Par Rachel Knaebel

Des dizaines de villes allemandes choisissent de reprendre la main sur leur énergie grâce à des régies communales. Ces entreprises publiques locales gèrent les réseaux, vendent gaz et électricité et s’investissent dans la production d’énergies renouvelables. Elles ouvrent aussi leur capital à des coopératives de citoyens. Pendant ce temps, les grands groupes énergétiques, après avoir encensé le nucléaire, misent toujours sur le charbon, ultra-polluant, et vendent leur électricité plus cher. Le mouvement vers une transition énergétique décentralisée prend de l’ampleur. La France doit-elle suivre l’exemple ? Enquête.

« Aujourd’hui, Il est tout simplement interdit de créer une régie municipale d’énergie en France », déplore Raphaël Claustre, président du réseau pour la transition énergétique Cler. Un mouvement qui viserait à re-municipaliser l’énergie, sur le modèle de ce qui s’est produit pour la gestion et la distribution de l’eau (voir notre enquête), et à favoriser localement le recours à des énergies renouvelables, est donc impossible. Pourtant, 160 régies municipales de l’énergie existent bel et bien en France. Les habitants de Grenoble, Metz, Elbeuf en Normandie ou Péronne en Picardie sont ainsi approvisionnés en électricité ou en gaz par des entreprises locales, aux tarifs réglementés. Plusieurs de ces régies sont 100 % communales. D’autres, comme Gaz et électricité de Grenoble, sont des sociétés d’économie mixte, où la collectivité détient la majorité du capital, à côté d’un groupe privé, GDF Suez dans le cas de Grenoble [1].

Ces régies sont souvent à la pointe en matière d’énergies renouvelables. Celle de Grenoble produit de l’électricité photovoltaïque, éolienne et hydraulique. À Montdidier, dans la Somme, la régie a inauguré en 2011 le premier parc éolien communal de France. Les collectivités françaises gèrent aussi 55 entreprises publiques locales actives dans le champ des énergies renouvelables. Mais ces régies publiques de l’énergie, qui gèrent elles-mêmes leurs réseaux, ne couvrent que 5% du territoire. Ailleurs, c’est-à-dire sur 95 % du territoire français, c’est ERDF qui s’en occupe.

Une situation héritée de 1946, quand l’État nationalise les entreprises privées d’électricité, pour les fondre dans un monopole public, EDF. Depuis, les quelques régies municipales de l’énergie ont survécu. Le service public de l’électricité s’est, lui, affaibli sous les coups de boutoir de « la concurrence libre et non faussée ». Des fournisseurs privés se sont créés. EDF, partiellement privatisée, demeure centrée sur l’électricité nucléaire. Et si le gestionnaire du réseau ERDF reste dans le giron public, il verse 75 % de ses résultats nets à sa société mère, EDF, au lieu de les réinvestir dans les réseaux dont il est censé assurer l’entretien [2]. Quant à la transition énergétique, elle est à la peine : la consommation d’énergie primaire (avant sa transformation en électricité) d’origine renouvelable est passée, en une décennie, de 6% à… 8% [3]. Une progression bien lente, trop lente.

Un millier de régies publiques de l’énergie en Allemagne

De l’autre côté du Rhin, les régies publiques locales d’énergie sont monnaie courante. Il en existe plus d’un millier, entièrement détenue par la collectivité ou en société mixte. Elles fournissent plus de 45 % de l’électricité consommée dans le pays ! Comment expliquer cette différence ? L’Allemagne n’a jamais connu de monopole national dans le domaine de l’énergie. Avant la libéralisation du marché de l’électricité – qui s’est faite dès 1998 outre-Rhin –, il existait des monopoles régionaux. La plupart détenus par les entreprises privées qui ont fusionné pour donner naissance aux quatre grands groupes énergétiques actuels : Eon, RWE, Vattenfall et EnBW. Ces géants de l’énergie sont loin d’être des partenaires idéaux pour des communes qui souhaitent développer les énergies moins polluantes, sans charbon par exemple. Du coup, de plus en plus de villes reprennent en main leurs réseaux et productions d’énergie.

