Face aux milliers de personnes qui se noient en Méditerranée, l’indignation côtoie l’indifférence. En France et en Europe, les évacuations de campements de migrants se succèdent, comme le 2 juin dans le quartier de La Chapelle à Paris. Mais s’intéresser aux causes de ces migrations forcées ne semble plus intéresser grand monde, alors que les dérèglements climatiques s’ajoutent à la pauvreté et à la brutalité économique néolibérale. Les petits paysans, contraints de quitter leurs terres, sont en première ligne. Basta ! a recueilli les témoignages de représentants d’organisations paysannes du Mexique, de Palestine, d’Egypte, du Maroc, du Zimbabwe et de France. Des oubliés qui tentent de s’organiser.
« Nous arrivons à des temps obscurs où les gens de couleurs, différents, sont considérés comme une menace »
Carlos Marentes, paysan mexicain membre de Border Agricultural Workers Project :
« On ne peut pas parler du changement climatique sans évoquer les millions de personnes qui sont déplacées, expulsées de leurs communautés, à cause des effets de cette crise climatique. On ne peut pas comprendre la crise qui existe dans les campagnes sans tenir compte de ces millions de femmes et d’hommes qui perdent subitement leur capacité de produire leur alimentation. Ces personnes migrent principalement dans leur pays, mais aussi du Sud vers le Nord au cours d’un voyage de plus en plus compliqué. Ils préfèreraient rester auprès de leurs familles, mais ils ne parviennent plus à survivre et doivent traverser les frontières ou les mers, risquer leurs vies.
Ces personnes sont expulsées par les politiques néolibérales et anti-paysannes. Les pays du Nord sont responsables de ces migrations au-travers de leurs entreprises qui ont saccagé les ressources naturelles. La migration est éminemment un effet du système capitaliste. Le spectre du racisme auquel nous assistons en Europe et aux États-Unis est le symbole d’un recul en termes d’harmonie de l’humanité. Nous arrivons à des temps obscurs où les gens de couleurs, différents, sont considérés comme une menace envers le Nord où l’on vit mieux. La migration est aussi ce qui nous unit. Il faut voir les migrants comme des personnes en lutte contre le destin que leur impose le système capitaliste : nous avons besoin d’eux pour changer le système. »
« J’aimerais partager mes semences avec d’autres paysans de mon pays, mais je ne peux pas »
Elizabeth Mpofu, paysanne du Zimbabwe, coordinatrice générale de la Via Campesina :
« Le mot « migration » est douloureux, tellement douloureux. Nos populations meurent en migrant, parfois en essayant de traverser les océans. Pourquoi les Africains devraient-ils traiter d’autres Africains comme des migrants ? Pourquoi la loi met-elle en place des mesures qui ne protègent pas les paysans ? Au Zimbabwe, beaucoup de nos concitoyens sont obligés de partir en Afrique du Sud à cause du chômage. Mais s’ils vont là-bas, ils risquent d’être tués. Devrions-nous juste être des témoins ? Il nous faut trouver des solutions, mais ce n’est pas si simple. Moi j’aimerais partager mes semences avec d’autres paysans de mon pays, mais je ne peux pas. Il nous faut soutenir avec force la déclaration des Nations Unies concernant les droits des paysans. »
« Les grandes entreprises et les investisseurs ont beaucoup profité »
Lashhab Abdelhafid, paysan marocain membre de la Fédération nationale du secteur agricole :
« Un verset du Coran dit que Dieu a créé des peuples différents qui doivent cohabiter et se connaître entre eux. Aujourd’hui, les migrations sont de deux types, internes au pays et vers l’étranger. Les migrations sont positives lorsqu’ils s’agit d’étudier ou d’améliorer sa vie, mais ce n’est pas acceptable si l’on doit changer de zone parce que l’on est forcé de le faire. Si nous devons migrer d’un endroit vers un autre c’est parce que les gouvernements ne nous ont pas donné les moyens nécessaires pour bien vivre. Ce sont eux les responsables.
Les migrants subissent le racisme et les injustices. Au Maroc, pays paysan, il y a une zone qui s’appelle Souss dans la ville d’Agadir et qui est très cosmopolite. Il y a toujours eu des importations et des exportations avec l’Europe. Les grandes entreprises et les investisseurs ont beaucoup profité de cette zone et ont fait venir des migrants pour travailler à leur compte. Dans la majeure partie des cas, les petits travailleurs ont été très exploités. Si notre organisation avait eu les moyens, nous aurions parlé des droits des travailleurs et travailleuses dans ce village. Quelles sont les alternatives aujourd’hui ? Il faut renforcer les organisations locales, nationales et publiques, pour nous ouvrir ensuite aux organisations internationales. Le résultat sera positif pour les petits paysans et les migrants. Nous avons un slogan dans notre syndicat : « Celui qui n’a pas d’organisation et qui n’est pas uni n’aura pas de force. »
« Les oiseaux, les fourmis, les abeilles ont leurs nids, leurs maisons… Pas les migrants palestiniens ! »
Radwan Ismail, paysan palestinien membre de The Union of Agricultural Work Committees (UAWC) :
« La Palestine et son peuple ont énormément souffert des migrations. Cela a commencé en 1917 avec la première guerre mondiale et ça n’a jamais pris fin. En 1967, une deuxième guerre entre Israël et la Palestine a éclaté, ce qui a provoqué une autre vague de migrations. Trois guerres ont été lancées en très peu de temps dans Gaza, un secteur très réduit : 1,7 million de Palestiniens vivent dans cette bande de terre longue de 41 kilomètres et large de 6 à 12 kilomètres. 14 millions de Palestiniens sont des migrants. Dix millions d’entre eux sont partis vers le Liban. Avec la guerre du Liban (1975-1990, ndlr), nombre d’entre eux sont partis vers la Tunisie, ceux qui étaient en Iran vers la Syrie puis la Turquie et la Libye. Ils suivent aujourd’hui les voies maritimes et passent vers l’Italie. La moitié d’entre eux meurent noyés en mer. Des trafiquants prennent leurs valises, leurs biens et les abandonnent au fond de la Méditerranée.
