Spécialiste des prospectives économiques et scientifiques, Jeremy Rifkin est un penseur incontournable de notre temps. Le magazine politique américain National Journal l’a classé dans sa liste des 150 personnes les plus influentes sur la politique américaine. Il a conseillé la Commission européenne et le Parlement européen, le Premier ministre espagnol M. Zapatero – alors que celui-ci était président de l’Union européenne –, la chancelière allemande Mme Merkel, le Premier ministre portugais M. Sòcrates et le Premier ministre slovène M. Janša – lors de leurs présidences respectives du Conseil de l’Europe. Jeremy Rifkin a accepté de partager avec nous sa vision du profond changement de conscience dont nous faisons actuellement l’expérience.
Lorsque nous analysons les données économiques et écologiques, il est difficile de garder espoir. Est-il possible de préserver l’espérance ?
J. R : Je pense que notre culture moderne est construite sur une profonde incompréhension de la nature humaine. Pour le dire simplement, nous voyons l’être humain comme un monstre prédateur, brutal, compétitif, cherchant l’autonomie, l’indépendance et la satisfaction personnelle. Ces idées ont pris forme il y a plus de 200 ans durant l’âge des Lumières, au début de l’ère du marché. John Locke, un philosophe anglais précurseur des Lumières, a ainsi avancé que les enfants naissent comme des pages blanches, en précisant tout de même qu’ils ont une prédisposition pour l’acquisition de la propriété.
Adam Smith, un économiste écossais, a poursuivi en disant que les enfants arrivent au monde avec le besoin d’être autonome et de satisfaire leurs intérêts personnels. Jeremy Bentham, autre philosophe anglais, a ensuite affirmé que les bébés naissent avec pour seul but de satisfaire leurs désirs et que nous sommes des créatures utilitaires. Charles Darwin a déclaré que la préoccupation principale des créatures sur terre est de se reproduire afin de survivre. Enfin, Sigmund Freud a insisté sur le fait que les bébés sont animés d’un appétit sexuel insatiable et que nous passons notre vie essayer de satisfaire notre libido. Est-ce réellement ce que nous voyons lorsque nous regardons un bébé ? Si vraiment nous sommes tout cela, alors oui, il est difficile d’espérer. Il n’y a aucune chance pour que 7 milliards d’individus rationnels, calculateurs, détachés, cherchant à satisfaire leurs intérêts personnels et matériels, se rassemblent en une famille globale et comprennent que nous vivons en symbiose avec nos compagnons des autres espèces. Cependant, pour les recherches actuelles, notamment en neurobiologie et en développement de l’enfant, nous sommes en réalité une espèce empathique et sociale. Nous cherchons la communication, la compagnie, le partage.
Que permet cette redécouverte de l’empathie ?
J. R : L’empathie nous permet de ressentir ce que vit l’autre comme si nous étions nous-mêmes en train d’en faire l’expérience. Lorsque nous sommes dans l’empathie, nous nous situons à la fois dans une conscience de la mort et dans une célébration de la vie. Quand je suis en empathie avec vous, je comprends que vous êtes fragile, mortelle, que la vie n’est pas toujours facile et je vous montre de la compassion et de la solidarité. L’empathie nous fait comprendre que nous sommes tous dans le même bateau.
Si l’être humain est câblé pour l’empathie, n’est-il pas possible d’étendre cette empathie à l’entièreté de la race humaine ? Pouvons-nous même la prolonger à notre famille évolutive, c’est-à-dire à toutes les espèces vivant sur cette planète ? Parce que si nous arrivons à créer une conscience globale – que je préfère appeler conscience biosphérique –, nous pourrons peut-être nous en sortir. Mais si nous ne pouvons pas développer cette conscience biosphérique, je ne vois pas comment nous allons faire face aux changements climatiques actuels et à leurs conséquences. Nous sommes actuellement au cœur d’une sixième extinction de masse, la sixième en 450 millions d’années. Il nous faut urgemment prendre conscience de l’énormité de notre situation.
Ainsi, l’esprit humain pourrait évoluer vers une conscience biosphérique ?