Photo : Bert Kaufmann (mine et centrale au charbon de RWE en Allemagne). Créative Commons

« Nous avons lancé le projet de la régie début 2011, quand la concession de nos réseaux est arrivée à terme. C’était avant Fukushima. Nous voulions être plus indépendant de l’énergie nucléaire à un moment où ce n’était pas encore la tendance, raconte Stefan Altenberger, maire de Kernen, une commune de 15 000 habitants dans le sud-ouest de l’Allemagne. Kernen a créé fin 2012 une régie intercommunale d’énergie, avec trois villes voisines. Celle-ci fournit aujourd’hui de l’électricité à 2 000 des 40 000 habitants de la zone.

La plupart des concessions actuelles sur les réseaux énergétiques allemands ont été accordées il y a une vingtaine d’années. Et arrivent à échéance. L’occasion pour les élus locaux d’y réfléchir à deux fois avant de reconduire une gestion privée. Beaucoup optent pour une gestion publique par une régie municipale, qui devient souvent productrice d’énergie. Depuis 2005, 120 nouvelles régies locales ont ainsi vu le jour en Allemagne ! Et 200 concessions ont été reprises par des régies depuis 2007 [4]. Un mouvement de fond.

Une électricité locale souvent plus « verte » et moins chère

« Les communes dorment pendant 20 ans. Puis, à la fin de la concession, elles se demandent tout à coup ce qu’elle peuvent bien faire », résume Michael Hildebrand, directeur de la régie municipale de Lohmar, près de Cologne. Celle-ci existe depuis 2011. Dans cette ville, c’est RWE – qui exploite les mines de charbon de la Ruhr et plusieurs centrales nucléaires – qui détenait la délégation des réseaux électriques et de gaz. « Nous avons récupéré les concessions cette année. Et nous négocions en ce moment, plus ou moins amicalement, pour racheter les réseaux. » Les sommes en jeu restent secrètes. Mais une telle opération représente beaucoup d’argent pour une petite ville comme Lohmar. Les régies sont-elles alors en mesure de garantir des tarifs raisonnables à leurs usagers ? « Nous proposons des prix plus bas que ceux de l’ancien concessionnaire privé », répond Stefan Altenberger, maire de Kernen. Le kilowattheure fourni par la régie coûte 26 centimes. Ce qui peut sembler énorme en France, où le prix du kW/h, s’il augmente, demeure deux fois inférieur. Il reste cependant sous la moyenne nationale allemande, qui se situe plutôt au-dessus des 27 centimes/kWh (les taxes qui financent notamment le développement des énergies renouvelables y sont beaucoup plus élevées). « Nous avons moins de frais d’organisation », souligne le maire. Autre avantage de taille : « Contrairement à un grand groupe, nous pouvons décider de baisser les gains de la régie pour stabiliser les prix. »

Les régies de Kernen et de Lohmar proposent par ailleurs à leurs clients un abonnement d’électricité verte et achètent le courant à des fournisseurs d’énergie certifiées renouvelables. L’abonnement « vert » est devenu un produit quasi-incontournable des régies locales allemandes. « Quand l’électricité sort de la prise, on ne peut pas savoir si elle a été produite par des énergies renouvelables ou par du nucléaire. Mais plus il y a de personnes qui achètent chez des fournisseurs qui s’approvisionnent en énergies renouvelables, plus il y aura d’énergies renouvelables dans les réseaux », estime Andreas Graf, directeur commercial de la régie municipale de Titiensee-Neustadt, créée en 2011. Celle-ci fournit à ses 600 clients une électricité certifiée « renouvelable ». Elle s’approvisionne auprès de son associée, la plus grande coopérative énergétique d’Allemagne, l’EWS Schönau, qui compte 150 000 clients dans le pays. La coopérative détient 30 % de la régie, la commune en possède 60 %. Les 10 % restants sont entre les mains d’une coopérative citoyenne locale.

Des citoyens impliqués dans la politique énergétique de leur ville

Ouvrir les régies communales à des coopératives citoyennes engagées sur la transition devient une pratique courante en Allemagne. « Certaines régies communales mettent en place un comité des habitants-clients. Mais c’est seulement consultatif. En leur ouvrant leur capital, elles sont obligées de prendre en compte la participation citoyenne », souligne Ralf Lang, président de la coopérative citoyenne de Iéna, en Thuringe. Elle a levé 8 millions d’euros auprès de 800 sociétaires. Et a pu acquérir 2 % de la régie. À Wolfhagen, en Hesse, la participation change d’échelle. Dans cette ville de 12 000 habitants, la coopérative citoyenne locale possède un quart du capital de la régie énergétique !

