Dans ce grand entretien réalisé par le site de la revue ContreTemps que reprend ici Mémoire des luttes, Franck Gaudichaud expose son point de vue sur les processus de transformation latino-américains qui se déploient dans la région depuis quinze ans. Le spécialiste de l’Amérique latine et de ses mouvements populaires analyse les contradictions qui travaillent ces processus et développe son point de vue sur leurs perspectives.
Cet entretien est une contribution à un ouvrage collectif (à paraître courant 2015) sur le thème : « Movimientos sociales y poder popular en Chile. Retrospectivas y proyecciones políticas de la izquierda latinoaméricana », travail réalisé par le Groupe d’études sociales et politiques – Chili (GESP) de l’Université de Santiago (USACH) et les Éditions Tiempo Robado Editoras (Santiago du Chili).
Voir le sommaire de la revue ContreTemps n° 25 à la suite de l’entretien.
Le scénario politique latino-américain actuel et la (ré)émergence des gauches
Bryan Seguel (BS) : De nombreux commentateurs signalent que l’Amérique latine se constituerait aujourd’hui, à nouveau, comme un espace propice à l’émergence de projets politiques de gauche. Quels éléments géopolitiques, à ton avis, poussent-ils à cette conjoncture favorable à la mobilisation des gauches en Amérique latine ? Je me réfère ici à des éléments de la politique internationale, au rôle des États-Unis et à leur politique envers l’Amérique latine, ou à des événements tels que la mise en œuvre et la contestation sociale du néolibéralisme dans la région ou aux virages stratégiques au sein des gauches.
Franck Gaudichaud (FG) : On peut examiner ici divers plans. Sur un plan continental, nous pouvons signaler qu’effectivement la perspective géopolitique est centrale pour comprendre une partie de la conjoncture actuelle. Depuis quelque temps, on parle d’une possible « nouvelle autonomie » ou souveraineté de l’Amérique latine face aux « géants » du Nord, à l’impérialisme du centre et des États-Unis en particulier. Le scénario régional est évidemment fondamental pour analyser l’impulsion ou le « tournant » progressiste – institutionnel et électoral – de plusieurs pays, successivement, en moins de quinze ans. Plus de dix pays, notamment en Amérique du Sud, ont connu l’élection (et souvent la réélection) de présidents qui se reconnaissent comme de gauche ou de centre-gauche. Et des gouvernements de nouveau type, d’allure « progressiste » ou d’orientation national-populaire, plus ou moins radicaux, plus ou moins réformistes, sont apparus. On ne saurait pour autant affirmer que l’influence de Washington a disparu de la région ou que l’impérialisme (plutôt les impérialismes) soit devenu désuet en Amérique latine… Il s’agit d’un phénomène de domination continentale essentiel, mais combiné à de nouveaux processus et de multiples acteurs qu’il faut intégrer dans notre analyse : de la relation des gouvernements latino-américains avec les « pouvoirs de fait » (poderes facticos) toujours plus impressionnants des multinationales, à l’action des ONG ou celle des médias dominants, en passant par le nouveau rôle de la Chine et du Brésil. Néanmoins, nous pouvons certainement constater l’existence d’une nouvelle – quoique très relative – autonomie de la région et de marges de manœuvre plus grandes pour les États et leurs politiques publiques progressistes. J’insiste sur l’aspect relatif, mais aussi sur la nouveauté de la conjoncture, qui se traduit par exemple par un cours intégrateur régional créatif et bolivarien. C’est le cas de l’ALBA [1], impulsée par le président Chávez, sans doute la plus grande nouveauté de la période 2006-2010 car proposant un échange commercial solidaire, mais malheureusement à ce jour toujours dans une phase de développement limité en termes économiques et géopolitiques (au-delà de l’axe Cuba-Venezuela et des collaborations avec des pays de la Caraïbe, la Bolivie ou le Nicaragua). Mais je pense aussi à des espaces diplomatiques et de coordination internationale, comme la CELAC [2] et l’UNASUR [3], qui permettent de forger des consensus, de maintenir l’Amérique latine comme une zone de paix (relative), de dépasser des conflits interétatiques ou d’aider à traiter des problématiques internes sans les États-Unis, un fait capital après des décennies d’hégémonie de l’OEA. Ainsi, Cuba a été réintégré à la communauté latino-américaine, avant même que le président Obama ne décide – tout récemment – de rétablir des relations bilatérales avec l’île (sans pour autant mettre fin au blocus) et La Havane a même assumé la présidenceprotempore de UNASUR, un fait hautement improbable dix ans auparavant. Cela représente une avancée importante d’autonomie, de souveraineté politique régionale, de résurgence des idées de Símon Bolívar et de José Marti. Il s’agit sans doute d’un progrès partiel, avec pas mal de contradictions : ce n’est pas par hasard si les mouvements sociaux réclament une « diplomatie des peuples » en opposition à une intégration interétatique et une « paix » largement au service du capital, de projets néo-développementistes ou du modèle primo-exportateur extractiviste, comme c’est le cas de l’IIRSA (projet d’Intégration de l’infrastructure régionale sud-américaine), perspective défendue aujourd’hui par l’ensemble des membres de UNASUR et du MERCOSUR, qu’il s’agisse de gouvernements progressistes ou de droite.
BS : En ce sens, si on analyse le thème spécifique de la CELAC, il est intéressant de noter que la présidence de cet organisme a été, en première instance, assumée par le Chili, sous un gouvernement néolibéral dirigé par Sebastián Piñera, et dans un deuxième temps par Cuba. Comment lis-tu cette tension entre ces droites néolibérales qui se prononçaient initialement en faveur de l’ALCA [Zone de libre-échange des Amériques ou ZLÉA (en espagnol et portugais : ALCA] et qui – parce qu’elles ne pouvaient se laisser marginaliser – ont du opérer un net virage dans leur politique régionale vers ces nouvelles organisations, ce qui, au moins pour des gouvernements néolibéraux comme ceux du Chili et de la Colombie, apparaît comme assez complexe ?
FG : Cela montre certainement un nouveau rapport de forces géopolitique faisant que les gouvernements les plus ouvertement pro-impérialistes ne peuvent rester en marge d’espaces comme l’UNASUR ou la CELAC et finissent par accepter la réintégration de Cuba au concert latino-américain (j’insiste, avant même que les États-Unis et Obama ne s’y décident publiquement plus récemment). Mais en même temps, ces droites défendent leur propre agenda stratégique pro-États-Unis et pro-néolibéral, incarné aujourd’hui par l’« Alliance du Pacifique » [4] et complété par la multiplication de nombreux traités de libre commerce (TLC). Le Chili est le pays ayant conclu le plus grand nombre de TLC dans le monde et il reste accroché à son alliance stratégique et commerciale avec les pouvoirs centraux du système-monde capitaliste, avec l’Union européenne, avec les États-Unis et, en premier lieu, avec la Chine, aujourd’hui son premier partenaire commercial. Ce rapprochement est aussi la preuve d’un grand pragmatisme des pouvoirs en place de part et d’autre (Cuba y compris), au-delà des orientations idéologiques affichées.
