L’encyclique publiée le 18 juin marque un engagement fort de l’Eglise sur l’écologie. Pour l’écrire, le pape s’est inspiré de la théologie de la Libération, un courant né dans les années 1960 en Amérique latine. Il place les pauvres au coeur de la religion. Eclairage sur un mouvement avant-gardiste méconnu en Europe.

« Quand le dernier arbre aura été abattu, lorsque la dernière rivière aura été empoisonnée, quand le dernier poisson aura été capturé, c’est alors que nous nous rendrons compte que l’argent ne se mange pas. » [1] Celui qui reprenait ainsi la parole attribuée tantôt à Geronimo tantôt à un Indien Cri, il y a plus de vingt ans déjà, n’est pas un prophète de malheur mais un ancien prêtre brésilien, cofondateur de la théologie de la Libération, Leonardo Boff.

Ce courant catholique né en Amérique du Sud à la fin des années 1960 est à l’avant-garde mondiale du combat écologique. A ce titre, Leonardo Boff fait certainement partie des auteurs que le pape François a dû relire avec attention pour préparer son encyclique sur l’écologie, Laudato si (Loué sois-tu), publiée le 18 juin. La théologie de la Libération n’a pourtant pas toujours été en odeur de sainteté au Vatican.

L’option préférentielle pour les pauvres

C’est en 1971 que cette expression apparaît auprès du grand public pour la première fois, sur la couverture d’un livre qui fera le tour du monde, signé par un prêtre, théologien et philosophe péruvien, Gustavo Gutierrez. L’originalité de cette nouvelle théologie tient en un point central, puisé dans l’Evangile : l’option préférentielle pour les pauvres. Mais contrairement à d’autres mouvements et personnalités catholiques qui ont consacré leur vie aux plus démunis, Gustavo Gutierrez et ses amis les considèrent avant tout comme des sujets de leur émancipation, et pas seulement comme des objets d’attentions charitables.

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Gustavo Gutierrez

Très concrètement, ils ont créé dès les années 1960 des formes d’organisation de vie partagée, sur la plan matériel comme spirituel, appelées communautés ecclésiales de base. Prêtres, et parfois évêques, ont choisi de vivre dans les bidonvilles et les villages au côté des « damnés de la terre ». Avec la théologie de la Libération, les ouvriers, les paysans, les femmes, les Indiens deviennent l’Église. En luttant pour l’émancipation des plus pauvres, du Brésil au Mexique en passant par le Chili ou le Pérou, ces catholiques ont franchi un pas longtemps tabou dans leur Église : celui du discours politique. A fortiori de gauche… voire de gauche radicale.

L’ancien évêque brésilien Dom Helder Camara, décédé en 1999, figure marquante de ce courant, avait une formule devenue célèbre : « Quand je donne du pain aux pauvres, on dit que je suis un chrétien ; quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on dit que je suis un communiste. » Leur proximité avec la gauche révolutionnaire s’est renforcée du fait de leur engagement contre les dictatures sud-américaines. Ce qui coûta la vie à plusieurs d’entre eux, à l’exemple d’Oscar Romero, archevêque de San Salvador (Salvador), assassiné en 1980 par des militaires liés à la junte au pouvoir, alors qu’il était en train de célébrer la messe.

Catholiques, révolutionnaires… et présidents

D’autres ont eu des engagements politiques. Leonardo Boff a été un des principaux soutiens de Lula tout comme une autre grande figure de la théologie de la Libération, Frei Betto. Dominicain brésilien, théologien, philosophe et romancier, emprisonné pendant quatre ans sous la dictature militaire, Betto a été nommé conseiller spécial de Lula quand celui-ci a été élu président de la République. Il a coordonné à ce titre le programme « zéro faim » qui a sorti près de 40 millions de Brésiliens de la pauvreté. Il faudrait aussi mentionner bon nombre de chefs d’Etat sud-américains récents, du Paraguay de Fernando Lugo (2008–2012), un ancien évêque, à l’Equateur, où l’actuel président, Rafael Correa, est un catholique fervent, tout comme l’était Hugo Chavez au Venezuela (1999-2013).