Ces coopératives citoyennes adoptent un fonctionnement interne égalitaire, sur le principe « une personne, une voix », quel que soit le nombre de parts acquises. L’investissement minimum est de 500 euros, un placement qui est ensuite rémunéré. Ces coopérative fixent en général un plafond maximum par sociétaire, de 5 000 ou 10 000 euros, pour éviter la spéculation. Mais une critique émerge : les membres d’une coopérative, qui disposent des moyens financiers d’y investir, ont de fait plus d’influence sur les décisions d’une régie municipale que les simples citoyens de la commune.

Vers une coopérative citoyenne de l’énergie à Berlin ?

« Il y a des voix critiques qui disent que nous sommes des capitalistes. Mais tout le monde peut devenir membre de notre coopérative. Si on ne peut pas payer 500 euros d’un coup, on peut payer dix fois 50 euros », se défend Wilfried Steinbock, de la coopérative de Wolfhagen. « Depuis que la coopérative est entrée au capital, le directeur de la régie va beaucoup plus à la rencontre des habitants, notamment lors les réunions que nous organisons. Il y parle des projets, des investissements. Ça, c’est vraiment nouveau », note aussi Ralf Lang, de la coopérative citoyenne de Iéna.

Les coopératives citoyennes d’énergie sont devenues des acteurs essentiels de la transition allemande. Le pays en compte aujourd’hui près de 900, avec plusieurs centaines de milliers de membres. La plupart produisent des énergies renouvelables. Quelques-unes investissent dans les régies locales. Certaines ont même essayé d’obtenir elles-mêmes la gestion de réseaux électriques. Sans succès pour l’instant. Dans la ville de Kirchheim, une coopérative déjà fournisseur d’électricité, a tenté en 2013 de reprendre la concession du réseau local. « Mais les élus ont eu peur », regrette Felix Denzinger, de la coopérative Teckwerke Bürgerenergie. C’est finalement la commune qui a repris le réseau. « Si l’argent va au moins dans les caisses de la ville plutôt que chez un géant de l’énergie, c’est déjà ça. » Le coup d’essai de Kirchheim a donné des idées ailleurs en Allemagne. Jusqu’à Berlin. La ville a déjà repris en main la gestion de l’eau. Une coopérative a le projet de reprendre fin 2014 la concession du réseau électrique de la plus grande ville du pays. Objectif : investir les gains dans les énergies vertes.

Et en France ?

En France aussi, le mouvement des coopératives citoyennes de production d’énergie renouvelable prend son essor. Le réseau Énergie partagée en accompagne 35 actives. Avec celles en gestation et en attente de permis, la France en compterait une centaine. Sans oublier Enercoop, la première coopérative française de fourniture d’électricité, créée en 2004, qui approvisionne 18 000 usagers. Mais la loi interdit toujours les collectivités de se lancer dans l’aventure pour accélérer le développement des énergies renouvelables.

Une situation que le Cler a contestée en 2012 devant le tribunal administratif de Paris [5] et par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Avec l’argument que l’interdiction de créer des régies locales contrevient au principe d’égalité des citoyens et à celui de libre administration des collectivités. La contestation est pour l’instant restée vaine. « Les réseaux de distribution d’énergies, qui appartiennent aux collectivités locales, sont donnés en concession à ERDF. Du coup, les élus ne mettent pas trop leur nez dans la manière dont cela est géré. Il faudrait pourtant remettre dans les mains des élus locaux les questions énergétiques », estime Raphaël Claustre, du Cler. Une solution décentralisée pour accélérer la transition.

 

Notes

[1] Actionnaire à 42 % du capital de Gaz et électricité de Grenoble via sa filiale Cogac.

[2] L’association de consommateurs UFC Que Choisir dénonçait encore en juin cette situation. Voir ici.

[3] Commissariat général au développement durable, juin 2013.

[4] Chiffres du Verband Kommunaler Unternehmen, groupement des entreprises locales allemandes.

[5] L’association demandait l’annulation d’une décision de la capitale de 2009, qui prolongeait de quinze ans le contrat de concession entre la ville de Paris et ERDF pour la distribution de l’électricité

Source : http://www.bastamag.net/Des-fournisseurs-d-energie-publics