal, comme disait au XIe siècle déjà le penseur confucianiste Zhang Zai, est que « le ciel, la terre et toutes les choses dans le monde forment un seul corps ».
Les énormes progrès réalisés dans le domaine des technologies de l’information et de la communication ont considérablement accru la capacité de l’homme à apprendre, à réapprendre et à désapprendre. L’espace et le temps se sont comprimés en une réalité nouvelle qui nous ouvre un accès immédiat aux archives, aux informations et aux connaissances relatives au ciel là-haut, à la Terre ici-bas et à tout ce qui existe entre les deux. Elle nous offre aussi la possibilité d’élargir le spectre et d’affiner la qualité de notre conscience. « Le ciel, c’est mon père ; la terre, c’est ma mère, est-il dit dans l’Inscription de l’Ouest, le recueil de Zhang Zai. Et moi, être insignifiant, je trouve ma place au milieu d’eux. Ce qui remplit le ciel-terre fait corps avec moi, ce qui régit le ciel-terre participe de la même nature que moi. Tout homme est mon frère, tout être, mon compagnon. »
Cela implique que nous respections la nature comme partie intégrante de notre communion. A soi-même, à la communauté et à la nature s’ajoute cependant une quatrième dimension : le ciel. L’humanisme religieux se définit notamment par la conscience du respect que nous devons au ciel. Le ciel est omniprésent et omniscient, mais pas omnipotent. Nous sommes tenus d’assister au processus de transformation du ciel et de la Terre. Ce faisant, nous pouvons avec eux former une trinité.
Vers une Chine cosmopolite
Au cours des échanges interreligieux et interculturels que j’ai eu l’occasion de mener durant ces quarante dernières années, j’ai pu constater à maintes reprises que les hindous, les bouddhistes, les juifs, les chrétiens et les musulmans pouvaient adopter pleinement le point de vue de l’humanisme religieux sans rien perdre pour autant de leur identité propre. De fait, le groupe des croyants qui revendiquent l’appellation d’humanistes ne cesse de grandir.
L’humanisme spirituel réunit les quatre dimensions primaires de l’expérience humaine — soi-même, la communauté, la Terre (la nature) et le ciel — dans une combinaison qui porte à son point le plus haut l’épanouissement de l’homme : intégration du corps, du cœur, de la conscience, de l’esprit et de l’âme de soi-même ; interactions fructueuses entre soi-même et sa communauté (foyer, quartier, village, ville, province, nation, monde et au-delà) ; relations durables et harmonieuses entre, d’une part, l’espèce humaine et la nature (animaux, plantes, pierres, montagnes, rivières, air), et, d’autre part, entre le cœur de l’homme et le chemin du ciel.
La Chine est à la croisée des chemins. Elle doit poursuivre sur sa propre voie, si exceptionnelle à tous points de vue, sans s’égarer dans l’illusion d’un parcours exclusivement chinois. Elle doit être à la hauteur de son propre idéal culturel pour devenir cosmopolite et humaniste.
(*) L’auteur : Wu Weiming