Depuis une vingtaine d’années, l’influence de la théologie de la Libération se fait sentir, bien au-delà de l’Amérique du Sud, dans de multiples domaines : féminisme, droits des Indigènes, multiculturalisme, etc. Mais le principal est l’écologie. C’est même pour certains d’entre eux, comme Leonardo Boff, un nouveau paradigme. Celui qui transcende les autres.« La terre saigne, particulièrement à travers l’être le plus singulier, l’opprimé, le marginalisé et l’exclu, car tous ceux-là composent les grandes majorités de la planète, constate-t-il.C’est en se basant sur eux que l’on doit penser l’équilibre universel et le nouvel ordre écologique mondial. » [2]

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Leonardo Boff

Occupations de terre et défense de l’Amazonie

Cet engagement s’explique, comme dans beaucoup de leurs combats, par le mode de vie qu’ils ont choisi et qui leur a fait partager des réalités très concrètes. Au côté des paysans sans terre, par exemple. Ainsi, la première occupation massive lancée par ces derniers, en 1979, au Brésil, dans l’État du Rio Grande do sul, a été fortement appuyée par la Pastorale de la terre, émanation de la théologie de la Libération. Au côté des Indiens d’Amazonie et des Andes, également. Ce qui les a sensibilisés à deux grands combats écologiques : contre la déforestation et contre les extractions minières.

Le premier vise aussi bien la sauvegarde de la forêt d’Amazonie que la défense des ouvriers agricoles exploités (les seringueiros), dont les représentants syndicaux sont particulièrement ciblés, et souvent assassinés. Un prêtre français de 86 ans, compagnon de route de la théologie de la Libération, s’est particulièrement distingué dans ce combat. Ancien avocat au barreau de Paris devenu dominicain, Henri Burin des Roziers s’est installé au Brésil en 1978 où on l’appelle désormais « l’avocat des sans-terre ». Menacé de mort, sa tête a été mise à prix en 2007 à 20 000 euros.

Le second concerne les installations de grandes compagnies minières internationales sur des territoires souvent montagneux et isolés, comme au Pérou, dans le sud andin. Des communautés catholiques y luttent activement depuis des années, dans les territoires de Puno et de Cuzco par exemple, pour dénoncer les conséquences de ces extractions, de cuivre notamment : dégradation de l’environnement, problèmes de santé, spoliation des terres, exode.

Apôtres de la sobriété partagée

L’engagement écologique de ces catholiques est aussi la conséquence logique de leur critique du capitalisme élaborée depuis la fin des années 1960. « L’imposition du modèle de production et de consommation capitaliste fait du pauvre et de la nature les principales cibles exploitées par la logique du profit. C’est ainsi que Leonardo Boff souligne le lien entre l’augmentation de la pauvreté et de la pollution », analyse Luiz Martinez Andrade, sociologue, chercheur à l’Université catholique de Louvain (Belgique), auteur d’une thèse sur la pensée de Leonard Boff.

Depuis la chute du mur de Berlin et l’arrivée de la gauche au pouvoir dans quasiment tous les Etats d’Amérique du Sud, la critique du capitalisme passe moins par la dénonciation des Etats-Unis ou la revendication d’analyses marxistes que par la critique de la globalisation financière et par le soutien aux mouvements sociaux. On trouve par exemple un théologien de la Libération, Chico Whitaker, parmi les fondateurs du Forum Social mondial, dont la première édition a eu lieu au Brésil, à Porto Alegre, en 2001.

C’est notamment dans ces assemblées que ce courant met en avant depuis de nombreuses années les concepts de décroissance ou de sobriété. « Il faut produire pour répondre aux besoins humains, mais en respectant les rythmes de la nature et en tenant compte de la capacité de tolérance de chaque écosystème, afin que ce dernier ne soit pas endommagé de manière irréversible, déclare Leonardo Boff. La consommation doit être régulée par une sobriété partagée : nous pouvons être plus avec moins. (…) Le choix fondamental est le suivant : promouvoir une alliance globale pour sauvegarder la Terre et nous préserver les uns les autres comme êtres humains, faute de quoi nous courons le risque d’une double destruction, la nôtre et celle de la diversité de la vie. Cette fois, il n’y aura pas d’Arche de Noé. Ou nous nous sauvons tous ou nous connaîtrons ensemble le même destin tragique. » [3]


[1La terre en devenir – Pour une nouvelle théologie de la libération, Leonardo Boff, Albin Michel, 1994.

[2La terre en devenir – Pour une nouvelle théologie de la libération, Leonardo Boff, Albin Michel, 1994.

[3Entretien donné au site www.alliancesud.ch (17 mars 2015) (lien ici)


Lire aussi : Le pape François prépare son encyclique sur l’écologie et le changement climatique


Source : Martin Brésis pour Reporterre

Photos :
. Chapô : Pixabay (werner22brigitte/CC)
. Gutierrez : Generaccion
. Leonardo Boff : Flickr (CC)
. Forêt amazonienne : Wikipedia (CC)

L’article original est accessible ici