Par Réjane Ereau
Le bonheur peut-il être un indice de développement au niveau d’un pays ou d’une organisation ? C’est le pari relevé par le Bhoutan, sous l’œil attentif de l’ONU.
Bonheur national brut
« La richesse contribue de manière significative au bonheur, mais au-delà d’une certaine sécurité matérielle, son impact est négatif, note Yannick Lapierre, consultant-formateur au sein d’Arolla Partners. Regardez les Etats-Unis : c’est un des pays les plus riches du monde, mais il ne se classe que dix-septième en matière de satisfaction de vie.» L’ancien premier ministre du Bhoutan confirme : « Le bonheur ne dépend pas d’une croissance économique perpétuelle, mais d’un bon équilibre entre les besoins du corps et ceux de l’esprit. Le BNB est basé sur la conviction que le développement doit être durable, holistique, inclusif et centré sur l’humain. »
S’en est suivi la mise en place d’une grille d’analyse destinée à évaluer la justesse de toute décision politique, au regard non seulement de critères socio-économiques tels que le niveau de vie, la santé ou l’éducation, mais aussi de la préservation de l’environnement, de la culture, d’une gestion gouvernementale saine, du bien-être individuel et de la solidarité. Maîtres mots : équilibre, respect, responsabilité… et interconnexion, car tous ces sujets sont liés.
Sur le terrain
Paradoxe : au moment où les institutions internationales se penchent sur son cas, le Bhoutan traverse une période délicate. L’ouverture progressive du pays et ses récentes difficultés économiques, liées à l’arrêt des subventions indiennes sur l’essence et le gaz domestique, engendrent de nouvelles questions : entre aspiration légitime à plus de confort matériel et miroir aux alouettes de la vie à l’occidentale, les jeunes quittent les campagnes, se confrontent au chômage et à la délinquance. « Le gouvernement précédent a passé beaucoup plus de temps à parler de BNB qu’à agir », plaide le Parti démocratique du peuple, qui a remporté les dernières élections législatives. La période est charnière : comment conjuguer tous les facteurs ?
Pour décliner concrètement son modèle sur le terrain, prouver son bien-fondé et le faire perdurer, le Bhoutan a mis en place un Centre du Bonheur National Brut, dont la mission est de former des Bhoutanais, mais aussi des étrangers, à « comment appliquer les valeurs du BNB au quotidien, dans leur famille, leur communauté, leur pays et au-delà », explique le directeur des programmes Ha Vinh Tho, ancien responsable de la formation au Comité International de la Croix-Rouge (Genève).
Spécialistes du changement en organisation, Yannick Lapierre, Edouard Payen et Isabelle Lunel ont fait le voyage. Au programme : immersion dans le pays, rencontres d’acteurs locaux, formation aux principes du BNB et aux moyens de les mettre en œuvre à l’échelle d’une organisation. « Au Bhoutan, les élèves pratiquent la méditation pleine conscience avant d’entrer en classe. La façon d’enseigner des professeurs s’appuie aussi sur cette technique, qui leur permet d’être plus centrés, plus à l’écoute, plus à même de transmettre. Il s’agit vraiment de développer un état intérieur qui favorise l’attention et la relation », explique par exemple Isabelle Lunel.
A l’issue de ce voyage, Arolla Partners a créé un Institut Mindfulness et Bonheur, destiné à proposer en France des formations et des conférences-ateliers, notamment sur le BNB, en partenariat avec le Centre bhoutanais. « Notre système est dans l’impasse, commente Edouard Payen. Albert Einstein disait qu’aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré. Il est temps de changer de niveau de conscience, à titre individuel et collectif. »
Laboratoire pour le monde
Aux Etats-Unis, la société textile Eileen Fisher Clothing Group a d’ores et déjà adapté les principes du BNB pour améliorer ses méthodes de travail. Idem chez Nature Brazil, leader des cosmétiques au Brésil. En avril 2012, un colloque à l’ONU sur le thème Bonheur et bien-être : définir un nouveau paradigme économique a rassemblé 800 participants, parmi lesquels des responsables politiques, des économistes, des acteurs de la société civile et le Secrétaire général des Nations unies. Il a ensuite été demandé au Bhoutan de fournir une série de conclusions et de recommandations en 2013 et 2014, pour application à partir de 2015.
« Le Bhoutan constitue un excellent laboratoire, souligne Isabelle Lunel. On peut y expérimenter des choses qu’on ne pourrait pas faire à grande échelle. Ce qui y fonctionne pourra inspirer d’autres pays, notamment ses colossaux voisins, l’Inde et la Chine ». Les grandes puissances se saisiront-elles de l’occasion ? « L’intérêt de l’ONU a le mérite d’envoyer le signal qu’il s’agit d’un enjeu fort, pas d’un gadget », estime Yannick Lapierre.
Et attendant, à chacun de nous, aussi, de favoriser l’émergence d’un nouveau paradigme. « Le véritable bonheur provient de l’aide que nous apportons à autrui, d’une vie en harmonie avec la Nature, ainsi que de la prise de conscience de notre sagesse originelle, rappelle l’ancien premier ministre du Bhoutan. Ce que nous voulons atteindre par les programmes du Centre du BNB, ce n’est rien de moins qu’une transformation profonde. Permettre aux gens de déployer leur plein potentiel, contemplatifs autant qu’analytiques dans leur compréhension du monde, ayant profondément réalisé qu’ils ne sont pas séparés de la Nature et des autres. En somme, réalisant leur humanité véritable. »
Source : http://www.inrees.com/articles/bonheur-au-pouvoir/