Récemment, un grand nombre d’économistes et de personnages « influents » ont alerté les créanciers de la Grèce sur l’inanité de leurs calculs concernant la résolution de la crise : Joseph Stiglitz, Paul Krugman, Thomas Piketty, les experts du FMI, son ancien directeur (pour son grand retour), son actuelle directrice, mais aussi Michel Rocard ou Dominique de Villepin pour ne citer qu’eux… Autant dire un aréopage que l’on ne peut guère soupçonner de sympathies bolchéviques.
Voilà qui, pensait-on, ne pourrait manquer d’attirer l’attention des Échos, qui se présente lui-même comme « le quotidien de l’économie ». Mais c’était sans compter sur les capacités d’adaptation des éditorialistes et chroniqueurs du journal, qui ont préféré, avec le référendum grec, abandonner le terrain de l’analyse économique pour adopter une posture de défenseur de la morale et de l’éthique. Une dette se rembourse, un budget s’équilibre. Les Grecs sont coupables. L’ordre doit régner. Point.
Nicolas Barré, directeur de la rédaction, ne fait pas de détail le lundi 6 juillet (page 8) :
« Le malheur est que cette histoire s’écrit dans la rue, dans les tensions, dans le chantage et souvent dans la détestation des autres, comme l’a montré la campagne électorale en Grèce, avec Angela Merkel et Wolfgang Schaüble faisant figure de boucs-émissaires odieux ».
Pas un mot, en revanche, sur le traitement équilibré auquel ont eu droit Alexis Tsipras ou Yanis Varoufakis, et ce bien avant la campagne pour le « oui » qui a beaucoup mobilisé au sein des dirigeants européens et de la majorité de la presse du continent. Pas un mot non plus sur le fait que la fermeture des banques et la facilitation d’une panique bancaire pourraient aussi être assimilées à du chantage… On se situe donc sur le terrain moral, mais de toute évidence la morale est à géométrie variable.
Et de poursuivre :
« (…) En répondant massivement non à la question biaisée qui leur avait été posée par un gouvernement manipulateur, les Grecs ont ostensiblement tourné le dos à ce que leur proposait l’Europe : de nouvelles aides contre des réformes ».
Si proposer à un peuple de se prononcer sur les « propositions » concrètes qui lui sont faites est une « manipulation », on ne sait que penser de la pratique qui consiste à présenter des prêts (avec intérêts) comme des (généreuses) « aides » et des reculs sociaux comme des (simples) « réformes »…
Et Nicolas Barré d’avoir ensuite recours à une subtile métaphore :
« Ce cirque n’est plus tenable ».
Ou comment traiter, à mots à peine couverts, Alexis Tsipras (et les Grecs qui lui font confiance ?) de clown(s). Voilà qui est profond.
Mêmes « arguments », ou presque, pour Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction, le lendemain (page 8) :
« (…) D’un coté, une partie de l’opinion baigne dans l’euphorie, ravie que les Grecs aient envoyé promener les technocrates européens, Angela Merkel et tous les autres dirigeants. Aux yeux de ce camp, un compromis sera facile à trouver ».
S’il n’est guère évident de comprendre qui compose le « camp » dont parle Dominique Seux, il est encore moins aisé de trouver une quelconque expression, venant des différents courants partisans du « non », de la « facilité » à trouver un compromis. Ou comment, par un terme ici dépréciatif (« euphorie ») et par une accusation indémontrable (la « facilité »), jeter le discrédit sans s’encombrer d’arguments.
Et de poursuivre :
« Pour peu, bien sûr, que les dirigeants européens reconnaissent leurs prétendues grossières erreurs et acceptent d’effacer une partie de la dette hellène ».
« Prétendues grossières erreurs » ? Voilà de nouveau une expression lourde de sens, qui mériterait de plus amples développements. Piketty, Krugman, Stiglitz, le FMI, DSK, Rocard… raconteraient-ils n’importe quoi ? Peut-être. Mais la moindre des choses, quand on se prétend journaliste économique, est de le démontrer.
