Par Olivier Flumian
Dans les médias internationaux le Mexique fait régulièrement la une à l’occasion des méfaits du narcotrafic. Tout le monde se souvient de la « disparition » des 43 étudiants d’Ayotzinapa, il y a un an, qui a entraîné une mobilisation sans précédent de la société mexicaine. Pourtant, ce dont on parle moins c’est le mouvement de révolte qui anime de plus en plus de communautés locales qui chassent les pouvoirs en place et se réapproprient progressivement leur destin. Un nouveau Mexique serait-il en train d’émerger ?
Cheran. Ce nom ne vous dit sûrement rien.
Cheran est une ville du Mexique, dans l’état du Michoacán précisément. C’est aussi une communauté indigène sous le nom de Cheran K’eri. Nous sommes à 300 km environ à l’ouest de Mexico. Ici ce sont les membres des cartels qui font la loi. En l’occurrence, au Michoacan ce sont ceux de l’organisation des « chevaliers templiers ».
La principale ressource de la région est constituée par la forêt. Le crime organisé a ainsi dévasté 20 000 hectares de forêts sur les 27 000 existants. Le procédé est le suivant : d’abord on coupe les arbres pour vendre le bois puis on incendie ce qui reste, ensuite on plante des cultures spéculatives d’avocatiers. L’économie néolibérale rencontre l’économie mafieuse.
Comme dans de nombreuses régions du Mexique, la population est livrée à elle-même et ne peut bien sûr pas compter sur la protection de l’Etat. Alors que depuis 2006, 100 000 personnes ont été tuées ou ont disparu dans la pseudo-lutte menée par l’État fédéral contre les cartels ainsi que dans les affrontements entre ces derniers, de nombreux citoyens mexicains considèrent la lutte officielle proclamée par l’État fédéral comme une tragique farce tant est toujours plus étroite la collusion entre les politiques, les administrations et les cartels.
Les habitants de Cheran ont ainsi vécu dans la terreur jusqu’à ce jour du 15 avril 2011. Depuis cette date les habitants de Cheran ont repris le contrôle de leur ville, de leurs forêts, et de leurs vies. Les femmes ont été à l’initiative de la révolte. Ce jour-là, elles décident d’occuper les carrefours, nombreux dans ces villes à l’urbanisme géométrique, avec des rues rectilignes se coupant en angle droit. Bientôt les issues de la ville sont aussi occupées. Des feux de camps, les « fogatas », sont allumés et la population appelée à se rassembler. C’est ainsi que les habitants reprennent le contrôle physique de leur ville. Les voitures des narcos sont incendiés et ceux-ci chassés manu-militari. Des patrouilles armées sont mises en place pour sécuriser les espaces forestiers et agricoles autour de Cheran. En effet rapidement les habitants prennent les armes pour se défendre en cas d’attaque de la part des trafiquants. La police et les autorités municipales ne tardent pas à prendre la fuite. Dans un second temps au cri de – « Partis enfoirés, Cheran n’est pas un jouet » les citoyens chassent les représentants des partis politiques.
Les « fogatas » deviennent des lieux de démocratie directe, sorte d’agoras permanentes. Chaque fogata envoie un délégué au conseil de quartier -Cheran comprend quatre quartiers-, chaque quartier envoie 3 délégués au conseil de la communauté qui a remplacé l’ancien conseil municipal en fuite. Un conseil communautaire vient d’achever son mandat de trois ans. A la demande des membres des fogatas, le suivant a intégré davantage les femmes et les jeunes.
Les habitants n’ont pas oublié de « s’emparer » de l’information. Une radio et une télévision communautaire ont été ainsi créées.
Si l’autonomie est revendiquée par rapport aux pouvoirs légaux et illégaux, tous aussi violents que corrompus, Cheran ne recherche pas l’isolement. Tout au contraire, la ville de Cheran, ou plutôt la communauté indigène de Cheran K’eri, fait partie d’une coordination comprenant 29 communautés indigènes fonctionnant sur des principes similaires aux siens et présentes à travers tout le pays. Il existe par ailleurs de nombreuses autres communautés en lutte mais fonctionnant sur des principes différents. En effet certaines ont créé des milices d’autodéfense mais sans développer la démocratie directe de façon aussi poussée que ne l’a fait Cheran. Dans ce cas, Cheran les soutient sans pour autant adhérer à leurs coordinations.
Si la principale source d’inspiration est le mouvement zapatiste qui agit au Chiapas depuis 1994, elle n’est pas la seule. Une autre source d’inspiration pour la communauté en lutte est en effet la culture indigène, le mot indigène n’ayant rien de péjoratif ici. On parle beaucoup de retrouver les « uses y costumbres », c’est-à-dire les lois traditionnelles du peuple purepecha(1). La population originaire de Cheran, et aussi d’une grande partie du Michoacán, se désigne sous ce terme.
Dans tous les cas, les protagonistes de ce mouvement populaire sont conscients de l’ampleur de la tâche devant eux. Ils sont conscients que c’est un projet pour toute une vie, et sans doute pour les générations suivantes, dans lequel ils se sont engagés. L’autonomie est quelque chose qui doit se conquérir pas à pas. « Nous ne sommes pas autonomes mais nous avançons dans cette direction » reconnaissent-ils. En effet certains membres de la communauté continuent à percevoir des salaires de l’État. Des émigrés installés aux EU envoient également de l’argent.
Pour l’instant, l’État pas plus que les narcotrafiquants n’ont osé s’attaquer à Cheran. Il n’est sans doute pas facile de s’en prendre impunément à une communauté de 20 000 personnes décidées, solidaires et organisées.
Cheran a réussi jusqu’à présent à conquérir progressivement des marges d’autonomie face au narco‑état. A n’en pas douter, c’est un exemple qui mérite d’être connu, encouragé et soutenu. Et ce, bien au-delà des frontières du Mexique car comme le disait un militant : « Il n’y aura nulle part la paix tant que la justice, la liberté et la dignité ne règneront pas sur toute la planète… »
Un film documentaire réalisé par TV Cheran, intitulé « Caminando hacia la autonomia » est visible sur You tube (sous titres en français). Il est basé sur les témoignages directs d’habitants de Cheran qui racontent leur processus d’émancipation.
(1) Les ethnologues occidentaux ont appelé ce peuple qui se nomme lui-même Purepecha, les Tarasques. En français on parle de la langue et du peuple tarasque. Ce peuple est l’hériter d’une culture séculaire : les Purepecha-Tarasques avaient créé avant la conquête espagnole le deuxième plus grand état de Méso-Amérique après l’empire beaucoup plus connu des Aztèques.