Cependant, paradoxalement, le panorama régional manque aussi d’homogénéité, vu que chaque bourgeoisie locale (au moins là où elle a connu un certain développement) a ses intérêts propres et les classes dominantes des orientations nationales différentes, parfois contradictoires, avec leurs voisines. Certains pays, à partir d’une vision clairement bolivarienne, comme le Venezuela, ont cherché à mettre en place une « pétro-diplomatie » active et plus solidaire avec la création de Petrocaribe, de l’ALBA, de l’intéressante initiative – mais là encore une initiative paralysée pour le moment – de la Banque du Sud (pour ne plus dépendre de la Banque mondiale), etc. Dans le cas du Brésil, nous voyons s’affirmer une puissance qui n’est plus seulement « émergente », mais qui a « émergé », de nature sous-impérialiste ou impérialiste régionale périphérique. De larges fractions de la bourgeoisie brésilienne et le gouvernement défendent activement le MERCOSUR comme une intégration, non-alternative, pro-libérale mais aussi « multilatine », car ils s’opposent sur certains aspects aux États-Unis, tout en collaborant avec eux sur d’autres. Raison pour laquelle le scénario se révèle un peu plus complexe qu’une vision binaire opposant « progressistes » versus néolibéraux : certains auteurs décrivent une ère nouvelle marquée par la multipolarité et une époque de « transition hégémonique » qui conduirait au déclin inéluctable des États-Unis sur le continent et dans le monde. Je crois qu’il faut être très prudent, car nous sommes en réalité assez éloignés de ce scénario, alors que dominent les parts d’ombre et que s’affichent quelques tendances à la constitution d’une « guerre froide 2.0 », en Ukraine notamment. Il ne faut pas se tromper : la décision d’Obama de « normaliser » ces relations bilatérales avec Cuba se fait depuis une position de force des États-Unis. Cela marque davantage l’hégémonie de Washington qui y voit l’ouverture d’un nouveau marché et le possible tournant à « la chinoise » (marché + parti-État) du castrisme, alors que l’île connait une situation économique très dégradée, même s‘il faut saluer plus de cinquante ans de résistance inflexible des cubains, résistance payée au prix fort. En ce qui concerne les négociations de paix en cours à La Havane entre le gouvernement colombien de Santos et les principales forces de la guérilla (FARC), cela représente un enjeu majeur pour la région et le peuple de Colombie, mais là aussi pour le grand voisin du Nord, dont la politique – très couteuse – du « tout militaire » (plan Colombie) est un échec patent ; et alors que les démocrates et surtout de nombreuses entreprises étatsuniennes poussent à une sortie de conflit négociée pour avoir enfin accès aux immenses territoires et ressources naturelles jusque-là en zone de conflit ou contrôlées par la guérilla et le narcotrafic. La clef est ainsi de savoir s’il s’agira d’une paix avec justice sociale et démocratique (comme l’exigent les mouvements sociaux) ou d’une paix « armée » sous contrôle des néolibéraux, du narcotrafic et des multinationales…
Il y a donc un déclin partiel de la présence impériale « traditionnelle » des États-Unis dans la politique en Amérique latine, mais c’est déclin tout relatif. Par exemple pas vraiment au niveau militaire : « l’oncle Sam » a multiplié les bases militaires dans la région, en ouvrant de nouvelles bases en Colombie durant la dernière période. Cela leur permet d’exercer une pression très grande sur les « maillons faibles » de la chaîne des États du continent. Je pense au Honduras et au Paraguay, où les États-Unis se sont impliqués, de manière directe ou indirecte, pour appuyer des coups d’État qualifiés d’« institutionnels »… Pensons aussi et surtout au coup d’État d’avril 2002 au Venezuela et au soutien ouvert de Washington (et en sous-main de la CIA) à l’opposition et à plusieurs formes de déstabilisations « civiles » du chavisme depuis 2013/début 2014 (les « guarimbas » ont fait plus de 43 morts), voire directement de tentatives de putsch contre le processus bolivarien, considéré comme adversaire numéro un dans la région, malgré les nombreux échanges pétroliers et économiques entre les deux nations. Mais la présence des États-Unis n’est pas seulement hégémonique sur le plan militaire, elle est aussi active sur le plan culturel via leurs médias de communication globalisés, la diffusion de normes de consommation (et d’endettement), d’alimentation, grâce aux industries musicales et cinématographiques, etc. Ce dénommé « soft power » est également présent grâce à des ONG qui disent favoriser la démocratie – NED, USAID [5] –, mais cherchent en réalité à déstabiliser des gouvernements jugés hostiles, comme ceux de la Bolivie, de l’Equateur ou du Venezuela. Sur le plan économique, les réseaux des capitaux transnationaux et des multinationales nord-américaines ou européennes sont très actifs, ils captent toujours davantage de ressources naturelles, de terres et de main-d’œuvre. Par exemple, Wal-Mart est présent dans toute la région ; les maquiladoras sont implantées dans plusieurs pays comme le Mexique et l’Amérique centrale ou encore CNN informe tous les jours des millions de citoyen-ne-s latino-américain-ne-s.
BS : J’aimerais que tu abordes deux thèmes spécifiques : tout d’abord, les caractéristiques du néolibéralisme et la manière dont s’est générée sa contestation par les mouvements sociaux en Amérique latine, et ensuite, la relation entre ces luttes et les gauches. Je dis cela parce que, ultérieurement, j’aimerais examiner les différences entre les différentes gauches, comme le rôle du Parti des Travailleurs dans le gouvernement brésilien ou celui du Frente Amplio dans le gouvernement uruguayen. Au fond, je voudrais savoir si, à ton avis, il existe une relation entre le néolibéralisme implanté dans les pays de la région, la manière dont il a été contesté et les orientations des actuels gouvernements progressistes.
FG : Je voudrais auparavant insister en ce qui concerne le plan géopolitique de cet immense « espace sociopolitique » de 600 millions d’habitants que représente le continent latino-américain, sur la grande diversité des conditions géophysiques, géoéconomiques, démographiques et historiques en présence (par exemple entre les petits pays de l’Amérique centrale et certains géants de l’Amérique du Sud). De fait, depuis les débuts du siècle passé, Washington a toujours considéré la mer des Caraïbes comme une « mer fermée », appartenant « naturellement » aux États-Unis, y incluant le Mexique et l’Amérique centrale comme zone d’influence directe et divisant ainsi l’Amérique en deux, laissant de l’autre côté l’Amérique du Sud considérée comme un danger potentiel, mais distant, si elle réussissait à s’unir. Cette vision traditionnelle est très ancrée au sein de l’élite politique « yankee ». Dernièrement, les déclarations de John Kerry sur la nécessité de contrôler à nouveau « l’arrière-cour » (sic), les documents du Département de la défense sur l’indispensable orientation militaire vers la région Asie-Pacifique sans perdre l’hégémonie en Amérique latine, ou encore le projet de construire le continent américain comme la première puissance énergétique du XXIe siècle, le démontrent (voir entre autres les fameux documents de Santa Fe [6]). Cette division en deux du continent représente aussi un frein potentiel à toute perspective d’intégration bolivarienne. Bien évidemment, un pays comme le Honduras, s’il reste isolé, n’a pas la même capacité de résistance géopolitique ou de construction de sa souveraineté nationale qu’un pays comme le Brésil…
La grande défaite stratégique qu’ont connu les États-Unis dans la « Grande Patrie » depuis le début du siècle est sans aucun doute l’échec de l’ALCA en 2005, lors du sommet de Mar del Plata… C’est un revers pour Bush et Clinton aux conséquences profondes, car il a jeté à bas le principal plan néolibéral étatsunien sur le continent pour les prochaines décennies. Raison pour laquelle se multiplient désormais d’autres tentatives aussi nocives que les TLC, la consolidation du TLCAN [7] avec le Mexique et le Canada, la volonté d’intégrer l’Alliance du Pacifique, etc. ! Et la leçon de tout cela, c’est que l’échec de l’ALCA fut le produit d’une double dynamique : la résistance coordonnée des peuples et des mouvements sociaux articulée à la capacité d’opposition claire et commune de quelques gouvernements. C’est à méditer en Europe, alors que les combats contre le traité transatlantique ont du mal à se généraliser et que Syriza est face à une immense pression en Grèce. Cette grande défaite vient donc d’en bas, avec l’intense campagne continentale des mouvements sociaux pour le « Non à l’ALCA » et fut aussi possible grâce à la décision politique de présidents comme Hugo Chávez en particulier et le brésilien Lula, ce dernier voyant d’un mauvais œil cette ingérence de Washington dans sa zone d’influence privilégiée.
