En Espagne, le changement par les villes ? ».Lundi 21 décembre 2015. Podemos a obtenu 20,6 % des voix lors des élections générales espagnoles du 20 décembre 2015, talonnant de près le Parti socialiste (PSOE). Si la nouvelle assemblée pourrait s’avérer ingouvernable (sans parti majoritaire, ni alliance évidente), un tel score constitue une bonne nouvelle pour le parti anti-austérité, qui enverra 69 députés au Parlement. Non seulement, il fragilise davantage un bipartisme moribond, mais il met en évidence de bons résultats là où la formation dispose d’un ancrage municipal, comme à Madrid et Barcelone. »
Par: Cecilia Valdez,
«Le ciel ne se prend pas par consensus, il se prend d’assaut »,avait lancé M. Pablo Iglesias, qui allait être élu secrétaire général de Podemos, lors du Congrès inaugural de la formation, en octobre 2014. Son projet, ambitieux, visait à ravir d’emblée le pouvoir central pour mieux « renverser la table » (1). Il se pourrait toutefois que, pour l’heure, les succès des anciens « indignés » dans les urnes se cristallisent surtout au niveau local.
Le 24 mai 2015, des coalitions proches de Podemos, agglomérant un arc beaucoup plus large d’organisations ancrées dans la politique communale, remportaient les municipales dans diverses grandes villes bientôt qualifiées de « rebelles » : Santiago, Valence, Cadix, Ferrol, Iruña, Badalone, Saragosse, La Corogne et surtout, les emblématiques Barcelone et Madrid. Pour certains observateurs, un écho aux élections municipales de 1931 qui conduisirent à la proclamation de la Seconde République espagnole.
Sans aller jusque-là, l’arrivée des nouvelles équipes a toutefois marqué une rupture : quelques jours après sa prise de fonction, la nouvelle maire de Barcelone Ada Colau a frappé les esprits en demandant qu’on enlève le buste de Juan Carlos des bureaux de la mairie. L’ancien roi n’avait-il pas abdiqué en juin 2014 ? La jeune femme n’était pas une inconnue : elle s’était fait connaître des Catalans comme porte-parole et fondatrice de la Plate-forme de lutte contre les expulsions (PAH), créée en 2009, alors que l’Espagne sombrait dans une violente crise du secteur immobilier. Son engagement militant l’avait auparavant conduite à œuvrer au sein d’une multitude de mouvements sociaux : associations de voisins, organisation « Okupa » (luttant pour l’occupation de logements vacants) et surtout, diverses structures de lutte contre la « violence immobilière », à commencer par les processus de gentrification. Mme Colau a en particulier piloté le Département logement de l’Observatoire des droits économiques, sociaux et culturels (Desc).
De son côté, la nouvelle maire de Madrid, Mme Manuela Carmena, a exercé comme avocate et milité un temps au sein du Parti communiste (PC) avant de s’en éloigner. Juge émérite du Tribunal suprême d’Espagne, elle a consacré une grande partie de sa vie à la défense des ouvriers et des détenus pendant la dictature franquiste (1936-1977). Elle a cofondé le bureau d’avocats spécialistes des conflits sociaux qui fut visé lors du « massacre d’Atocha », en 1977 : un attentat orchestré par l’extrême droite, qui coûta la vie à cinq personnes. Mais c’est un livre publié en 2014 qui lui procura la notoriété dont elle jouit aujourd’hui au sein de la gauche et la propulsa à la tête des listes Ahora Madrid (2) en 2014 : Porque las cosas pueden ser diferentes (« Pourquoi les choses pourraient être différentes »).
Contrairement à ce qui arrive parfois ailleurs, le changement n’a pas tardé. Dans un pays accablé par la corruption, la nouvelle mairie de Madrid a lancé un processus d’audit de la dette et des politiques publiques en août 2015. Quatre mois plus tard, Barcelone créait un Bureau pour la transparence et les « bonnes pratiques » (Oficina para la Transparencia y las Buenas Prácticas) pour garantir ce qui aurait du être une évidence : que la gestion des fonds publics se fasse dans le respect de la loi. Une « boîte aux lettres éthique » (buzón ético) permet désormais aux fonctionnaires et aux citoyens de dénoncer les corrompus.
Dans le contexte de la crise des réfugiés, Barcelone a décidé de devenir « ville refuge », sollicitant l’aide directe des habitants pour accueillir des migrants. Parmi les milliers de réponses positives, celle d’Ana : « Je peux accueillir une ou deux personnes. Il ne leur manquera ni de quoi manger, ni de quoi se vêtir, ni de quoi se laver, ni d’affection. Je suis handicapée à 46 % et je touche une pension depuis que j’ai 50 ans. J’en ai maintenant 57, mais je peux et je dois apporter mon aide. (3) »
Mmes Colau et Carmena se sont toutes deux engagées à supprimer les vestiges (parfois encore très présents) du passé franquiste dans leurs villes. Barcelone participe par ailleurs à la traque des crimes liés à la dictature : elle poursuit en justice les pilotes italiens qui, aux ordres de Benito Mussolini, ont bombardé la ville en 1939 ; elle cherche à faire condamner l’Etat, pour son rôle de prolongation « légitime » du régime franquiste.
Le budget 2016 de la capitale prévoit une réduction de 23 % des versements aux établissements financiers liés à la dette de façon à relancer les investissements dans d’autres domaines : hausse de 5,7 % des dépenses dans le domaine social, de 22 % des aides destinées à l’insertion et aux urgences sociales, de 2 177 % des sommes allouées à la coopération internationale, de 581 % des dépenses destinées aux quartiers populaires, de 20 % de l’enveloppe destinée aux droits sociaux et à l’emploi… La ville, par exemple, se charge désormais de régler une partie des factures d’électricité des familles les plus pauvres, de façon à éviter les coupures. Madrid a par ailleurs lancé un programme de modernisation de la ville, pour un montant d’environ 10 milliards d’euros sur deux ans, une initiative qui relève l’investissement public municipal à son niveau d’avant la crise.
