Il y a 70 ans, les deux bombes nucléaires qui s’abattaient sur les villes japonaises d’Hiroshima puis Nagasaki faisaient basculer le monde dans l’ère de la destruction de masse en tuant, en un éclair, plus de 200.000 personnes. Actuellement, neuf États détiennent encore 16.000 armes nucléaires, d’une puissance bien supérieure à celle de Little Boy et de Fatman utilisées les 6 et 9 août 1945. Au regard de leur impact dévastateur sur l’environnement naturel et humain, il est plus que temps de progresser sur le chemin de l’interdiction de telles armes.
La typologie des armes se divise en deux camps: d’une part, les armes classiques, dont l’impact et la portée sont limités; d’autre part, les armes de destruction massive (ADM), ayant vocation à tuer de manière indiscriminée aussi bien militaires, que civils, et plus globalement tout organisme vivant, avec des effets dévastateurs et durables sur l’environnement. Dans cette seconde catégorie, sont regroupés les armements chimiques, biologiques et nucléaires.
En raison de leur action non sélective et de leurs conséquences sur le long terme, la communauté internationale s’est efforcée d’adopter des conventions visant à l’interdiction de la mise au point, la fabrication, le stockage et l’emploi des armes chimiques et biologiques. Paradoxalement, si ces armes sont relativement faciles et peu coûteuses à produire, leur utilisation demeure complexe, car soumise à de nombreux aléas, notamment météorologiques.
Les armes nucléaires, quant à elles, ont des effets amplement plus destructeurs*, comme l’illustre le cas de la République des Îles Marshall. L’impact environnemental, sanitaire et humain des 67 essais réalisés sur ce petit territoire dans les années 1950 et 1960 continuant de perdurer aujourd’hui, ce David du Pacifique a décidé en 2014 de saisir la Cour internationale de Justice (CIJ) pour faire reconnaître la violation, par les Goliath nucléaires, de leurs obligations en matière de désarmement nucléaire.
Étonnamment, tandis que la prolifération des armes nucléaires est combattue juridiquement et diplomatiquement, avec l’appui de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), il n’existe pour l’heure pas de consensus universel visant à promouvoir leur interdiction. Certes, des efforts ont été réalisés sur cette voie. Ainsi, le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) de 1968 est venu restreindre le droit de posséder de tels armements aux cinq États ayant fait exploser un engin nucléaire avant le 1er janvier 1967 (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine). En contrepartie, ceux-ci se sont engagés à négocier de bonne foi afin de parvenir à un désarmement nucléaire général et complet. Par ailleurs, comme l’a reconnu la CIJ dans un avis consultatif de 1996, « la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire », notamment parce qu’elles frappent sans discrimination et causent des dommages inutiles.
C’est certainement pour se prémunir d’éventuelles condamnations que la France a pris soin d’accompagner sa ratification du Statut de la Cour pénale internationale (CPI) de 1998 d’une déclaration interprétative -à la validité discutable- selon laquelle les dispositions sur les crimes de guerre concerneraient exclusivement les armements classiques et ne sauraient interdire l’emploi de l’arme nucléaire. Elle est d’ailleurs le seul pays du « club nucléaire », avec la Grande-Bretagne, à avoir ratifié ce traité. Signe, toutefois, que son approche est loin d’être consensuelle, son interprétation est restée isolée, tandis que d’autres pays (Égypte, Nouvelle-Zélande, Suède) ont, au contraire, signifié lors de leur signature ou ratification du Statut de la CPI que les dispositions concernant les crimes de guerre s’appliquent quels que soient les moyens et les types d’armes utilisés, y compris aux armes nucléaires. En mai 2015, la Conférence d’examen du TNP a mis en évidence cette opposition catégorique entre la minorité des États nucléaires et la majorité des États non nucléaires.
En dépit de cette opposition, de nos jours, la demande visant à prohiber les armes nucléaires se fait toujours plus prégnante. Nombreuses sont les résolutions, notamment du Comité international de la Croix-Rouge, de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Assemblée générale de l’ONU, qui soulignent que les armes nucléaires représentent une réelle menace pour l’existence même de l’humanité et, par conséquent, que l’unique voie à suivre est celle de leur interdiction juridique.
Depuis 2010, l’impératif humanitaire ayant prévalu dans les différents forums internationaux a consisté à mettre en avant les dangers engendrés par une détonation, que celle-ci soit volontaire, accidentelle ou malveillante. Cette approche a permis de faire émerger la conscience des États quant à l’urgence de combler le vide juridique entourant ces armes, lesquelles, comme l’a souligné la CIJ en 1996, ne sont ni autorisées ni interdites complètement et universellement par le droit international. Ainsi, à la suite de la 3e Conférence intergouvernementale sur l’impact humanitaire des armes nucléaires, qui s’est tenue à Vienne (Autriche) en 2014, un « Engagement humanitaire », invitant les parties au TNP à prendre des mesures effectives pour interdire puis éliminer les armes nucléaires, a été rallié par un nombre croissant de signataires s’élevant actuellement à 113 États.
Promouvoir la prohibition des armements nucléaires n’est pas une tâche aisée face à la détermination des puissances nucléaires et des États sous le parapluie de l’OTAN à défendre l’utilité dissuasive de ces armes pour garantir leur sécurité. Il s’agit cependant d’une priorité pour de nombreux États et organisations de la société civile pour lesquels un accord multilatéral d’interdiction s’avère indispensable. L’objectif est de créer le socle juridique qui ouvrira la porte à la seconde étape, celle de la suppression totale des armes nucléaires. Impossible, en effet, de mettre en œuvre un processus d’élimination, que l’on peut présager long et complexe, si la possession d’un arsenal atomique n’est pas préalablement proscrite.
70 ans après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, le monde ne saurait demeurer dans ce no man’s land juridique, entre menace d’une destruction massive et équilibre de la terreur. Accepter le statu quo actuel revient à admettre le scénario d’un retour en arrière et, ainsi, qu’un bombardement atomique puisse à nouveau se produire.
Note:
* Voir Jean-Marie COLLIN, « Risque nucléaire militaire ou désarmement nucléaire? », Revue Défense Nationale, n°782, été 2015, pp. 207-209.