Sur le plateau de Saclay, où la ville grignote les parcelles agricoles, un Jardin de Cocagne fait pousser soixante espèces de légumes. Et permet à des hommes et des femmes abimés par la vie de retrouver le chemin de l’autonomie. Cet îlot incarne chaque jour, les mains dans la terre, une écologie solidaire. Reportage.

 

Vauhallan (Essonne), reportage

Il est huit heures. Quelques hommes et femmes sortent du bus 119 en provenance de Massy Palaiseau. Les grues dominent au loin l’horizon. Campus universitaire, centre commercial, métro automatique sont en construction. Un froid d’hiver vient saisir les membres engourdis. La petite troupe marche sur le bitume avant de rejoindre la prairie où s’imposent de grands arcs bâchés de plastique, des serres agricoles alignées les unes à côté des autres.

Ils étaient peut-être au RSA ou à la rue. Cinquantenaires licenciés ou bien jeunes sans qualification. Peut-être dépendants à l’alcool ou surendettés. Aujourd’hui ils sont ouvriers maraîchers, en contrat de 6 mois à 2 ans. Ils gagnent le SMIC. Ce matin leur préoccupation, ce ne sont ni les galères administratives de la Caisse d’allocations familiales, ni les couloirs impersonnels de Pôle Emploi ou les menaces du propriétaire. Ce matin leur objectif, c’est de désherber la mâche et de récolter les poireaux sous l’œil attentif de Guy et Pierre, les encadrants techniques.

Une dignité déterrée par le travail

Alors que la vingtaine d’ouvriers enfile bottes et imperméables en ce temps boueux de février, Frédérique, la directrice du Jardin de Limon, témoigne : « L’exclusion est une insécurité permanente et chronique. Un cumul de handicaps qui s’enchaînent les uns aux autres. Grâce au travail, on donne un premier filet de sécurité. L’opportunité de se reconstruire, de résoudre des problèmes personnels, explique cette militante passionnée qui ne manque pas de lucidité. Mais que valent deux ans de stabilité quand on a vécu quinze ans dans la rue, dormant avec ses chaussures de peur de se les faire voler ? La réinsertion est une course d’endurance faite de patience et d’humilité. »

Guy et Pierre jouent les professeurs. « Plus que la technique agricole, on enseigne les fondamentaux de la vie en entreprise. La ponctualité, le fait d’arriver propre, de se reposer la nuit… » Des repères essentiels pour faciliter l’accès à l’emploi, après leur passage au Jardin. Les deux compagnons disent « écouter les ouvriers mais pas trop. On les traite comme des salariés ordinaires, sans faire de faveur. » De ce regard ni condescendant ni pathétique, naît une dignité nouvelle chez les travailleurs, dans laquelle ils vont puiser pour gagner en assurance. L’autonomie s’acquiert aussi par la responsabilisation.

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Au Jardin de Limon, 18 hectares de terres sont disponibles. Mais toute cette surface n’est pas cultivée.

Un maraîcher en insertion est garant des semis, un autre s’occupe de l’irrigation. Samir, chargé de la distribution, ne se fait pas prier pour parler de sa mission : « Lors de la vente, le jeudi c’est coup de bourre. Les légumes sont tous auscultés, le produit doit être nickel pour le client. Le social ne peut pas être un alibi. Ce qui donne de la valeur à l’insertion, c’est la qualité », soutient le jeune charmeur tout sourire, qui songe à quitter le lieu prochainement pour « se tester dans le réel, travailler dans une ferme classique ».

Sur le chemin de l’indépendance, la cuisine va aussi servir de balise. Les personnes qui travaillent au Jardin repartent avec des légumes frais invendus. Près de 10 % de la production nationale des Jardins de Cocagne est dévolue aux ouvriers maraîchers. Se réapproprier son alimentation, c’est aussi reprendre sa vie en main. Et mettre du beurre dans les épinards.

Thierry s’est trouvé une petite parcelle pour cultiver ses propres légumes. « 200 m2 bien travaillés, c’est l’équivalent d’un treizième mois de salaire », rappelle Guy, qui ne perd pas le nord. À Cocagne, « ce n’est pas un public en détresse que l’on gère, ce sont des individus que l’on émancipe, conclut Frédérique, une petite dame au débit rapide et à l’énergie qui emporte comme une tornade. Nous, on veut sortir du misérabilisme, susciter une reconnaissance dont chaque être humain a besoin. »

Les vertus du maraîchage biologique

Ici l’agriculture n’est pas vue en soi, elle est un tremplin vers l’insertion. Elle tire sa richesse de la symbolique qu’elle transmet : « Autrement plus valorisant de nourrir les autres que de nettoyer leurs saletés, à en croire Frédérique, qui pointe l’absence d’inventivité des structures classiques d’aide au retour à l’emploi. On peut proposer un autre avenir à ces populations que le ménage ou le textile ». Guy, attaché à son rôle de formateur, renchérit : « L’agriculture, au moins, c’est polyvalent. Entre la commercialisation, la gestion des stocks, le travail manuel, ce sont des compétences transférables à d’autres milieux professionnels ».