Ainsi, comprendre « le tournant à gauche » (une expression très trompeuse en réalité), c’est comprendre l’activation – inégale et combinée selon les pays – de grandes luttes sociales et populaires durant ces quinze dernières années, ce que les sociologues définissent parfois comme une « émergence plébéienne ». Un phénomène aux couleurs diverses, mais qui fait irruption sur la scène politique en réussissant à fissurer le Consensus de Washington dans quelques pays et, en même temps, à mettre en échec l’hégémonie politique, économique et subjective du néolibéralisme. Ces radicalités critiques et la crise de légitimité de plusieurs partis traditionnels expliquent cette réorientation progressiste sur le plan institutionnel-électoral. Globalement, les rapports de force politiques ne peuvent être affectés de manière prolongée que grâce aux luttes entre les classes sociales. Cette évidence de toute théorie politique critique a été, une fois de plus, démontrée en Amérique latine depuis le milieu des années 1990. De fait, là où il y a eu l’irruption la plus significative des mouvements sociaux, des travailleurs, des indigènes et des couches populaires, la scène politique a connu les changements les plus profonds au niveau institutionnel et une meilleure capacité des gouvernements « progressistes » à proposer un autre chemin que nous pourrions appeler, pour le moment et de manière transitoire, « post-néolibéral ». Mais cette impulsion d’en bas ne fut suffisante dans aucun pays – jusqu’à maintenant – pour trouver des chemins post-capitalistes et, en cela, pèse énormément la faiblesse de l’organisation des travailleurs et de leur projection politique indépendante pour « révolutionner » le rapport capital-travail.
BS : À quels cas penses-tu ?
FG : Je pense au cas de la Bolivie, où se sont déroulées d’immenses mobilisations, des conflits de classes, de grandes mobilisations populaires, particulièrement le mouvement paysan indigène, et avec l’appui, quoique restreint, de la COB (Centrale ouvrière bolivienne). Comme l’écrivit le journaliste anglo-saxon Benjamin Dangl, en Bolivie, le mouvement social était si explosif qu’il « dansait avec la dynamite », au sens figuré comme métaphorique. Seul ce niveau de mobilisation intense permit, à la longue, l’élection d’Evo Morales. La « guerre » de l’eau et du gaz, les affrontements avec les militaires, la destitution de plusieurs gouvernements corrompus et néolibéraux, tout ce cocktail a permis l’émergence d’un nouvel instrument politique : le MAS (Movimiento Al Socialismo), également considéré comme « instrument de souveraineté des peuples ». Depuis une autre réalité, en Equateur, l’irruption indigène durant les années 1990 et de la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE) – y compris avec quelques chemins équivoques de son bras politique, le mouvement Pachakutik, qui a participé quelque temps au gouvernement Gutiérrez – a modifié substantiellement la scène politique. Ces changements ont ouvert la voie à l’élection d’un outsider, Rafael Correa, ex-ministre sans parti, chrétien et économiste hétérodoxe. Je pense enfin à l’expérience vénézuélienne – peut-être mieux connue – surgie en partie « d’en haut » et grâce à la figure charismatique de Hugo Chávez, mais aussi des émeutes urbaines durement réprimées de 1989 (le fameux Caracazo). Et à partir de là et avec des victoires électorales successives (plus de 19 !), le processus bolivarien a effectivement « créé Chávez » et renforcé progressivement la société civile et le « bas peuple », dans un pays à faible tradition de mobilisation ouvrière et sociale de masse, autour d’un projet national interclassiste.
Il est intéressant de constater que ces trois processus nationaux-populaires ne se basent pas sur la gauche réformiste traditionnelle, ni sur la gauche révolutionnaire historique, forces absentes ou marginales. Le système politique dominant semble s’effondrer ; il y a irruption ou recomposition par en bas, qui ne se fait pas selon le livre classique de la gauche marxiste révolutionnaire, ni en suivant ses partis. En termes de « sujets sociaux du changement », ce n’est plus la classe ouvrière industrielle ou minière qui est au centre, mais davantage une subalternité multiple et populaire alimentée par les mouvements indigènes, les mouvements populaires urbains, les travailleurs au chômage, etc. Ceux/celles-là même que le théologien de la libération brésilien Frei Betto nomme le « pauvrétariat », bien qu’y soient aussi présents le mouvement syndical et les travailleurs (comme la COB bolivienne) ou des organisations plus traditionnelles comme celle des professeurs. Après que le néolibéralisme eut attaqué, détruit, flexibilisé le mouvement ouvrier traditionnel, qu’il eut désindustrialisé partiellement les pays, d’autres espaces sociaux ont réussi à recomposer la conflictualité – qui est aussi lutte de classes – et ont permis de lézarder le consensus hégémonique des classes dominantes. Il y a évidemment des parallèles à faire avec les populismes des années 1930-1950 comme le varguisme au Brésil ou le cardénisme au Mexique, mais dans un contexte mondial et selon des dynamiques sensiblement différentes.
Dans d’autres pays, il s’est produit un scénario plus classique et institutionnalisé, avec ses avancées démocratiques et aussi ses reculs. Je pense au Brésil, où un parti initialement très ancré dans le mouvement ouvrier classiste, le Parti des travailleurs (PT), qui a mené une lutte acharnée contre la dictature, s’est peu à peu institutionnalisé en participant à des pouvoirs exécutifs locaux ou à l’échelle des États fédéraux et progressivement dirigé vers le centre, abandonnant sa revendication anticapitaliste initiale (celle de la campagne présidentielle de 1989). Avec la distance, nous pouvons dire que lorsque Lula réussit à gagner l’élection présidentielle en 2002, le PT avait déjà perdu son âme révolutionnaire originelle. Installé au gouvernement, il termine ce processus d’intégration : le parti revendique le centre-gauche, il gère le système avec des réformes stabilisatrices, octroyant de nouveaux bénéfices et champs de jeu au capital national et étranger, tout en répondant à l’urgence sociale – là réside la force du « lulisme » –, grâce à un système de subventions, de bons et programmes sociaux (comme « Faim zéro ») qui a sorti de la pauvreté extrême plus de 30 millions de personnes. Une dynamique qu’un économiste français (Rémy Herrera) a qualifié de « néolibéralisme parfait », parce qu’elle combine des politiques favorables au capital local et global, mais en créant une très solide base (ou clientèle) électorale dans les rangs mêmes des principales victimes du capitalisme. Pour ma part, j’ai suggéré qu’on assistait à la constitution d’un « social-libéralisme sui generis ». Soulignons que l’hégémonie du PT a été finalement contestée par les récentes mobilisations urbaines de juin 2013 contre l’augmentation des tarifs du transport public et contre le honteux gaspillage représenté par la Coupe du monde de football. Ces mobilisations représentent fondamentalement la première rupture massive et organisée entre le « pétisme » et les Brésilien-ne-s, ouvrant ainsi un nouveau panorama politique qui, bien que n’ayant pas empêché la récente réélection de Dilma Roussef, s’est traduit de manière contradictoire sur le plan électoral par un fort taux d’abstention, la croissance notable du PSOL (Parti Socialisme et Liberté) et l’important score de la candidate écologiste/néolibérale Marina Silva (qui a presque vaincu Dilma).