J. R : Oui, la conscience d’un homme de la préhistoire ou d’un homme de l’époque médiévale n’est pas la même que celle de nos contemporains. Les historiens nous parlent d’une série d’événements marquants, souvent dramatiques. Cependant, il existe une autre histoire, que souvent nous ne voyons pas. Hegel, le philosophe allemand, disait : « Les périodes de bonheur sont pour l’histoire des pages vides. » Or, ces pages vides sont autant d’occasions de changements de conscience – qui étendent notre capacité d’empathie à des familles de plus en plus larges. Cette évolution de la conscience est liée aux changements de régime énergétique, de logistique des transports et des communications. Lorsque nous accédons à de nouvelles sources d’énergie, nous développons de nouvelles infrastructures et arrivons à gérer des organisations de plus en plus vastes et complexes. Nous étendons en quelque sorte notre système nerveux à l’extérieur de nous et ce, de plus en plus loin. Cela change notre orientation spacio temporelle, et donc, notre conscience. Nous créons des civilisations qui rassemblent de plus en plus de personnes et élargissons la « famille » avec laquelle nous sommes en empathie.
Auriez-vous un exemple ?
J. R : Pendant 93 % du temps passé sur cette planète, les hommes ont été des chasseurs-cueilleurs. Nos sources énergétiques dépendaient des plantes, des animaux et des capacités du corps humain. Ces sociétés ont créé le langage pour s’organiser socialement. Elles avaient une conscience mythologique. Leur capacité d’empathie s’étendait aux liens du sang. L’émergence des grandes civilisations hydrauliques qui ont développé l’agriculture centralisée, a élargi nos consciences. Regardons Sumer en Mésopotamie, nous sommes passés de petites tribus à des civilisations regroupant des milliers de personnes capables de gérer des stocks de céréales. Pour cela, il a fallu construire des canaux, des routes, une forme de vie urbaine et l’écriture cunéiforme. Ce qui est fascinant, c’est que partout où nous voyons apparaître de grandes civilisations hydrauliques, au Moyen-Orient, dans le Nord de l’Inde, en Chine, au Mexique, nous voyons également émerger une forme d’écriture – qui permet d’étendre notre capacité de gestion. Nous constatons aussi que toutes les grandes religions naissent à ce moment-là. Nous passons ainsi d’une conscience mythologique à une conscience théologique. Notre capacité empathique s’étend de nouveau : nous passons des liens du sang aux liens religieux.
Que se passe-t-il actuellement ?
J. R : La première révolution industrielle, basée sur l’essor des moteurs à vapeur consommant du charbon, a lieu au XIXe siècle. L’impression commence à produire des livres et des journaux en masse, parallèlement à l’avènement du télégraphe et à la construction de vastes réseaux ferroviaires. Notre empathie s’étend de nouveau. Nous passons d’une conscience théologique à une conscience idéologique. Au XXe siècle, deuxième révolution industrielle. Le téléphone devient le système de gestion d’un nouveau régime énergétique basé sur le pétrole et le moteur à combustion. L’empathie s’étend de nouveau à une conscience psychologique. Pouvons-nous passer à la prochaine étape qui serait la conscience biosphérique ? Je pense que nous sommes déjà en chemin, bien qu’il y ait encore des obstacles possibles.
Quels sont les facteurs de l’apparition d’une conscience biosphérique ?
J. R : 40 % de la race humaine est connectée à Internet, rapidement nous arriverons à presque 100 %. Internet et les ordinateurs personnels provoquent une transformation profonde de nos habitudes de communication. Non seulement, actuellement, 3 milliards d’individus sont connectés au même réseau, mais de surcroît ces nouvelles technologies ne sont plus centralisées, hiérarchisées et basées sur la propriété privée. Elles sont distributives, collaboratives et basées sur l’accès libre. Cela veut dire qu’à l’heure actuelle, des milliards de personnes peuvent prendre un petit objet dans leurs mains et l’envoyer aux milliards d’autres personnes connectées d’une manière distributive. C’est un changement considérable qui constitue la base d’une troisième révolution industrielle, en cours actuellement.
Vous parlez dans vos ouvrages de l’émergence de cette troisième révolution industrielle et d’une nouvelle société du coût marginal zéro. Pouvez-vous nous en donner les grandes lignes ?
J. R : Je suis enseignant à la Warthon School, la plus vieille école de commerce des Etats-Unis. Le discours principal y est qu’il faut continuellement intégrer de nouvelles technologies pour augmenter la productivité et réduire le coût marginal. Cela permet d’offrir des biens et des services de moins en moins chers. Le coût marginal, c’est le coût de production d’une unité supplémentaire – d’un bien ou d’un service – après que les coûts fixes ont été payés. Par exemple, une fois que vous avez un morceau de musique digitalisé, en vendre une unité de plus ne coûte rien en termes de production. Cela devient un produit à coût marginal zéro. Ce qui est très étonnant, c’est que personne n’a vu le paradoxe auquel cette recherche du coût marginal zéro nous mène. Et pourtant, nous y sommes déjà à très grande échelle.