Et ce n’est pas fini :
« (…) La légitimité des choix effectués ces dernières années par les autres peuples européens est tout aussi forte. Dire aux Irlandais, aux Portugais ou aux Espagnols qu’ils ont fait des efforts dont ils auraient pu se passer serait immoral et contre-productif. (…) Dix millions de Grecs humiliés, entend-on ? Ils ne peuvent pas non plus humilier 327 millions d’Européens ».
Ou comment, de nouveau, glisser sur le terrain moral en faisant abstraction de tout considérant économique. Le sentiment d’humiliation chez les Grecs vient avant tout des politiques économiques qui leur ont été imposées, et de leurs désastreuses conséquences. Dresser un parallèle entre cette « humiliation » (réelle) et celle (supposée) de 327 millions d’Européens sous-entend que les Grecs auraient les moyens d’imposer des contre-réformes du même type aux autres pays d’Europe. Le positionnement moral ne fait pas toujours bon ménage avec la réalité des rapports de forces politiques et économiques…
Toujours le 7 juillet, Anne Bauer, correspondante à Bruxelles, enfonce le clou (page 5) :
« Le choix du Grexit pourrait être une très chère leçon. Évidemment, il n’y a pas lieu de faire une exception pour la Grèce,le plus mauvais élève de la zone euro, celui qui triche et ne réforme pas suffisamment ».
« Mauvais élève » et « tricheur ». Voilà qui ne manque pas de faire écho aux subtiles déclarations de Christine Lagarde qui demandait aux dirigeants grecs de se comporter en « adultes ». Une infantilisation d’autant plus choquante si l’on s’intéresse à ce que ces termes induisent : « Le plus mauvais élève de la zone euro qui ne réforme pas suffisamment » est en effet un qualificatif assez osé pour vilipender le pays qui a pratiqué les restructurations et les réductions des dépenses publiques les plus brutales des pays de la zone euro. À un point tel, comme l’a relevé Guillaume Duval sur le site d’Alternatives économiques, que la Grèce est, du strict point de vue des exigences de la Commission européenne, le pays le plus « vertueux » d’Europe. Mais aux Échos, on ne s’encombre pas avec l’économie.
De plus, qui est cette Grèce « qui triche et ne réforme pas suffisamment » ? De qui parle-t-on ? De Tsipras ? De Syriza ? Du peuple grec ? Ou bien peut-être pourrait-il s’agir de Nouvelle Démocratie ou du Pasok, qui ont occupé alternativement le pouvoir pendant toute la période de flambée de la dette ? Voilà une idée, loin des anathèmes, qui serait intéressante à développer dans Les Échos, dans la mesure où ces gouvernements pro-austérité ont été vantés par les dirigeants européens et par leurs relais médiatiques en raison de leur stricte obéissance aux injonctions de la Troïka… Mais ce sera sans doute – ou pas – pour une prochaine fois : aux Échos, l’heure n’est pas aux analyses mais aux leçons de morale, et il serait gênant que les premières viennent contredire les secondes.
Et c’est tout ? Oui. Quasiment. À l’unisson de la presse généraliste et refusant d’étudier sérieusement certains arguments factuels, les éditorialistes et chroniqueurs des Échos désertent ce qui semblait quand même être l’objet du journal, fusse-t-il orienté – là n’est pas le sujet : l’analyse économique. Désertion confirmée par les propos de l’expert du jour (« L’invité des Échos », en dernière page de l’édition du mardi 7 juillet), Dominique Moïsi, qui, après avoir confirmé son adhésion à la ligne éditoriale du journal en qualifiant le gouvernement grec « (d’)incompétent techniquement » (sans s’embarrasser lui non plus de la moindre explication), nous propose une analyse tout en finesse :
« L’Europe se trouve aujourd’hui face à trois menaces : le djihadisme, le poutinisme et le populisme. D’un côté de la Méditerranée, il y a Dieu dans ce qu’il a de plus intolérant, de plus dur, et de notre coté, un retour au marxisme qui ne se cache plus du tout ».
On tremble de peur… Ou de rire ?
Et d’asséner pour conclure :
« Les idéologies sont de retour dans ce qu’elles ont de plus classique ».
Si même Les Échos le disent !
par:Florent Michaux et Julien Salingue