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Depuis le début de la crise, les grandes entreprises énergétiques espagnoles, avec la complicité des gouvernements successifs de gauche et de droite, ont fait augmenter les factures d’électricité de 70%. Échaudée, une partie croissante de la population se constitue en coopératives dont le but est de promouvoir une transition vers un modèle énergétique « souverain », basé sur les énergies renouvelables.
Avec le marasme économique qui a drastiquement réduit leur pouvoir d’achat, les consommateurs espagnols ont commencé à regarder de plus près leur facture d’électricité. Celle-ci, en huit ans, a augmenté de 70% selon les calculs de la CNE (la Commission nationale de l’énergie espagnole). Le tarif de l’électricité en Espagne est aujourd’hui parmi les plus chers d’Europe, derrière Chypre et Malte.
Comptabilité opaque
Cette escalade s’explique, selon la CNE, par un énorme « déficit tarifaire » accumulé sur plusieurs décennies et estimé à 30 milliards d’euros. Depuis 2008, les gouvernements successifs de gauche comme de droite tentent de combler ce déficit, avec une kyrielle de réformes qui se sont traduites par des hausses continues de la facture des consommateurs, et le sabotage incompréhensible du développement des énergies renouvelables. Or ce déficit tarifaire n’est autre que l’écart entre les coûts « reconnus » (et non réels) de la production d’électricité et le prix payé par les consommateurs. Et ces coûts « reconnus » sont composés d’une série de paramètres opaques que le gouvernement actuel (le Partido Popular, de droite) a refusé de rendre transparents en bloquant par voie parlementaire, le 26 juin 2013, une proposition de la gauche plurielle espagnole d’auditer le fameux déficit tarifaire.
Cadeaux aux énergies fossiles
On sait cependant que ces « coûts reconnus » comprennent des primes versées par le gouvernement espagnol en priorité aux gros producteurs d’énergie du « régime ordinaire » (nucléaire, charbon, fuel, gaz et hydroélectricité), réunis au sein de l’association UNESA (dont les membres sont les compagnies Endesa, Iberdrola, Gas Natural Fenosa, E.On España et Energias de Portugal-EDP). Avec la libéralisation du marché électrique en 1997, ce lobby électrique a extorqué au gouvernement espagnol ces primes – appelées « coûts de transition à la concurrence » – à titre de compensation pour leurs investissements, pour une valeur de 12 milliards d’euros. De ces 12 milliards d’euros, le lobby électrique a perçu 3,4 milliards de trop (par rapport à ses besoins totaux en investissements), entre 1998 et 2006. Cependant, le ministère de l’Industrie espagnol n’a pas réclamé le remboursement de cet excédent de subventions, alléguant qu’il y avait prescription.
Assassinat des énergies vertes
En revanche, en juin dernier, ce même ministère n’a pas hésité à supprimer de façon rétroactive les primes perçues par les producteurs d’énergies renouvelables depuis la fin des années 1990 (chiffrées à 64 milliards d’euros par le ministère de l’Industrie et à 38 milliards par l’Association des producteurs d’énergies renouvelables, APPA), affirmant que ces primes à l’énergie verte étaient en grande partie responsable du déficit tarifaire… De nombreux petits producteurs indépendants s’étaient lourdement endettés pour financer des installations, tablant sur des bénéfices futurs calculés sur la base de ces primes de l’État. En les supprimant rétroactivement, la réforme a non seulement porté prejudice à ces producteurs – le manque à gagner sur les bénéfices globaux est estimé à 3,4 milliards d’euros par les principales associations de producteurs d’énergies vertes -, mais elle a aussi tué dans l’oeuf le développement d’un marché où l’Espagne était en train de se positionner comme leader, notamment dans le solaire et l’éolien.
À tel point que les investisseurs internationaux et certaines multinationales s’étaient bousculés pour profiter de la manne ; de sorte que l’Espagne est aujourd’hui la cible de huit plaintes déposées par ces investisseurs auprès d’organismes internationaux d’arbitrage des différents entre investisseurs et États – ce fameux dispositif des ISDS qui fait tant débat à propos du projet de traité de commerce transatlantique TAFTA. Ces procédures pourraient coûter à l’État espagnol des millions d’euros en termes de dommages et intérêts si les préjudices sont reconnus.
Les coopératives vertes en plein essor
Le favoritisme flagrant du gouvernement espagnol envers les grande entreprises électriques s’explique par leur poids politique : toutes les grosses compagnies comptent ou ont compté des hommes politiques dans leurs conseils d’administration, y compris d’anciens chefs d’État. Felipe González et José María Aznar font partie respectivement du conseils d’administration de Gas Natural et Endesa. Elena Salgado, l’ancienne ministre de l’Économie et son successeur, Luis de Guindos, ont eux aussi des connections étroites avec Endesa.
