Image : La berlinoise Johanna Heuveling face au mur, en 2015.
J’ai interviewé Johanna Heuveling dans le but de trouver un nouvel élan pour un discours de paix dans un monde tourmenté par la violence et afin d’approfondir le concept de réconciliation. Le fait qu’il existe toujours une solution face à la guerre et à la violence devrait être considéré comme un principe pédagogique universel. C’est le souhait que j’exprime en écrivant ces lignes.
Je voudrais maintenant laisser la parole à Johanna… Sur la photo de couverture, vous pouvez voir la Berlinoise devant le mur de Bethléem qui doit tomber, comme le dit la chanson que Roger Waters a écrite pour Gaza.
Chère Johanna, en tant que pacifiste, tu t’es engagée en faveur de la réconciliation entre Juifs et Palestiniens. Pour le moment, quelles stratégies vois-tu pour atteindre cet objectif ? Comment réussit-on à surmonter la haine accumulée au fil des décennies ?
Avant tout, mon espoir en la réconciliation repose sur la certitude que 90 % des personnes, Israéliennes comme Palestiniennes, désirent vivre en paix ou feraient tout pour réaliser leur souhait. En fin de compte, depuis toujours l’existence des citoyens ordinaires dépend de la paix.
À la fois cependant, les personnes éprouvent une peur et une haine incommensurables. L’autre semble un être vindicatif, agressif et violent. Ce sont des histoires que vous connaîtrez sûrement. Et les médias et les politiciens ne font que les confirmer afin de créer une attitude défensive de plus en plus radicale.
Quand je suis partie là-bas, ce qui m’a le plus touché, c’est l’absence d’espaces pour se rencontrer, échanger ses idées et se connaître. À plusieurs reprises, c’est moi – qui venais de l’étranger et qui n’avais rien à voir avec tout cela – qui servais de médiatrice entre Israéliens et Palestiniens. C’est quand même fou ! Moi, je peux à n’importe quel moment contacter des gens en Cisjordanie ou en Israël mais entre eux, vivant à proximité, il n’existe aucun point de contact. Même les musulmans en Israël ont peu de contact avec les juifs. Cependant, j’ai remarqué que, des deux côtés, ils sont curieux de savoir la manière dont vivent les autres.
Ainsi, selon moi, la plus importante stratégie est celle du rapprochement humain. J’ai souvent pensé aux Français et aux Allemands qui, au début du siècle dernier, se détestaient à tel point qu’ils se sont déclaré deux terribles et inhumaines guerres mondiales. Après la Seconde Guerre mondiale, ils sont enfin devenus raisonnables (peut-être parce que d’autres intérêts étaient également en jeu), ce qui a donné vie à l’amitié franco-allemande. À l’école, les deux langues étaient beaucoup enseignées. Ils organisaient de nombreux programmes d’échange et des coopérations politiques, culturelles et économiques. Ils voulaient avant tout que les personnes dialoguent entre elles. Aujourd’hui, nous ne pensons même plus à la guerre. Des amis et de la famille vivent de l’autre côté de la frontière. On pourrait répondre que dans ce cas ces deux cultures sont très ressemblantes. Quoi qu’il en soit, au début du siècle dernier, les différences étaient très marquées.
Comment penses-tu que la dynamique entre coupables-victimes-coupables expliquée par Amos Oz puisse servir de paradigme pour construire la paix ?
Je suis très contente d’avoir trouvé les textes d’Amos Oz. Bien sûr, ce n’est pas la seule vérité, mais nous connaissons tous la situation où, têtus et nous sentant persécutés par les autres, nous ne sommes pas capables de savoir ce que l’autre veut réellement. Des deux côtés, les Arabes et les Juifs ont été fortement traumatisés au moment de la création de l’État d’Israël : les premiers par l’Holocauste et les autres par le colonialisme et l’exploitation. Ce sont là les pires conditions possibles et imaginables. Je ne saurais comment voir le bon côté des choses. Il est primordial de s’en rendre compte, écrire et expliquer davantage ces dynamiques historiques. L’histoire ne devrait pas être vue comme un moment ponctuel mais comme un processus. Et bien sûr, il faut en parler et en discuter dans les écoles. Bien que la génération des victimes et des bourreaux ne réussisse pas encore à surmonter cette haine, on peut avoir un grand espoir dans les générations futures. Les enfants n’héritent pas seulement de la haine. Parfois, ils commencent même à se rebeller contre la génération de leurs parents. Il suffit de regarder les Allemands en 1968. En Israël, lors des dernières protestations de Tel-Aviv, nous avons vu qu’ils ne parlaient pas juste des loyers trop élevés. Un ami de Haifa m’a dit : « Au moins maintenant tous les Israéliens se rendent compte que notre élite politique est corrompue. Avant, les gens n’en avaient pas conscience ».
Comment réussit-on à construire la paix dans la vie des citoyens ordinaires au-delà du monde politique et des lobbies des armes ?
Je pense qu’au niveau politique, que ce soit en Israël, à Gaza et/ou en Palestine, personne ne veut vraiment faire la paix. Sinon ils auraient commencé depuis longtemps des programmes dont nous avons parlé précédemment. Je crois que tout effort est vain.
Je suis convaincue que les gens doivent prendre conscience qu’ils ne peuvent avoir confiance en leurs politiciens et qu’ils doivent prendre en main leur destin. Il suffit qu’un nombre significatif de personnes prenne l’initiative d’entrer en contact avec celles de l’autre côté de la frontière, de voyager dans d’autres régions et de commencer des petits projets de rencontre. Internet offre également de nombreuses possibilités. De nombreux projets prometteurs existent déjà, créés à partir d’initiatives personnelles, mais malheureusement ils sont encore trop isolés pour avoir de l’influence.