BS : En comprenant le scénario hétérogène des gauches latino-américaines selon la manière dont elles surgissent ou selon comment elles sont oxygénées par les mobilisations sociales, l’historien et politologue cubain Roberto Regalado signale que, dans ce contexte, la distinction classique – faite par les marxistes – entre « réformes ou révolution » – serait épuisée. Penses-tu que cette considération est adéquate ?
FG : Tout dépend de quelles « gauches » nous parlons. Je note tout d’abord que Roberto Regalado étudie essentiellement le camp progressiste gouvernemental, ce qui laisse hors de son analyse de nombreuses gauches, collectifs et partis latino-américains, en incluant les plus « radicaux ». Si nous faisons un bilan nuancé, ce fameux « tournant à gauche » a permis principalement de sortir en partie de la « longue nuit néolibérale », selon une expression du président Correa. Comme le signale le sociologue équatorien Franklin Ramírez, ce qui naît aujourd’hui en Amérique latine, ce n’est pas la révolution, ce n’est pas le réformisme social-démocrate traditionnel ou le populisme au sens classique, ce ne sont pas non plus seulement « deux gauches » (l’une modérée et l’autre radicale) : les progressismes actuels incarnent essentiellement un retour et une certaine régulation de l’État, des politiques sociales qui redistribuent, de manière ciblée et souvent conditionnée, une partie de la rente vers les plus pauvres et l’affirmation d’une ère de « néodéveloppement » capitaliste, après des décennies de néolibéralisme. Autrement dit une époque de meilleur contrôle étatique des ressources stratégiques et naturelles, sans rompre les règles du jeu de l’économie de marché, en renégociant les relations avec les multinationales ou la recherche de divers niveaux de consensus avec les bourgeoisies locales (aujourd’hui, en Bolivie, entre 60% et 80 % des bénéfices de la rente du gaz reviennent à l’État et le reste aux multinationales ; avant Evo Morales, c’était le contraire…). Dans le cas des processus nationaux-populaires les plus radicaux, comme au Venezuela et en Bolivie, cette dynamique s’accompagne, ou plutôt se base sur une forte orientation et des discours anti-impérialistes et décolonisateurs : après sa nouvelle élection, en octobre 2014, Morales a dédié sa victoire à « ceux qui luttent contre l’impérialisme et contre le néolibéralisme ».
Ce scénario, cristallisé autour de nettes victoires électorales, se caractérise par l’affirmation croissante de figures présidentielles charismatiques (on peut parler d’hyper-présidentialisme) et d’importants processus d’Assemblées constituantes (Bolivie, Equateur, Venezuela), avec l’apparition de nouveaux droits fondamentaux : droits de la nature, États plurinationaux, référendums révocatoires, etc. Il est évident que, dans un premier temps, nous avons assisté à de nouvelles dynamiques de démocratisation et à la mise en vigueur de réformes sociales qui ont permis de diminuer en même temps la pauvreté et l’inégalité sociale de manière notable (la pauvreté a baissé de plus de 20 points en Bolivie et au Venezuela, même si dernièrement la pauvreté augmente à nouveau à Caracas, produit de la crise). Ces gouvernements doivent compter avec des forces sociopolitiques, médiatiques et économiques (internes et externes) très puissantes, hostiles et capables de manipulation de l’opinion publique et de subversion militarisée : rappelons le coup d’État d’avril 2002 à Caracas et certaines tentatives en cours depuis 2013, les coups d’État « institutionnels » au Paraguay et au Honduras, la quasi-sécession des régions les plus riches de la « demi-lune » en Bolivie, le soulèvement de la police équatorienne contre Correa, etc. Les exécutifs usent et abusent d’ailleurs du danger « impérialiste » pour tenter de faire taire les critiques et souder les populations autour de leur politique. Mais, clairement, il ne s’agit pas de processus révolutionnaires comme ceux vécus au XXe siècle, comme dans les cas cubain en 1959 ou nicaraguayen en 1979. Depuis Marx – pour le moins – et ses études sur la Commune de Paris, quelques signes fondamentaux des dynamiques révolutionnaires sont la rupture de l’appareil d’État, la transformation des rapports sociaux de production et l’irruption de ceux/celles d’en bas sur la scène politique nationale. Nous ne sommes pas exactement dans de telles conditions dans l’Amérique latine d’aujourd’hui, malgré la place de la rhétorique et de la symbolique révolutionnaires (révolution « du XXIe siècle », « citoyenne » ou « communautaire-indigène »), l’émergence plébéienne et les transformations existantes sur le plan politique, bien réelles et profondes.
Alors, lorsque Roberto Regalado affirme que la distinction entre « réforme ou révolution » n’est plus valide, je dirais qu’est valide la distinction entre « réformisme ou révolution », dans un scénario différent de celui des XIXe et XXe siècles. Nous avons peut-être besoin de penser aujourd’hui, à la lumière des expériences récentes d’Amérique latine, en termes de « réformes et révolution » ou plutôt de « réformes en révolution permanente », c’est-à-dire de politiques publiques radicales dans des processus démocratiques ouverts destinés à révolutionner la société et ses structures, appuyées sur le développement de formes croissantes de pouvoir populaire constituant. Nous devons assumer que, dans certains contextes spécifiques, il peut y avoir des processus ininterrompus de réformes démocratiques et post-néolibérales qui ouvrent la voie, par la bas et par le haut, depuis des gouvernements de gauche, des gouvernements du peuple travailleur, comme depuis les luttes de classes. En fait, il suffit de relire les textes des révolutionnaires russes (Lénine, Trotsky, etc.) ou de Rosa Luxemburg pour constater qu’au début du siècle passé les révolutionnaires ne commirent pas l’erreur de confondre réformes et réformisme. Et c’est pour cela que nous ne pouvons pas opposer, de manière adialectique et dogmatique, la réforme à la révolution, le conflit social à la bataille électorale, les gouvernements populaires aux luttes de classes, l’unité du peuple travailleur à l’unité des gauches, etc. Pour suivre Claudio Katz, il s’agit de récupérer aujourd’hui les sens stratégiques de « l’avenir du socialisme », sans perdre la boussole des discussions nécessaires et des pas tactiques audacieux, créatifs, autogestionnaires, transitoires, pour réussir à unifier et regrouper les travailleurs, les indigènes et les secteurs populaires, ainsi que les gauches anticapitalistes, toujours très divisées. Sans cette unité de ceux/celles d’en bas, et sans indépendance de classe, il y aura seulement permanence de divers populismes ou de néolibéralisme de guerre. De la même manière, selon Katz, l’objectif est de concevoir des processus de transformation de moyenne et longue durée, avec des sauts qualitatifs et des ruptures nettes, par-delà la caricature de « l’assaut » au palais présidentiel (qui, en réalité, n’a rien à voir avec la pensée dialectique de Lénine) ou des illusions – de nouveau à la mode – de la voie institutionnelle où se trouvent aujourd’hui la majorité des « progressismes ».