Pour commencer, nous avons des centaines de millions de jeunes qui partagent sur Internet leur musique, leurs vidéos, leur littérature à un coût marginal presque nul en utilisant une économie de partage. Ils court-circuitent les droits d’auteur et toute l’industrie des médias : musique, télévision, cinéma, presse et édition. Nous voyons aussi maintenant apparaître pléthore de cours en ligne, animés par les meilleurs professeurs et donnant accès à des diplômes académiques, à un coût marginal proche de zéro. Les mêmes cursus à l’université coûtent des milliers de dollars. De plus, avec l’avènement de l’intelligence artificielle, nous avons des logiciels, certains libres, qui peuvent non seulement assurer des performances administratives basiques mais aussi produire des analyses de données pertinentes – normalement fournies par des experts. Tous ces biens et ces services deviennent, pour ainsi dire, accessibles et gratuits.
Le partage serait alors la nouvelle valeur émergente ?
J. R : Nous avons tous lu Sa majesté des mouches. Nous avons tous pensé que le partage n’était pas viable. Regardons mieux. Sur Internet, les nouvelles générations pensent en termes de partage et de collaboration. Prenons Wikipédia : qui aurait pensé que cela marcherait ? La réalité, c’est que des millions de gens passent beaucoup de temps à contribuer de leur savoir à ce bien commun. Ils s’autorégulent en vérifiant ce qui a été mis en ligne, si bien que nous avons un produit final gratuit et de qualité. C’est du crowd sourcing – de la production collaborative de masse. YouTube, Linux et tous les logiciels libres en sont d’autres exemples frappants. Apparemment, toute une génération n’a rien d’autre à faire après l’école que d’inventer de nouvelles façons de partager les choses gratuitement. Et vous ne pouvez pas vous battre contre des millions d’adolescents qui se dédient à cela.
Ce phénomène semble toutefois ne concerner que les produits et les biens « virtuels ».
J. R : Les autres secteurs industriels pensent en effet qu’il y a une limite infranchissable à cette révolution qui leur évitera d’être touchés : celle de la matérialité. Mais ce qu’ils ne réalisent pas, c’est qu’avec l’Internet des objets, l’Internet des énergies et les sites de partage de services et de biens tels qu’Airbnb ou BlaBlaCar, ce phénomène est en train de se répandre de manière massive. Toutes les industries seront finalement affectées. Prenons l’Internet des objets : avec des imprimantes 3D, il est maintenant possible d’accéder à des logiciels libres de droits et d’imprimer des objets en recyclant des matériaux comme du plastique, du papier ou du métal. Une première voiture imprimée en 3D vient d’être produite. Le président Obama veut que chaque école ait une imprimante 3D dans les années à venir. Le phénomène va faire boule de neige. Cela veut dire que des millions de jeunes vont produire un nombre incalculable d’objets utiles et devenir des « pro-sommateurs » – des consommateurs devenus des producteurs contributifs. Cela aura un impact économique considérable.
Qu’est-ce que l’Internet des énergies ?
J. R : Nos nouvelles technologies permettent un nouveau régime énergétique : l’énergie distribuée. Les énergies distribuées sont plus connues sous le terme d’énergies renouvelables : le solaire, l’éolien, la géothermie, etc. Nous les appelons « distribuées » car contrairement aux énergies fossiles que nous utilisons actuellement et qui ne sont accessibles que dans certains endroits du globe, elles sont disponibles sur chaque centimètre carré de la planète. Tout le monde peut les produire et les distribuer à un coût marginal proche de zéro, une fois que l’équipement est rentabilisé. Le soleil, le vent, la terre, la mer, la biomasse, n’envoient pas de factures. Plus besoin de stratégies militaires colossales pour les sécuriser ni d’énormes investissements en capitaux pour les produire et de les amener jusque chez vous. Ainsi, les bâtiments vont devenir des sources d’énergie. Bouygues a construit à Paris un bâtiment qui produit tellement d’énergie par lui-même qu’il en renvoie dans le réseau de distribution.