Nous pouvons nous aussi faire quelque chose, par exemple en invitant chez nous les Israéliens et les Palestiniens afin qu’ils puissent se rencontrer dans un lieu neutre. Nous pouvons servir de pont. Et je pense que l’Europe doit assumer ses responsabilités.
Pour beaucoup de monde, cette proposition pourra peut-être sembler trop indulgente et douce, mais en réalité il faut beaucoup de courage. Il s’agit de faire exactement le contraire de ce que la peur et la colère nous suggèrent : ne pas fuir, ne pas se barricader, ne pas se couvrir d’armes et ne pas commettre de violence, mais rencontrer l’autre désarmé et avec le cœur, affronter ses arguments et ses sentiments. Des deux côtés, les forces violentes n’hésiteront sûrement pas à attaquer ces initiatives. Et il faut également envisager que les personnes qui nous sont les plus chères puissent devenir nos ennemis. Dans tous les cas, cela demande beaucoup de travail, de courage et d’engagement. Ainsi, il est essentiel de travailler en réseau pour se montrer nombreux et déterminés. Je ne sais pas si cela arrivera mais j’ai plus d’espoir dans ce projet que dans les politiciens.
Quels sont les principaux objectifs de Monde sans guerres ?
Le nom complet de notre organisation est « Monde sans guerres et sans violence ». La guerre n’est qu’une forme extrême de violence. Il existe différentes formes de violence : économique, sexuelle, psychologique et religieuse, pour ne citer que quelques exemples. La violence se produit lorsqu’une personne veut en dominer une autre (pour des raisons économiques, sexuelles, religieuses, etc.), en restreignant ses droits et ses libertés ou pour l’exploiter dans son propre intérêt. De ce point de vue, nous avons un passé et un présent très violents.
Nous pensons que nous devons agir pour surmonter cette violence, parce qu’elle nuit à l’être humain (même celui qui y a recours) et parce que dans le monde d’aujourd’hui avec les armes de destruction massive, les catastrophes économiques et écologiques, nous ne réussirons pas à survivre sans apprendre à surmonter ce mécanisme archaïque. Avant tout, il s’agit de reconnaître les mécanismes de la violence dans la vie privée quotidienne (où souffré-je de la violence ? Où y ai-je recours ?) et dans les rapports humains. Ensuite, nous devons apprendre à utiliser les outils afin de vaincre la violence par la réconciliation et l’activisme nonviolent. Pour ce faire, nous organisons des ateliers, des séminaires et des conférences, nous étudions en profondeur certains sujets et nous publions nos connaissances, en organisant également des manifestations comme des festivals, des défilés, des prix cinématographiques, etc.
« Monde sans guerres » est une association internationale qui, en 2009, a lancé la Marche Mondiale pour la Paix et la Nonviolence. Nous collaborons également avec différents groupes de nombreux pays, en travaillant sur les formes variées de violence.
Quelle est l’importance de travailler en réseau et pour quelles raisons ?
Il est essentiel de travailler en réseau pour atteindre davantage de visibilité et donner plus d’importance à un sujet spécifique. Parfois, des personnes peuvent déclencher de très belles dynamiques qui conduisent à des initiatives comme le mouvement des Indignés et Occupy. Ces expériences ne sont visibles que pour quelque temps mais produisent toujours un changement dans l’imaginaire collectif et la collaboration future entre les personnes. De nombreuses initiatives sont nées dans certains quartiers.
Malheureusement, en Allemagne, depuis des années des conflits ont lieu entre les organisations et cela empêche la formation d’un vaste mouvement. En revanche, le travail avec les bénévoles est très satisfaisant car il fonctionne sans aucune dépendance à l’argent. Chacun d’eux s’engage pour ses convictions et non pour payer son loyer. De cette manière, on renonce à l’esprit de compétition et on est heureux lorsque quelqu’un met en place quelque chose de beau, en le soutenant. En Allemagne, d’excellents projets ont été organisés dans ce secteur.
Mais il est nécessaire de travailler en réseau à tous les niveaux afin de promouvoir des changements réels concernant des sujets d’actualité comme le commerce des armes, la militarisation de la République fédérale d’Allemagne, la crise économique, etc.
En tant que pacifiste, quels sont tes objectifs au cours des années à venir ?
Pour le moment, j’écris surtout pour Pressenza, j’ai découvert que c’est ce que je sais faire de mieux. Je voudrais transmettre aux personnes qu’il existe toujours d’autres possibilités que celles qui nous sont présentées comme la seule solution, qu’il est toujours important de comprendre tous les contextes et les raisons et qu’il y a de nombreux exemples positifs qui souvent ne sont pas perçus. J’ai l’impression que surtout en Allemagne on croit de plus en plus aux solutions violentes des conflits. C’est dans ce genre de contexte que nous devons montrer des arguments et des exemples de solutions nonviolentes.
Je voudrais également recommencer à organiser des séminaires sur la violence et la réconciliation étant donné les très belles expériences que j’ai vécues. Beaucoup de participants (dans les bidonvilles africains comme en Allemagne) voient soudainement des possibilités de changer des situations oppressives particulières qu’ils n’avaient pas perçues auparavant. C’est très émouvant. Et moi aussi, dans ma vie, je n’ai pas fini de m’occuper de ces questions.
Traduction de l’italien : Ségolène Jaillet