De la graine à la récolte, planter, biner, réparer les outils, trier les légumes… Les activités se conjuguent au pluriel pour ces travailleurs qui apprennent à maîtriser toute la chaîne du vivant.« Mais on ne fait pas toujours ce que l’on veut, précise une jeune ouvrière aux cheveux noirs relevés en chignon. Parfois on ne plante pas ce qui était prévu. Il y a des maladies sur les légumes et il faut tout recommencer ». La persévérance s’affûte au fil des journées, dont le programme s’ajuste sans cesse à la météo, aux aléas du terrain. Un défi cohérent pour Samir qui« trouve intelligent de mêler les incertitudes du social aux risques de la nature. Il faut toujours s’adapter. L’humain n’est pas une machine, la nature non plus ».

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Les serres sont immenses. « On les appelle « les cathédrales » », rapporte Pierre.

Au sein des jardins de Cocagne, le cahier des charges impose la pratique de l’agriculture biologique. L’attention portée à la terre se transfère sur ceux qui la travaillent. Le refus des traitements polluants, c’est également le respect des jardiniers. « Faire du bio, c’est gratifiant », déclare Frédérique. Yann conduit cette semaine la fourgonnette du Jardin chargée de potimarrons, de patates et d’oignons qu’il a lui-même fait pousser. Responsable livraison, il prend goût au contact avec les clients et partage à son retour les compliments qu’il a reçus. Plus qu’une simple activité d’insertion, le Jardin de Limon propose une nouvelle société du dialogue.« Il y a beaucoup plus que des légumes qui s’échangent », au dire du fondateur Jean-Guy Henckel.

Une recette miracle

En 1991, cet homme à la forte poigne, crée à Besançon la première structure avec un ancien paysan du Larzac. Le gaillard lui raconte comment ils ont, lui et ses voisins, maté les militaires :« Alors tu parles, ton jardin, je le monte en moins de temps qu’il faut pour le dire ».

Les paroles traduites en actes, le lieu ouvre ses portes. Il accueille à ses débuts des agriculteurs en déroute. Paupérisés et endettés, ces damnés de la Terre ont abandonné leur ferme et survivent grâce au RMI. Pour Jean-Guy Henckel, les précaires de nos campagnes et les citadins rejetés dans les ghettos sont les deux facettes d’une même réalité, les victimes d’une même force destructrice. L’économie libérale et l’agriculture productiviste sont des mécaniques à exclusion.

Contre ces logiques, le premier Jardin tente un pari osé. Lier écologie et insertion. Montrer qu’une autre agriculture est possible, esquisser un autre lendemain pour ces personnes défavorisées. Les initiateurs du projet figurent parmi les premiers à se lancer dans la vente directe, bien avant le mouvement des AMAP. À l’époque, beaucoup doutent du réalisme de l’opération. Une clientèle qui s’engage à acheter chaque semaine en payant par avance un panier de légumes, dont elle ne choisit pas le contenu ? Vaste chimère ! On ignore encore tout de la dynamique qui allait s’engager.

24 ans plus tard, 120 jardins ont éclos. Le public s’est considérablement élargi et le réseau emploie maintenant 4 000 salariés en contrat d’insertion, 700 encadrants. « Une vraie communauté ! » s’exclame le fondateur, fier de l’élan amorcé. Les 22 000 adhérents, bien plus que de simples consommateurs, proposent une plateforme d’échanges divers et variés : cours de langue, coach pour la recherche d’emploi, aide à la maintenance du matériel. « Les circuits courts se muent en échanges de savoir, affirme Frédérique. Les adhérents savent que les légumes ont une histoire – celle de ceux qui les cultivent – et ils veulent y prendre part. »

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Samir, ouvrier maraîcher, et Valérie, accompagnatrice, devant leurs œuvres

Rapprocher des personnes qui ne seraient pas forcément amenées à se rencontrer, telle est la force du réseau Cocagne. C’est également « un bon outil pour lutter contre le cloisonnement qui fissure notre société, en enfermant les individus dans de froids stigmates », s’élève Jean-Guy Henckel, prêcheur têtu et visionnaire.