Pour que tu me comprennes bien, j’insiste sur le fait que cette perspective de « réformes en révolution permanente » signifie ne pas abandonner la stratégie et l’intention révolutionnaires (et par conséquent la transformation de l’État et des formes de propriété) ; car dans le cas contraire, l’effet immédiat est de lutter pour des réformes démocratiques qui finissent par être purement électoralistes, en pensant l’État comme « neutre » et possible à « améliorer », à partir des marges du capitalisme périphérique : c’est-à-dire, en fin de compte, des ajustements « progressistes » dans le cadre du modèle existant, comme c’est le cas au Brésil, en Uruguay ou avec le « néo-sandinisme » ortéguiste au Nicaragua. De fait, Roberto Regalado lui-même se demande si les actuelles gauches gouvernementales représentent un « recyclage » de vieux schémas ou réellement des vents nouveaux de changement. Je dirais que la clé continue d’être la relation de ces gouvernements avec les luttes sociales, les salarié-e-s et le peuple, leurs positions par rapport à l’impérialisme, aux classes dominantes, mais aussi par rapport aux défis essentiels du temps présent : les logiques décolonisatrices et indigènes, environnementales et du bien vivre, féministes et anti-patriarcales. Plusieurs intellectuel-le-s de gauche (comme par exemple Isabel Rauber ou Marta Harnecker) pensent qu’en Bolivie, au Venezuela et, dans une moindre mesure, en Equateur, existent des processus de démocratisation, anti-impérialistes, post-néolibéraux, toujours « en dispute ». De fait, dans ces pays, plusieurs secteurs révolutionnaires appuient de manière critique – et avec plus ou moins d’autonomie – les évidentes avancées associées à ces gouvernements progressistes ou nationaux-populaires sur le plan de la souveraineté nationale, de l’intégration régionale, de la santé, de l’éducation, de l’alphabétisation, des infrastructures, de la diminution notable de la pauvreté extrême, de l’inclusion politique de populations jusque-là subalternes et méprisées par les élites. Les expériences des Assemblées constituantes dans ces trois pays sont une leçon pour toute la région (et particulièrement pour le Chili, où la Constitution de la dictature continue d’être en vigueur). Ainsi, en Bolivie, il n’y a pas de doute sur le fait qu’il y a eu révolution des subjectivités, transformation démocratique paysanne-indigène, déplacement de l’élite gouvernante oligarchique et raciste ; mais pas une révolution en termes de transformation radicale (c’est-à-dire « à la racine ») du rapport capital-travail et capital-nature. C’est un processus ouvert post-néolibéral. Au Venezuela, plusieurs groupes du chavisme populaire ou anticapitaliste comme – entre autres – Marea Socialista ont clairement appuyé Chávez, intégrés le PSUV (Partido socialista unido de Venezuela) avec pour intention d’influer politiquement sur le « peuple bolivarien ». Et aujourd’hui, ils tentent tant bien que mal de maintenir cette orientation avec le gouvernement du président Maduro, en dénonçant néanmoins publiquement les incohérences gouvernementales, les capitulations des bureaucraties étatiques, en appelant toujours à une « révolution dans la révolution » et à contre-attaquer face à l’offensive subversive de la droite néolibérale ou de l’impérialisme. Cette position est d’autant plus difficile à tenir à mesure que les élites du « chavisme sans Chávez » s’enfoncent chaque jour un peu plus dans la crise économique, la corruption et la déliquescence politique.
Pour cela, il est important de voir que pour d’autres intellectuels et courants politiques à gauche, comme les équatoriens Decio Machado ou Pablo Dávalos par exemple, cette phase progressiste-néodéveloppementiste cacherait surtout les nouvelles figures d’une « démocratie disciplinaire » qui coopte et canalise les mouvements et les classes populaires, tout en oxygénant un capitalisme local-mondial en crise par des investissements publics. Alberto Acosta, ex-président de l’Assemblée constituante équatorienne, ou le sociologue marxiste Marío Unda, pensent ainsi que le correisme s’est transformé en un « nouveau mode de domination bourgeoise » et de restauration conservatrice, avec un discours de changement très marqué accompagnant une modernisation économique capitaliste nationale. Cette modernisation survient aussi dans d’autres pays, combinant le recyclage de vieilles formes du populisme avec de nouvelles figures du bonapartisme latino-américain : par exemple, que penser du kirchnérisme en Argentine et de son étonnante capacité de contrôle social ? Que penser des agressions verbales, par écrans interposés sur la télévision publique, du président Correa contre des mouvements indigènes ou des militants écologistes (qualifiés d’« infantiles » ou de « terroristes ») ? En analysant le cas équatorien et l’autoritarisme croissant du gouvernement envers le mouvement indigène, mais aussi contre les défenseurs du projet Yasuni, son rejet violent de toute perspective féministe, ses déclarations anti-avortement, on voit une claire détermination du « progressisme » à rejeter les dissidences ou les critiques sociales et politiques « d’en bas, à gauche ». Le dernier épisode de cette tendance régressive fut l’annonce par Rafael Correa de sa volonté de déloger de son siège historique la Confédération des nationalités indigènes de l’Equateur (CONAIE), selon des justifications légales fallacieuses. Clairement, cela signifie une tentative d’en finir avec l’un des bastions de la résistance aux attaques des gouvernements libéraux, alors que la CONAIE porte aujourd’hui de dures critiques à la « révolution citoyenne ». Un acte dénoncé avec raison comme « injuste et politiquement insensé » par Boaventura de Sousa Santos, sociologue portugais qui a longtemps soutenu et conseillé ce gouvernement. Dans ce cas, comme dans d’autres, le devoir de solidarité consiste à dénoncer ces faits, sans ménagements, ni génuflexions devant le pouvoir, quel que soit l’occupant du siège présidentiel.
De même, comment analyser aujourd’hui, à deux ans de son décès, le phénomène charismatique-populaire chaviste ? Certes, quelqu’un comme l’argentin Ernesto Laclau – en raison de sa propre filiation péroniste – expliquait que la « raison populiste » peut être progressiste et « démocratisatrice » ou régressive et autoritaire en Amérique latine, selon son contenu, ses dirigeants, ses politiques publiques et ses inclinaisons, en permettant la constitution de « logiques d’équivalence » au sein du peuple, autour d’un programme de souveraineté populaire anti-oligarchique et anti-impérialiste. Mais cette approche pose problème en diluant allégrement tout conflit de classe et différenciation sociale sous la notion globale de « peuple », d’où l’impérieuse nécessité d’une analyse critique, ouverte et « classiste » de ces expériences. À rebours et de manière un peu symétrique, Raúl Zibechi, dans son livre Progre-sismo, affirme que les gouvernements progressistes auraient finalement eu un rôle dépolitisant de la société et des classes populaires parce qu’ils auraient réussi à « domestiquer » une grande partie des mouvements de résistance de la période 1990-2000. Selon une optique gramscienne originale, le sociologue mexicain Massimo Modenesi lit pour sa part le progressisme sud-américain actuel comme une « révolution passive », en raison de son caractère contradictoire et de ses effets démobilisateurs. Selon Modenesi, même avec des sauts et des soubresauts spécifiques, les gouvernements progressistes ont réussi à devenir hégémoniques, à se reproduire dans le temps à partir de la construction de forts consensus pluri-classistes et électoraux (particulièrement face aux oppositions de droite) et à mener à bien, dans une durée de 10-15 ans, une combinaison entre processus de transformation politique, réformes sociales et conservation de l’ordre existant et de ses équilibres en termes de rapports sociaux de production. En résumé, un scénario complexe, mais néanmoins ouvert pour les gauches anti-capitalistes, qu’il faut déchiffrer sans dogmes ou sectarismes (ce qu’une partie des militants de gauche à parfois beaucoup de mal à faire…).
Analyses de cas : le Venezuela et la Bolivie
BS : Je voudrais poursuivre en analysant le cas du Venezuela, surtout deux ans après le décès de Hugo Chávez en mars 2013, et alors qu’ont surgi de nombreuses critiques à l’intérieur même des rangs chavistes sur la crise que connait la « Révolution bolivarienne ». Comment comprendre ces critiques, à quoi correspondent-elles ?