On pourrait encore évoquer la création d’un Syndicat des vendeurs de rue à Barcelone ; la reconnaissance des droits des travailleurs sexuels, toujours dans la capitale catalane ; le rejet du Grand marché transatlantique (GMT (4))… Mais, au-delà de leurs programmes — souvent similaires —, les « villes rebelles » partagent surtout l’idée que l’échelle municipale autorise une action politique plus efficace, grâce, notamment, à la participation.
« L’action au niveau des mairies constitue la base de tout processus de changement, nous explique la philosophe et activiste catalane Marina Garcés. La ville, c’est l’endroit où se posent de façon concrète toutes les questions liées à la vie en commun. Mais on n’y échappe pas non plus aux grands défis qui se dressent devant l’humanité : l’écologie, l’éducation, les migrations, la nécessaire modification du système productif. » A l’image d’une partie des mouvements sociaux ayant participé aux victoires dans les « villes rebelles », Garcés se méfie a priori de l’Etat et de ses institutions : « Les Etats ont fait la démonstration du fait qu’ils étaient des rouages du système capitaliste mondial et non des sujets souverains sur le plan politique. » MMmes Colau et Carmona se trouveraient donc en position de « minorité, grâce à des alliances très fragiles, au sein du système ». La solution ? « Partager avec leur base les difficultés qu’engendre une telle situation de façon à pouvoir les affronter par le biais de l’implication des gens. »
La proximité des nouvelles équipes municipales avec les mouvements sociaux les éclaire sur les urgences sociales de leurs villes. En retour, elle permet aux structures militantes d’exercer un contrôle plus grand sur les nouvelles administrations. Le 1er décembre 2015, par exemple, les membres de la PAH ont rendu publique une lettre adressée à Mme Colau, qui l’invitait à avoir le courage politique de mettre en œuvre la loi 24/2015 votée en juillet 2015 et entrée en vigueur le mois suivant, visant à « répondre à l’urgence dans le domaine du logement et de la pauvreté énergétique ». Le texte de loi permet d’empêcher des expulsions et prévoit que des résidences vides détenues par des institutions financières puissent être transformées en logements sociaux.
Le lendemain, la maire de Barcelone répondait officiellement en remerciant ses interlocuteurs pour leur « vigilance » et en se félicitant que la PAH « continue à remplir la mission pour laquelle elle a été créée : exiger que des solutions soient trouvées au respect d’un droit aussi élémentaire que le droit au logement ». Elle rappelait toutefois que, depuis son élection, la ville avait alloué 3,5 millions d’euros au logement social, accru l’aide au paiement des loyers, sollicité la cession de 1 400 logements à divers établissements financiers (en application de la loi 24/2015), commencé à exiger le versement d’amendes à diverses entités financières détentrices de logements vides qui refusaient de les louer à des tarifs sociaux, et empêché 372 expulsions…
Conformément à ses promesses de campagne, Mme Colau a annoncé le 2 juillet 2015, qu’elle engagerait la lutte contre le tourisme de masse en suspendant l’octroi de nouvelles licences hôtelières. Si le secteur représente 14 % du produit intérieur brut (PIB) de la ville et emploie 120 000 personnes, la mesure « préventive » vise à freiner la transformation de certains quartiers en parcs à thème : un modèle de développement non viable selon la nouvelle équipe. Sans véritable surprise, la décision a froissé de larges secteurs qui vivent de la manne touristique…
Cette résistance, relayée par l’opposition, n’est pas isolée. Mme Colau a ainsi du renoncer à réduire le salaire des fonctionnaires municipaux les mieux lotis, faute de majorité (5). Elle s’est donc contentée d’une réduction de 27 % de sa propre rémunération et de 15 % de celle des membres de son équipe. Levée de bouclier similaire au sujet des illuminations de Noël : les nouveaux élus souhaitaient réduire les dépenses dans ce domaine. Ils durent reculer.
Ces épisodes soulignent les difficultés auxquelles sont confrontés les nouveaux dirigeants des villes « rebelles ». Outre l’opposition — attendue — des formations politiques d’opposition, ils se trouvent pris dans un engrenage institutionnel qui entrave parfois leur action. Impossible, par exemple, de mettre en place un nouveau tarif destiné aux personnes en difficulté dans les transports publics madrilènes sans l’aval du gouvernement régional, par exemple. Dans d’autres cas, c’est du gouvernement central (conservateur) que doit venir l’improbable feu vert… Et puis, si la méfiance est de mise du côté du secteur privé, c’est parfois aussi le cas du côté des mouvements sociaux, décidés à maintenir la pression sur leurs « amis ». Autant de batailles qui doivent se livrer sous l’œil narquois des médias dominants.
L’espoir soulevé lors de sa création par Podemos ne se concrétisera peut-être pas lors du scrutin du 20 décembre. Mais la bataille que le parti entend mener à l’échelle nationale n’est-elle pas déjà en train d’être livrée dans ces villes ?
(1) Lire « Podemos, “notre stratégie” », Le Monde diplomatique, juillet 2015.
(2) Issue de l’union entre Podemos et Ganemos Madrid, une structure rassemblant différents mouvements sociaux, partis et collectifs militants liés au mouvements du 15-M.
(3) Carles Cols et Cristina Buena, « Ciutatrefugi@bcn.net », 5 septembre 2015, elperiodico.com
(4) Voir notre dossier complet.
(5) Sa formation, Barcelona en Comú, ne dispose que de 11 sièges (sur un total de 41).