Le modèle ouvre le champ des possibles pour les personnes en réinsertion. Il éveille même des vocations agricoles. C’est le cas d’Emeline, chevrière sur le col de l’Escrinet en Ardèche : « En travaillant au Jardin de Cocagne, j’ai senti que mon projet de ferme-auberge pourrait se concrétiser. » Un petit bout de femme qui a l’air plutôt épanoui, au milieu de son magnifique troupeau de chèvres chamoisées. S’ils sont peu à poursuivre leur itinéraire dans l’agriculture, 30 % des ouvriers maraîchers accèdent directement à un emploi – en CDI, CDD, intérim -, 10 % intègrent une formation qualifiante, 8 % continuent leur parcours dans d’autres structures d’insertion. Pour 14 %, on ne remarque pas d’avancées significatives. De toute façon, l’objectif du réseau ne se résume pas à des pourcentages. « On ne peut le réduire à un taux de rentabilité. On risquerait d’entraîner une sélection, privilégiant ceux qui sont les plus à même de se réinsérer », avertit le fondateur.

Des ingrédients qui se mélangent avec complexité

Mais cette réussite, cette réconciliation entre « les trois sœurs ennemies : l’économie, la société et l’écologie » (Jean-Guy Henckel) ne lisse pas la réalité. Les difficultés pour coupler agriculture et travail social restent vives. « Il faut redoubler d’imagination en hiver », concède Pierre : au Jardin, pas question de débaucher les ouvriers. « C’est une hystérie de travailler à vingt dans un jardin en période basse alors qu’il n’y a pas grand-chose qui pousse. D’un point de vue économique, cela n’a pas de sens. Mais l’insertion, c’est douze mois de l’année ! » s’exclame Frédérique.

En hiver, le Jardin se tourne parfois vers la prestation de service, dans les espaces verts des mairies ou chez les particuliers. « On profite aussi de cette saison pour insister sur l’accompagnement individualisé. Notre conseillère sociale, installée dans les bureaux à l’étage du bâtiment agricole, ne chôme pas ! » L’été à l’inverse, se caractérise par un fort besoin de main-d’œuvre. Besoin qui se heurte aux contrats à temps partiel des ouvriers maraîchers, de 26 à 30 heures hebdomadaires : « Impossible d’arroser les tomates à l’aurore ou de cueillir les salades le samedi, signale Guy qui travaillait auparavant dans une exploitation agricole ordinaire. Il sait de quoi il parle. Ici, on ne bosse pas le week-end. Il faut gérer cette temporalité en plein pic d’activité. Dans un Jardin de Cocagne, on fonctionne à flux tendus. De nouveaux salariés arrivent tandis que d’autres partent. Il faut former sans relâche. »

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L’abbaye bénédictine de Limon a vendu les terres aux Jardins de Cocagne malgré les offres de nombreux promoteurs immobiliers. Marie, cheffe d’équipe, et Pierre, encadrant technique.

Traversés par des demandes parfois contradictoires, les encadrants techniques assument un rôle délicat. Il existe un fort turn-over au sein de cette profession tampon, située entre les ouvriers et la direction. Un tiers quitte la structure chaque année. « À l’entretien d’embauche, on nous dit de cracher du légume, de produire un maximum pour répondre aux besoins des adhérents. Mais on ne peut pas faire abstraction des contraintes, on est pris entre deux feux », confient les encadrants. Frédérique admet la difficulté de leur position : « Souvent, nous recrutons des maraîchers de haut vol, mais il faut aussi faire du management de public en insertion. Les encadrants sont autant des professionnels de l’agriculture que du travail social. Ce sont donc des moutons à cinq pattes. »

Des espèces rares, qui ont l’âme paysanne. Pierre, jeune homme aux boucles noires qui chatouillent son regard, est venu à l’activité maraîchère par « amour de la terre. » Il faut l’entendre épiloguer sur son sujet : « La terre n’est pas qu’un support. Elle est vivante, à nous maraîchers de savoir l’écouter. Pour travailler en complicité. » Une recherche qui se construit parfois en décalage avec les pratiques culturales du Jardin. « Même si l’on fait de l’agriculture biologique, on aimerait pousser un peu plus loin. Expérimenter la permaculture », reconnaît Basile, jeune chargé de développement au sein du réseau. Lui et Pierre ont suivi récemment un stage à la ferme expérimentale du Bec Hellouin. Ils en reviennent plus sceptiques des us et coutumes : « Ici, nous faisons ce qu’on pourrait appeler du bio conventionnel, avec un fort niveau de mécanisation, ce qui nous permet de viser 700 paniers par semaine. L’approche permacole est certes intéressante, mais encore difficilement viable économiquement. »

Un équilibre financier jamais acquis

La vente de ces paniers contribue aux ressources du Jardin de Limon. Mais comme tout chantier d’insertion, l’auto financement ne peut dépasser le seuil légal de 30 %. « Nous restons dépendants des subventions publiques, tant vis-à-vis des collectivités territoriales que de l’Etat qui nous finance à hauteur de 40 % pour la prestation d’insertion sociale », relate Frédérique. En ces périodes de vache maigre où l’argent public se fait rare, « il faut sans cesse négocier et se justifier. C’est un combat renouvelé chaque année ».