FG : La conjoncture bolivarienne est effectivement très critique, très tendue, avec une offensive de la droite insurrectionnelle, de l’opposition néolibérale et social-démocrate, mais aussi par l’état même, de décomposition interne, du projet bolivarien. Bien sûr, il existe des pressions extérieures impérialistes, l’intervention hostile de Washington et une campagne des grands groupes médiatiques planétaires (digne de futures études), pour attaquer le processus bolivarien. C’est un fait essentiel de la conjoncture, mais nous ne devons pas pour autant tomber dans la vision binaire, réductionniste, disant : « soit tu es avec le gouvernement de Maduro, en bloc, de manière acritique, soit sinon c’est que tu es avec l’impérialisme ». C’est une vision erronée et néfaste de la solidarité internationale et des forces en présence. La « tendresse des peuples » (ainsi que les sandinistes nommaient l’internationalisme) ne peut se baser sur une analyse aussi simpliste et manichéenne. L’opposition oligarchique à Maduro et la droite vénézuelienne profitent des contradictions internes et sur la faiblesse du processus bolivarien, elles trouvent appui chez des secteurs de la classe moyenne et blanche (pas seulement sur les classes supérieures), mais aussi grandissent de la lassitude et du mécontentement existants au sein de larges secteurs des couches populaires face à la corruption galopante, l’inefficacité administrative, la crise économique, l’insécurité urbaine, l’inflation, les queues devant les supermarchés, le marché noir des devises, etc. Un phénomène annoncé par le déclin électoral relatif du chavisme lors de la dernière élection présidentielle et confirmé par les derniers sondages qui donnent Maduro très largement perdant face à la MUD [8]. Raison pour laquelle nous avons besoin de déchiffrer cette crise (terminale ?) du Chavisme sans Chávez, ses faiblesses internes, et d’écouter les voix critiques à l’intérieur de l’espace politique bolivarien et aussi hors du gouvernement : les libertaires de Caracas ne sont pas pro-impérialistes ; Orlando Chirino (dirigeant trotskyste et syndicaliste de l’Union nationale des travailleurs) n’est pas néolibéral ; l’ancien vice-ministre Rolando Denis n’est pas pro-patronal et les camarades de Marea Socialista ou du site web Aporrea ne sont pas des « traîtres »… Aujourd’hui au Venezuela, il existe des luttes ouvrières et syndicales qui sont réprimées, essentiellement par des hommes de main du patronat, répressions jamais dénoncées par l’État et parfois alimentées par des « caciques » chavistes locaux. Le ministère du Travail empêche l’application du nouveau Code du travail, qui représente un grand progrès pour les travailleurs de ce pays. L’inflation a déjà absorbé l’augmentation salariale accordée par Chávez et l’ampleur de la crise économique n’est pas seulement le produit du marché noir ou de l’offensive de la bourgeoisie compradore ; elle naît aussi d’une très mauvaise gestion, du type de change des devises mise en place, de l’absence d’une planification pour la diversification économique et l’industrialisation en quinze ans de gouvernement. Tout cela a été chiffré, étudié et expliqué par des économistes comme Manuel Sutherland ou Víctor Álvarez (ancien ministre) et des chercheurs du Centre international Miranda (CIM).
Le désapprovisionnement attaque d’abord la bourse des classes populaires et le thème de l’insécurité, réellement, porte préjudice d’abord aux pauvres de la ville, pas aux habitants de Chacao, Altamira ou d’autres quartiers riches. La reproduction d’une « boli-bourgeoisie », bourgeoisie bolivarienne parasitaire, qui tire profit du processus à l’ombre de l’État, et en partie représentée par le numéro du gouvernement Diosdado Cabello, est toujours plus insupportable pour des milliers de militant-e-s dans les quartiers populaires (les « ranchos »), les entreprises, les coopératives, les milliers de conseils communaux. Ce sont donc des problèmes graves, brûlants et, je le répète, ça n’a aucun sens de les taire au nom de la défense légitime des importantes conquêtes sociales et démocratiques de la décennie chaviste et de la lutte unitaire, nécessaire, indispensable, contre l’impérialisme. Encore moins au nom du « socialisme du XXIe siècle » ou face aux 19 élections démocratiques victorieuses… Quand toute une bureaucratie gouvernementale ou paraétatique du PSUV rame à contre-courant, il y a un espace pour construire Marea Socialista ou d’autres groupes qui dénoncent le « dialogue de paix » et le pacte de non-agression avec la bourgeoisie vénézuélienne, comme les Cisneros, les Mendoza et autres familles : celles-là même qui ont incité au coup d’Etat en 2002 et qui sont restées impunies. Reste que l’on peut douter que cela soit des espaces à construire au sein du PSUV… Et, pourquoi ne dialogue-t-on pas davantage avec le mouvement ouvrier qui tente de s’organiser, avec les collectifs bolivariens, avec les conseils communaux qui fonctionnent démocratiquement ? Dernièrement, Maduro a tenté d’initier des « gouvernements de rue », de revenir à la base : nous verrons si cela permet de renouer les liens entre l’exécutif et le peuple chaviste, mais il semble qu’un cap de non retour a été franchi. La situation actuelle est très critique : Roland Denis affirme qu’un gouvernement corrompu au service des riches s’est finalement substitué au gouvernement national-populaire anti-impérialiste initial. Ceci malgré les avancées en termes sociaux obtenues durant ces quinze dernières années, mais qui sont désormais en péril alors que le baril de pétrole a perdu la moitié de sa valeur en quelques mois et est passé en dessous de 50 dollars ! Selon la CEPAL, le Venezuela reste tout de même le pays de la région qui a le plus réduit la pauvreté et les inégalités et cela ne représente pas une conquête mineure dans le continent le plus inégalitaire du monde… Il faut donc une sacré dose d’insensibilité au sort de millions de vénézuélien-ne-s pour se contenter de répéter qu’il n’y a de toute façon jamais rien à eu soutenir au Venezuela et qu’il ne s’agit que d’une nouvelle refonte du populisme autoritaire latino-américain ou du bonapartisme bourgeois, selon les goûts et les couleurs… De plus, il existe désormais un peuple engagé, politisé et mobilisé – ce peuple qui a « créé » Chávez – et qui veut défendre ses conquêtes durement acquises. Raison pour laquelle il faut penser le bolivarisme comme un processus national-populaire « en crise » et une dynamique plébéienne très contradictoire, où la capacité des luttes populaires autonomes – en particulier celles du mouvement ouvrier et des pauvres de la ville – sera l’élément décisif pour le futur de cette expérience exceptionnelle de ce début de siècle.
BS : Quel rôle joue le transfert de la rente pétrolière à la dénommée « bourgeoisie bolivarienne » : est-ce un facteur d’accentuation de ces contradictions internes que tu mentionnes ?