Les migrants n’ont pas de droits, qui permettraient de travailler ou de posséder des biens. Ils n’ont aucun droit similaires à ceux qui ont une vie normale. A Gaza, même les médecins et ingénieurs ne peuvent pas travailler hors du campement palestinien. L’occupation prive les migrants de la possibilité de retourner dans leur village. Toutes les maisons sont tombées en ruine. Les organisations de défense des droits humains ne peuvent pas les réinstaller ni leur permettre de vivre ailleurs. Les migrants demandent simplement à récupérer leurs droits à la terre. Les oiseaux, les fourmis, les abeilles ont leurs nids, leurs maisons… Pas les migrants palestiniens. Jusqu’à quand assisterons-nous à cette injustice ? »
« Nous pouvons nous aussi devenir demain des migrants »
Nicolas Duntze, paysan français membre de la Confédération paysanne :
« Pourquoi un syndicat français de paysans se préoccupe-t-il du statut social des migrants ? De la situation des travailleurs migrants saisonniers en agriculture ? Nous voulons faire entendre la parole des petits paysans meurtris chaque jour par les politiques coloniales et libérales qui détruisent l’environnement et font monter le niveau des eaux. Pour produire moins cher et vendre à l’exportation, l’agriculture industrielle pratique une politique de concentration des territoires qui contribue à la désertification des zones traditionnelles de production, ainsi qu’une concurrence déloyale. Des firmes comme Monsanto, Cargill ou Nestlé, organisent la « déportation » en Europe. Certaines entreprises de prestations de services vont chercher les petits paysans et paysannes en Roumanie pour les emmener ramasser des fraises en Andalousie à n’importe quel prix ! Le petit paysan roumain, français ou italien ne peut pas lutter contre les bassins de production du Sud de l’Espagne.
Nous savons que nous pouvons nous aussi devenir demain des migrants. Créer des concentrations de production revient à créer des poches de pauvreté dans d’autres lieux. Nous sommes dans une pure violence économique et physique. Si ce système n’arrête pas, la violence éclatera. Nous n’avons pas envie de cette violence. La Via Campesina (dont la Confédération est membre, ndlr) mobilise contre ces politiques, réfléchit et propose des alternatives. Il nous faut rebâtir avec les mouvements sociaux un système basé sur la justice sociale, l’égalité des hommes et des femmes, l’équité sociale. Pour redonner de l’espoir, il faut redonner du travail, redistribuer les richesses. Une réforme agraire est nécessaire pour que les petits paysans puissent nourrir les populations. »
« Il ne faut jamais laisser tomber nos rêves, sinon nous mourrons »
Mohammad Faraj, paysan égyptien membre de General Union of egyptian farmers :
« En Égypte, le secteur de l’agriculture compte 8 millions de travailleurs agricoles qui n’ont pas de terres. Lorsque l’on a pu modifier la constitution en Égypte, nous avons essayé d’inclure une clause protégeant ceux qui n’ont pas de biens. La clause 9.99 de la Constitution dit que l’agriculture est un facteur important pour l’économie égyptienne. On peut ainsi garantir un salaire fixe pour ces travailleurs, qui ont été marginalisés pendant 40 ans sans aucune augmentation salariale ni assurance sociale.
La majeure partie des agriculteurs ont abandonné la campagne afin d’exercer d’autres types d’activités. L’enjeu, c’est de garantir qu’une certaine partie des agriculteurs retournent vers le monde rural. Tous les syndicats doivent se battre auprès de leur gouvernement pour améliorer la situation des paysans. Il faut protéger ceux qui n’ont pas de pouvoir économique. J’invite tous les pays à faire la même chose afin que des lois soient votées aux Nations Unies pour défendre les droits des paysans. Il ne faut jamais laisser tomber nos rêves sinon nous mourrons. »
Recueillis par Sophie Chapelle, à l’occasion du Forum social mondial à Tunis 2015.
Photos : CC Bastamag à l’exception de :
Photo de Une : paysannes en Éthiopie / CC Planète à vendre
Membres de l’UAWC : source