« On en vient même à développer un nouveau type d’argumentaire moralement discutable : ces personnes coûteraient moins cher à la société en travaillant qu’en étant livrées à elles-mêmes », précise la directrice quelque peu amère. L’incertitude économique plane sur les Jardins de Cocagne, ombrageant le quotidien de l’équipe. À l’heure du repas, Frédérique sert une soupe de potimarron fumante directement de la marmite aux bols : « Qui a fait une demande de subvention pour une louche ? » apostrophe-t-elle amusée.

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« Aujourd’hui, j’ai troqué mon blouson de travail pour ma veste Vinci » sourit Frédérique qui attend un rendez-vous important.

Cette situation conduit le réseau à se tourner vers de nouveaux acteurs, fondations et mécénat d’entreprise. « À présent, on travaille largement avec des partenaires privés. Cette co-construction nous amène à réfléchir sur la ligne politique des Jardins de Cocagne », affirme Basile, tout juste sorti de l’ESSEC, une grande école de commerce. « Nous sommes pragmatiques, résume Jean-Guy Henckel avec son franc-parler. C’est en allant au contact des entreprises conventionnelles que l’Economie Sociale et Solidaire peut faire bouger les lignes ! N’allez pas imaginer que tenter des alliances improbables passera forcément par la perte de notre âme ou de nos valeurs. Tous ceux qui veulent contribuer à nos projets sont les bienvenus. Tous ceux qui voudraient les transformer ou les instrumentaliser sont priés d’aller voir ailleurs ».

Une stratégie d’ouverture qui n’est pas sans causer certains débats au sein du réseau, à l’image de la coopération avec l’agro-industriel Fleury Michon en Vendée ou avec Vinci qui cède des terrains en bordure d’autoroutes. Controverses d’autant plus marquées dans les Jardins à proximité de Notre-Dame-des-Landes.

Innover pour durer

À la question des partenaires privés vient se greffer un nouveau défi, celui de répondre à la multiplication des offres de paniers bio. Si les AMAP et les jardins collectifs ont permis de diffuser les circuits courts, on assiste aussi aujourd’hui à des détournements : achat par internet, vente par les grandes chaînes de distribution. Une concurrence qui fait baisser la demande en produits et légumes frais. Le nombre d’adhérents stagne, « d’où l’importance de communiquer sur les particularités de nos missions… » glisse Frédérique en brandissant un tract tout chaud sorti de l’imprimante : « Légumes frais, bio et solidaires ! ».

L’innovation reste une clef pour exister sur le temps long. Des réalisations sont en cours : un Jardin de fleurs en Essonne, un « panier bébé » à Blois, avec légumes spécifiques et recettes. Les projets vont bon train : conserveries, distributions de paniers en entreprise, et même restaurants d’insertion. « Les circuits courts, ce n’est pas un modèle figé. Aux Jardins de Cocagne, on se fixe comme objectif d’élargir le public potentiellement intéressé par la démarche », intervient Frédérique à l’enthousiasme intarissable. L’opération 30 000 paniers solidaires rend accessible l’alimentation de qualité à des familles aux revenus faibles, en livrant des légumes aux associations caritatives, en proposant des tarifs préférentiels ou des formations au jardinage.

Faire sortir ces projets de terre passera aussi par la finance solidaire : le réseau vient de mettre en place un fonds d’investissement et de dotation avec la banque alternative la Nef. S’inspirant de Terre de Liens, le réseau Cocagne dresse un même constat : sans la mobilisation citoyenne, pas de possibilité de se solidifier. Inscrits dans le mouvement de la Transition, les Jardins se veulent acteurs du changement. Être des passeurs de frontières entre classes sociales, générations et corps de métier. La marche est-elle assurée vers le pays de Cocagne ?


Lire aussi : Qu’est-ce qu’un jardin de cocagne ?


Source et photos : Lucile Leclair et Gaspard d’Allens pour Reporterre

L’article original est accessible ici