FG : Plusieurs chercheurs vénézuéliens, comme Edgardo Lander ou l’historienne Margarita López Maya, ont déjà décrit la « malédiction de l’abondance » que représentent le pétrole et la mono-exportation de ressources naturelles pour une société. Paradoxalement, le fait d’être assis sur un puits de pétrole est une véritable calamité pour un projet d’émancipation, parce que l’économie rentière représente le contraire d’une perspective humaine émancipatrice : elle imprègne toutes les classes sociales. Personne n’est sauf dans ce modèle de société, de consommation et d’économie extravertie, une formation sociale dépendante qui affaiblit toute capacité de production nationale autocentrée, d’industrialisation, ainsi que toute perspective de souveraineté alimentaire (plus de 80% de la nourriture vénézuélienne est importée). Dans ce contexte complexe, la révolution bolivarienne a réussi, pour la première fois dans l’histoire républicaine de ce pays et grâce au nouveau contrôle gouvernementale sur PVDSA (Petróleos de Venezuela), à utiliser la rente pétrolière en faveur des classes populaires, via les missions de santé, d’éducation, de logement, d’infrastructures, etc., avec l’appui de Cuba. La principale réserve de pétrole lourd du monde n’est plus seulement une ressource au service de l’oligarchie locale et de ses associés de Miami, bien qu’aujourd’hui une partie des bénéfices est toujours captée par les multinationales associées à PVDSA implantées au niveau de la frange de l’Orénoque comme EXXON, CHEVRON, TOTAL, etc., et par un secteur parasitaire du vieil État rentier. Mais comment faire pour transformer et démocratiser réellement, économiquement et politiquement, ce modèle rentier prédateur ? C’est la grande question de ces quinze ans de processus bolivarien. Le grand malheur, c’est que toutes les expériences les plus avancées de contrôle ouvrier ou de cogestion comme dans l’usine sidérurgique SIDOR (dans l’État de Guyana) ou dans une entreprise comme Inveval et d’autres grandes entreprises n’ont pas été encouragées, au-delà de leurs problèmes internes également réels. Au contraire, ces expériences sont souvent combattues par les bureaucraties syndicales, municipales et/ou ministérielles. La même chose se produit avec les Conseils communaux ou les Missions. Ces organismes se sont créées en dehors de l’État, comme un « bypass » pour tenter de suppléer l’immense inefficacité étatique et répondre à l’urgence sociale. Dans ces conditions, ces politiques publiques ne transforment pas l’État rentier et sont très peu institutionnalisées, ce qui à terme menace leur continuité. C’est-à-dire qu’on en revient au problème de l’État !
BS : Passons à une autre expérience, parlons un peu du cas bolivien. Au terme du second mandat présidentiel d’Evo Morales, on notait un certain épuisement ou plutôt certains questionnements internes, dont on pourrait dire qu’ils furent effacés par l’impressionnante victoire électorale présidentielle d’octobre 2014. Le processus bolivien s’épuise-t-il par rapport aux termes de sa proposition initiale ? Comment lire l’appel de García Línera à constituer le « capitalisme andin-amazonien » ?
FG : Comme point de départ, une petite précision : concernant le thème de l’épuisement partiel du « cycle » progressiste gouvernemental, je le verrais au niveau continental avec des hauts et des bas et clairement avec des différences nationales. Nous sommes à plus de quinze ans de l’ouverture de ce cycle et de l’élection de Hugo Chávez, et la force propulsive de ce que l’on appelle parfois « tournant à gauche » montre toutes ses limites. Des formes de social-libéralismesui generis à la brésilienne, en passant par l’expérience équatorienne, jusqu’au processus bolivarien et à ses crises, il y a – c’est certain – une perte de dynamique de changement, un épuisement, certes relatif si nous analysons des sondages d’opinion ou les derniers résultats électoraux. Pour revenir à Zibechi, ce journaliste et sociologue uruguayen affirme que si effectivement les progressismes conservent une grande force électorale et gouvernementale, ils semblent avoir perdu leur capacité initiale de transformation sociale émancipatrice, avec un cours qui devient toujours plus stabilisateur ou conservateur de l’ordre politico-économique existant. Il faudrait rappeler un point essentiel : les droites n’ont absolument pas disparu de l’échiquier politique. Elles contrôlent des pays-clés comme la Colombie, le Panama ou le Mexique et croissent électoralement dans plusieurs pays à gouvernements progressistes. Il suffit de regarder les dernières élections régionales ou locales au Venezuela et en Argentine (avec Mauricio Macri à Buenos Aires ou Antonio Ledezma à la tête du district métropolitain de Caracas). Quand la crise capitaliste mondiale frappe la région, les limites des processus dans leur diversité surgissent avec une plus grande force et l’on voit apparaître les grandes contradictions de modèles productivistes primo-exportateurs, fortement basés sur la croissance des exportations de matières premières. Le thème du « méga-extractivisme » et ses formes d’accumulation par dépossession et déprédation sont un thème central de la période et un talon d’Achille pour l’Amérique latine. Les travaux d’Eduardo Gudynas ou Maristella Svampa sur la problématique et les chemins émancipateurs du « post-développement » soulignent que cette grande dépendance n’a pas été dépassée, loin de là. Les économies de grands pays se sont même reprimarisées : au Brésil, pays « impérialiste périphérique » et industrialisé, le secteur extractiviste est proportionnellement toujours plus important. Un économiste comme Pierre Salama décrit bien cette nouvelle dégradation des termes de l’échange pour plusieurs pays « émergents » importants. Dans ce contexte, les conflits et les luttes entre le mouvement populaire, les communautés indigènes et les gouvernements s’accumulent. Le nouveau développement extractiviste et le « consensus des commodities » sont l’une des pierres de touche des progressismes, en révélant les limites des processus actuels et les difficultés à transformer un modèle d’accumulation avec pour seuls outils le gouvernement et certaines institutions. Certes, comme le souligne Fred Fuentes, l’extractivisme ne peut pas être « l’arbre qui cache la forêt » : le modèle primo-exportateur est, avant tout, produit historique d’une structure de dépendance économique de type coloniale et néocoloniale. Pour les pays du Sud, dont la pauvreté et les besoins sont immenses, il ne s’agit pas d’abandonner toute forme d’extraction de richesse, mais la plus déprédatrice et extravertie. On ne peut pas non plus confondre les différents usages que font les gouvernements sud-américains de la rente ou leurs politiques envers les multinationales, alors que certains nationalisent des secteurs clefs quand d’autres font un pont d’or à des groupes comme Monsanto et autres.
La force de pénétration des firmes multinationales, des traités de libre-échange et l’obtention de profits par le capital transnational n’ont pas été fondamentalement affectées par l’arrivée des gouvernements progressistes, malgré les mesures de régulation et le prélèvement d’impôts adoptés dans certains de ces pays. Si d’une part des politiques publiques ciblées, favorables aux plus pauvres, s’affichent comme une idée force de ces exécutifs, d’autre part elles n’ont pas pour contrepartie une offensive radicale contre le pouvoir d’expansion du grand capital, pas même des politiques fiscales audacieuses qui pourraient s’attaquer aux immenses richesses d’une poignée de familles multimillionnaires. Même si les gouvernements progressistes et les mouvements sociaux s’unissent, spécialement durant les périodes électorales, pour freiner les violentes réactions de la classe dominante éloignée de l’appareil étatique, celle-ci conserve toujours le pouvoir économique. Il existe un écueil incontournable sur le chemin des progressismes latino-américains : tout modèle économique a besoin d’un modèle politique coïncidant avec ses intérêts. L’autonomie de la sphère politique par rapport à l’économique est toujours limitée. Cette limitation, ajoutée aux nécessaires combinaisons parlementaires pour obtenir des majorités de gestion, impose aux gouvernements démocratiques et nationaux-populaires un arc d’alliances politiques, souvent bâtardes, avec les secteurs qui, à l’intérieur du pays, représentent le grand capital national et international, ce qui érode d’entrée les principes et les objectifs des forces de gauche au gouvernement. Plus grave : cette gauche a du mal à combattre l’hégémonie idéologique et culturelle de la droite, qui exerce un large contrôle sur les médias de communication et sur le système symbolique de la culture dominante. Parallèlement, il est significatif de voir que les exécutifs, au lieu de chercher à radicaliser leurs optiques post-néolibérales et de tenter de s’appuyer davantage sur le peuple travailleur mobilisé, convergent toujours plus vers le centre, incarnant une claire « lulisation » de la politique latino-américaine (selon les termes de Franklin Ramirez) ce qui implique de nouveaux compromis entre les classes sociales, la négociation avec le capital financier et de nouveaux accords avec l’opposition parlementaire néolibérale. C’est le scénario existant au Nicaragua, en Uruguay, au Salvador, au Brésil, en Argentine, etc.