C’est la population espagnole qui fait les frais de cette politique oligopolistique et anti-écologique : la précarité énergétique touche désormais 10% d’entre eux, selon une étude de l’Association des Sciences Environnementales espagnole (ACA). De sorte qu’un nombre croissant de consommateurs ont décidé de se tourner vers les coopératives électriques d’énergies renouvelables. Depuis trois ans, quelques 20 000 usagers espagnols ont annulés leurs contrats avec les compagnies traditionnelles et se sont associés aux coopératives GoiEner (basque), Som Energía (catalane) et Zencer (andalouse). Leur modèle est inspiré de celui d’autres coopératives du même genre en Europe (lire notre enquête sur la situation en Allemagne et en France), rassemblées sous la Fédération européenne REScoop. Leur succès est tel que trois autres coopératives sont en train de voir le jour en Cantabrie (Enerplus), en Galice (Nos Energia) et dans la région de Valence (Seneo).
Som Energía : une électricité à la fois plus verte et mois chère
La première des coopérative à voir le jour sur le territoire espagnol a été Som Energía. Elle a été fondée en 2010 par Gijsbert Huijink, un hollandais installé en Catalogne depuis 2005. En Hollande, les coopératives de consommateurs d’énergies renouvelables sont chose commune, et Gijsbert Huijink a décidé de reproduire le modèle (qui n’existait pas à l’époque en Espagne) pour rationaliser les coûts d’investissement d’un générateur éolien qu’il voulait installer sur son lieu de résidence. En moins de quatre ans, Som Energía a réussi à capter 16 818 associés sur tout le territoire espagnol, à qui elle garantit la fourniture d’une énergie à 100% verte. “Depuis sa création, la coopérative n’a d’autre but que d’encourager un modèle énergétique basé sur les énergies renouvelables, pas de nous battre contre les grosses compagnies pour obtenir des prix moins chers”, précise Albert Cano, l’un des membres de Som Energía. Som Energía dépend, comme n’importe quel autre fournisseur, des prix fixés par enchères de la bourse d’électricité et des tarifs du système unique de distribution (Red Eléctrica de España) dont l’État est l’actionnaire majoritaire. Cependant, son statut d’organisme à but non lucratif l’exonère de devoir répartir ses bénéfices entre ses actionnaires, et elle offre doncde facto des services bien moins chers que ses gros concurrents.
Récupérer la souveraineté énergétique
Som Energía souhaite devenir capable, à terme, de produire elle-même 100% de l’énergie qu’elle commercialise, pour ne plus dépendre de la bourse d’électricité dominée par les grosses compagnies électriques. Dans l’immédiat, elle produit 8% de ses besoins grâce à des installations qu’elle a elle-même financées, avec les apports volontaires de certains de ses associés, pour une valeur de 3,5 millions d’euros : une centrale de biométhanisation à Torregrossa, en Catalogne [1], et plusieurs parcs solaires en Catalogne et dans la région de Valence. La politique énergétique régressive du gouvernement est cependant venue paralyser l’élan de la coopérative, qui avait projeté de nouveaux investissements sur la base des primes aux énergies vertes. “D’un autre côté, chaque fois que les médias parlent des mesures impopulaires prises par le gouvernement sur le plan énergétique, nous recevons de nouvelles demandes d’adhésion”, précise Alberto Cano. Les oligopoles énergétiques commencent à se sentir menacées… Elles ont mis en place une campagne de sondage par le biais d’e-mails et de SMS envoyés à leurs anciens clients pour connaître les raisons de leur défection.
L’objectif des coopératives d’électricité verte comme Som Energía est aussi que de plus en plus de municipalités espagnoles se désengagent du système oligopolistique pour s’associer à un modèle de fourniture plus démocratique et écologique. Quatre villages catalans sont déjà membres de Som Energía, dont Sant Celoni qui est le premier à avoir signé huit contrats avec la coopérative pour fournir en énergies propres des logements sociaux.
Tour oligo-toxique
Pour mieux mettre en lumière, sur le terrain, l’opposition entre un modèle énergétique insoutenable, dominé par les oligopoles et les énergies fossiles, et les alternatives portées par des coopératives comme Som Energía, le Réseau pour la souveraineté énergétique (constitué de plusieurs collectifs d’écologistes catalans) a organisé en septembre dernier un “tour oligo-toxique”. Une cinquantainte d’activistes et de militants d’Espagne et d’Europe ont visité pendant trois jours un ensemble de projets industriels répartis sur tout le territoire catalan. Plateforme de stockage sous-marin de gaz naturel Proyecto Castor (lire l’article de Basta !), centrale nucléaire de Vandellós, ligne de haute-tension MAT, fracturation hydraulique dans le village de Riudaura, complexe de loisirs Barcelona World, porcheries industrielles dans la région d’Osona, prospections de gaz sur la côte de Girone. Point commun de tous ces projets : ils sont à la fois déficitaires sur le plan économiques, et particulièrement nocifs pour l’environnement. La mobilisation de la société civile catalane a permis d’en faire suspendre certains. Pour ces militants, le développement de coopératives est un pas supplémentaire sur le chemin vers la “souveraineté énergétique”.
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Photo : Som Energía