Nous avons aussi de nouveaux moyens de stockage de ces énergies. Pendant des années, les gouvernements ont dit qu’il n’est pas sérieux de gérer une économie mondiale avec des énergies renouvelables. Mais aujourd’hui, nous pouvons utiliser notre infrastructure pour créer un Internet de l’énergie – c’est à dire échanger de l’énergie à travers les continents. Cela va produire un changement de régime énergétique colossal. 35 % de l’électricité allemande proviendra bientôt de sources renouvelables. En l’espace de 5 ans, nous avons vu toutes sortes de petites structures collaboratives, qui partagent leur énergie et fonctionnent démocratiquement, mettre à mal les 4 ou 5 grosses entreprises énergétiques allemandes. Qui aurait imaginé cela ? Les choses vont vite, très vite.
Nous serions donc en présence de nouveaux moyens d’extension de notre empathie ?
J. R : Quand les premiers astronautes d’Apollo ont envoyé les quelques photos amateurs de la planète Terre, celles-ci ont fait la couverture de tous les grands journaux. Pour la première fois, l’espèce humaine voyait son monde de l’extérieur. En 2010, en 30 minutes, l’information du tremblement de terre à Haïti était sur Twitter. En l’espace d’une heure, les images étaient sur YouTube. En moins de 2 heures des millions de personnes dans le monde entier étaient mobilisées dans un élan empathique considérable. Sur différents continents les nations se rassemblent pour former des unions. En France, vous êtes au cœur de l’Union européenne. Mais cela se passe aussi en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud.
Tous ces phénomènes sont le signe de l’émergence d’une capacité d’empathie biosphérique. Les êtres humains commencent à vraiment comprendre, de manière très concrète, que nous sommes tous sur la même planète, que nous faisons partie d’une même biosphère et qu’il est intelligent de partager et de collaborer. Surtout, nous avons une nouvelle génération qui pense et fonctionne de manière systémique. Ces jeunes de 13 ou 14 ans veulent savoir d’où vient le morceau de viande dans leur assiette. Ils commencent à comprendre qu’il vient peut-être d’un endroit sur terre où la forêt tropicale a été rasée pour le produire. Ils remettent en question les habitudes de leurs parents en leur demandant pourquoi la télévision est tout le temps allumée même quand personne ne la regarde, pourquoi ils utilisent tant d’eau, pourquoi ils ont deux voitures. Autre changement énorme : ces jeunes gens ne se soucient plus d’être propriétaires. Ce qu’ils veulent maintenant, c’est avoir accès à des services et des biens. C’est la notion d’accès qui devient centrale, plus celle de propriété. Les gens de ma génération étaient loin de penser ainsi.
Est-ce la fin du capitalisme ?
J. R : Non, je le dis très clairement au début de mon dernier livre. Le capitalisme ne va pas disparaître. Nous ne pourrons pas nous passer de certaines de ses structures hiérarchisées et verticales. Par exemple, la première révolution industrielle a nécessité d’énormes investissements pour construire l’infrastructure du réseau ferroviaire, des routes, etc. Nous avons dû créer des sociétés actionnaires de manière à rassembler des fonds colossaux et des moyens sous un même toit, avec une gestion centralisée. Nous aurons certainement toujours besoin de ces modes capitalistes pour construire les grosses infrastructures. Cependant, le capitalisme va devoir cohabiter avec un nouveau système appelé économie du partage, basé sur les « communaux collaboratifs ». Nous allons donc vers un système économique hybride dans lequel des milliards de personnes vont s’engager dans des aspects sociaux de la vie au travers de millions d’organisations autogérées.
Cela vous permet-il d’avoir de l’espérance ?
J. R : Je ne suis pas naïf, j’ai été sur terre trop longtemps pour cela. Je pense que l’histoire est instable et que nous ne pouvons pas réellement anticiper le futur. Il peut y avoir des catastrophes naturelles, des dirigeants corrompus, nous pouvons continuer d’être aveuglés par nos intérêts personnels. Nous vivons dans un monde imparfait et je suis contre les idéaux de perfection. En revanche, je perçois qu’un mouvement est déjà en marche et pourrait bien nous mener vers une conscience biosphérique. Donc je participe en rassemblant toutes les données que nous avons, en les recadrant dans une image globale. Car une fois que nous pouvons conceptualiser ce qui se passe, il devient plus facile d’accompagner le mouvement. La seule façon de réduire notre empreinte écologique sur la planète est de produire une société à coût marginal zéro et de partager nos biens et nos services. Nous avons donc la possibilité actuellement de choisir des chemins plus empathiques et démocratiques. Si vous avez un plan B, dites-le moi. La bonne nouvelle, c’est que nous commençons à avoir une génération qui pourra peut-être gérer les changements climatiques avec une conscience biosphérique.