Le cas bolivien, avec le passage du temps, a démontré être le progressisme le plus puissant et capable de construire un post-néolibéralisme consolidé, populaire et avec de forts traits décolonisateurs, un fait essentiel pour un pays comme la Bolivie. Nous sommes face à « un président syndicaliste-indigène » surgi de cette « émergence plébéienne » des années 2000, des « guerres » du gaz et de l’eau, et qui déclare être le « gouvernement des mouvements sociaux ». Un auteur comme Pablo Stefanoni explique de manière détaillée ce phénomène d’une expérience plurinationale-populaire reposant sur un plan symbolique-subjectif sur les revendications de la paysannerie indigène et la décolonisation du pouvoir (concept introduit par le péruvien Anibal Quijano), tout en promouvant un modèle économique modernisateur de développement. L’élection de Evo a favorisé la réintégration des communautés indigènes à la nation et à la communauté politique, elle a facilité la mise à l’écart de la vieille élite oligarchique blanche et raciste, en permettant l’apparition d’une nouvelle classe moyenne indigène. Evo et le MAS (Movimiento Al Socialismo) incarnent néanmoins un indigénisme très flexible et pragmatique, un « essentialisme stratégique » adaptatif, vu que Evo Morales revendique l’indigénisme alors que le vice-président García Línera annonce un « modèle national productif » modernisateur. Il ne s’agit absolument pas d’une politique indianiste, comme le revendiquent Felipe Quispe et les secteurs les plus ethno-racialistes de l’indianisme. Le MAS a réussi à éloigner les risques de coup d’État, à contrôler et à négocier avec les latifundistes et les bourgeoisies des régions orientales de la « demi-lune » et à constituer une base électorale populaire très solidifiée. Cela a été confirmé avec la nouvelle et nette victoire électorale présidentielle d’octobre 2014. Avec le gouvernement du MAS, la Bolivie est entrée en 2005 dans une phase de consolidation institutionnelle, après des décennies de coups d’État militaires, de répression du mouvement populaire et de chaos néolibéral. Morales est le président à la plus longue longévité dans l’histoire de la république de Bolivie, depuis sa fondation. En ce sens, c’est une révolution politique, une rupture dans l’histoire depuis l’indépendance. Le MAS contrôle le Parlement et une nouvelle démocratie corporative, passant par les champs syndicaux paysans et indigènes qui jouent un rôle de cooptation de dirigeants et d’ascenseur social.
En matière économique, plusieurs nationalisations (avec indemnisation) et le contrôle du gaz national ont donné forme à une ébauche de ce que le vice-président a nommé, dans les années 2005-2006, « capitalisme andin-amazonien » : construction d’un État régulateur, capable d’orienter l’expansion de l’économie industrielle et extractive, en même temps qu’il organise le transfert de ressources vers des secteurs populaires et communautaires, au travers de programmes sociaux, de l’augmentation du salaire minimum ou de la couverture sociale, éducative et sanitaire. Mais fondamentalement, en termes macro-économiques, dans la gestion des devises et du budget public, ce gouvernement continue d’être terrorisé par le spectre de l’hyper-inflation des années 1980, qui a détruit toute tentative social-démocrate. Le gouvernement est orthodoxe sur le plan économique. Le sociologue James Petras a déclaré de manière provocatrice que le gouvernement de Evo Morales serait « le plus conservateur des radicaux ou le plus radical des conservateurs »… C’est le pays qui, en proportion de son PIB, possède la réserve de devises la plus importante du monde, plus que la Chine ! Le FMI a qualifié la Bolivie d’économie la plus stable de l’Amérique latine et le New York Times a affirmé que Evo Morales serait le meilleur représentant du développement dans la région. Sous cet aspect, il n’y a pas eu de grands changements. Les principaux progrès le furent d’abord en termes symboliques et subjectifs (ce qu’il ne faut pas sous-estimer après des siècles de racisme étatique) ; deuxièmement, sur le plan du contrôle des hydrocarbures et de la réaffirmation d’une souveraineté nationale anti-impérialiste ; et troisièmement, sur celui du système de retraites, des services sociaux, de la régulation du marché informel. Mais il reste beaucoup à faire en termes de lutte contre la pauvreté, du point de vue de l’inégalité sociale et de genre, sans même parler de transformation des relations sociales de production. Néanmoins, l’investissement dans les services publics a été multiplié par sept depuis 2005, à mesure que baissaient, comme jamais auparavant, les niveaux de pauvreté et d’analphabétisme.
Plusieurs secteurs du mouvement populaire, de l’indianisme ou de la très affaiblie gauche révolutionnaire revendiquent une rupture beaucoup plus profonde et rapide, une option que je comprends et partage. Il existe une tension entre la COB et le gouvernement sur les salaires, les retraites et la réforme du travail. Tout comme chez quelques courants du mouvement indigène, le katarisme aymara, et chez des figures comme Felipe Quispe, Raul Prada (du groupe « Comuna ») ou Pablo Mamani. Il s’agit donc d’un scénario assez complexe. Morales a su occuper un espace d’après une réactivation de l’antique figure national-populaire, surgie avec force lors de la révolution minière-paysanne de 1952 (voir les travaux de René Zavaleta Mercado). Mais, à la différence des années 1950, aujourd’hui il n’existe pas en Bolivie une alternative radicale révolutionnaire au nationalisme populaire, avec une influence de masse, enracinée dans de grands syndicats miniers, comme l’était le POR (Parti ouvrier révolutionnaire, liée à la IVe Internationale) bolivien. Conclusion : une défaite d’Evo Morales lors des dernières élections présidentielles aurait représenté un grave recul et une victoire pour les néolibéraux et les oligarchies.
Par
Source : La revue ContreTemps
Lire le second volet de cet entretien : Amérique Latine. État, pouvoir populaire et luttes sociales (2/2)
NOTES
[1] Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des Peuples (ALBA – TCP) : l’ALBA (« alba » signifie « aube ») est née en décembre 2004 à La Havane, en opposition à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), par déclaration conjointe de Hugo Chávez et de Fidel Castro.
[2] Communauté d’États latino-américains et caraïbes, créée en 2010, composée des 33 États d’Amérique latine et de la communauté caribéenne (soit quelque 600 millions d’habitants).
[3] Union des nations sud-américaines, créée en 2008, composée des 12 États d’Amérique du Sud (soit environ 400 millions d’habitants).
[4] Communauté économique néo-libérale et proche des États-Unis, regroupant le Chili, la Colombie, le Pérou et le Mexique, créée à Lima en avril 2011.
[5] NED : National Endowment for Democracy ; USAID : United States Agency for International Development.
[6] Documents élaborés pour orienter la politique impériale des États-Unis en Amérique latine, initiés dans les années 1980 avec Reagan (Santa Fe I). À la fin 2000, sous la présidence Bush, ont été publiés les documents « Santa Fe IV », à forte orientation anti-chaviste.
[7] Traité de libre commerce de l’Amérique du Nord : entré en vigueur en janvier 1994, il crée une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique (soit environ 480 millions d’habitants).
[8] Mesa de la Unidad Democrática (Table de l’Unité démocratique), union électorale créée en 2008 et qui regroupe les forces d’opposition à Chávez allant de la droite au social-christianisme et au social-libéralisme.