Mardi 2 septembre 2014. De l’aveu même du Conseil d’Etat, « la fraude des pauvres est une pauvre fraude ». C’est pourtant elle, et non la fraude fiscale, qui subit les coups de boutoirs des médias et des gouvernements successifs. Au tour du ministre — socialiste — du travail François Rebsamen : « Il n’est pas possible, dans un pays qui est en difficulté (…) d’avoir des gens qui [ne cherchent pas de travail]. Donc je demande à Pôle emploi de renforcer les contrôles ».
par Philippe Warin, juillet 2013 pour Le Monde Diplomatique
« La fraude sociale : ce sport national qui plombe notre économie » ; « Fisc, Sécu, chômage : ce que les fraudeurs nous coûtent » ; « Fraudeurs de la Sécu. Ceux qui ruinent la France » ; « La grande triche. Enquête sur les 15 milliards volés à la protection sociale » ; « La France des assistés. Ces “allocs” qui découragent le travail » (1)… La meilleure façon de saper la légitimité de la protection sociale, c’est de laisser entendre qu’elle ressemble à une passoire. Les tricheurs se glisseraient aisément entre les mailles d’un filet trop lâche, et leur parasitisme finirait par transformer la solidarité nationale en une menace pour le pays. Le 8 mai 2011, au micro d’Europe 1, l’ancien ministre des affaires européennes Laurent Wauquiez n’hésitait pas à comparer l’« assistanat » au « cancer de la société française ». Conclusion (implacable !) : protéger la France impliquerait d’éradiquer la fraude ; et éradiquer la fraude, d’élaguer les droits sociaux.
Nul ne suggère que les filous bénéficiant de prestations indues n’existent pas. Mais, de l’avis même du Conseil d’Etat, « la fraude des pauvres est une pauvre fraude (2) ». Si les estimations peuvent être contestées, elles donnent un ordre de grandeur. Enregistré le 29 juin 2011, le rapport Tian, du nom du député de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) Dominique Tian, rapporteur de la mission d’évaluation des comptes de la Sécurité sociale (3), évoque 4 milliards d’euros de fraude aux prestations, contre 16 milliards d’euros aux prélèvements et 25 milliards d’euros d’impôts non perçus par le Trésor — ces deux formes de truanderie étant l’apanage des entreprises et des contribuables fortunés.
Le tapage autour des « abus » présente un second intérêt, moins souvent pointé du doigt, pour les partisans de l’austérité : en faisant peser le soupçon sur les bénéficiaires légitimes, on parvient à dissuader un grand nombre de faire valoir leurs droits. Face à l’armée des « parasites » s’en dresse ainsi une autre, plus massive encore : celle des personnes qui n’accèdent pas aux prestations auxquelles elles ont droit. 5,7 milliards d’euros de revenu de solidarité active (RSA), 700 millions d’euros de couverture-maladie universelle complémentaire (CMU-C), 378 millions d’euros d’aide à l’acquisition d’une complémentaire santé, etc., ne sont pas versés à ceux qui devraient les toucher. Et l’addition est loin d’être complète…
Un scandale d’autant plus grand que ceux qui renoncent à leurs droits les financent néanmoins. Un exemple : dix millions de ménages démunis n’ont pas bénéficié des tarifs sociaux de l’énergie entre la date de leur mise en œuvre — 2005 pour l’électricité, 2008 pour le gaz — et la fin 2011, ce qui représente 767 millions d’euros de manque à percevoir ; ils ont pourtant abondé à cette somme en payant au prix fort l’électricité et le gaz…
Cette situation n’est en rien particulière à la France. On ne peut, par conséquent, l’imputer à une générosité incontrôlée de son système de protection sociale. Une étude de 2004 de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a estimé que le taux moyen de non-recours aux aides ou aux programmes sociaux oscillait entre 20 et 40 % selon les pays. Ce qui varie, c’est la façon de traiter cette question dans des contextes économiques et financiers qui amènent chaque gouvernement à réduire les déficits publics.
Seule la lutte contre la fraude se développe depuis des années, comme au Royaume-Uni, où l’action en la matière, souvent citée en exemple, peut laisser perplexe : le ministère du travail et des retraites y consacre un budget de 425 millions de livres (environ 500 millions d’euros) sur quatre ans (2011-2014), pour un gain escompté de 1,4 milliard de livres sur la période. Le phénomène de non-recours massif, identifié dès l’après-guerre, a permis plus tard à Margaret Thatcher et à ses héritiers de justifier des coupes franches dans les budgets sociaux, en arguant de l’inutilité des dispositifs proposés à la population. Une manière de se dispenser de toute mesure — coûteuse — pour ramener les citoyens vers leurs droits.
Car cette présentation des choses évacue la raison fondamentale pour laquelle tant de gens s’abstiennent de réclamer leur dû : les inégalités sociales dans l’accès aux droits. Elle escamote les obstacles tant institutionnels qu’individuels qui amènent de nombreuses personnes à se priver de prestations, financières et non financières, auxquelles elles sont éligibles. Parmi ces obstacles, le rapport coordonné en 2002 par l’universitaire irlandaise Mary Daly pour le Conseil de l’Europe (4) mentionne la distance géographique et les problèmes de mobilité, les obligations, codes et langages imposés aux publics, le traitement différencié et parfois discriminatoire des demandeurs, etc.
En France, le principe d’accès égalitaire est inscrit dans l’article premier de la loi de 1998 relative à la lutte contre les exclusions. Mais le choix le plus facile reste le simple déni. Réduire le non-recours impliquerait en effet à la fois des dépenses supplémentaires et un renoncement aux économies que le phénomène permet. Dans un contexte budgétaire délicat, une telle décision requiert d’identifier des priorités… Notamment si elle implique d’amputer le montant des aides sociales. Bref, d’étaler plus finement une quantité moindre de confiture sur une tartine plus large.
Les collectivités territoriales risquent d’en faire les frais, car elles doivent porter secours aux personnes en difficulté. C’est pourquoi communes et départements mettent progressivement en place des services et dispositifs de suivi et d’accompagnement de leurs administrés dans leurs demandes. Non pas simplement par amour de l’égalité, ou par un sentiment de responsabilité face aux effets de la crise sur les plus modestes, mais également par simple logique comptable : il s’agit d’éviter que l’économie pour l’Etat engendrée par le non-recours ne se traduise par des dépenses supplémentaires au niveau local.
Présenté en janvier 2013, le plan pluriannuel du gouvernement contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale évoque de grands principes, parmi lesquels la « non-stigmatisation », pour mettre fin à la suspicion généralisée, et le « juste droit », pour « s’assurer que l’ensemble des citoyens bénéficient de ce à quoi ils ont droit, ni plus, ni moins ». Une première, et un progrès. Néanmoins, les grands argentiers continuent à considérer les dépenses sociales sous le seul angle de leur coût, lequel menacerait les « équilibres budgétaires ». Or cette représentation ignore la fonction centrale de la protection sociale : refuser l’apparition et l’installation d’une classe de « sans-droits », protéger les plus vulnérables et préserver la citoyenneté sociale de chacun.
Rigueur, austérité : l’air du temps renforce l’idée que toute nouvelle augmentation des dépenses doit être compensée par de nouvelles recettes et par diverses mesures d’exonération ou de réduction des prélèvements — au nom de la sacro-sainte « compétitivité », bien entendu. Or on peut adopter une autre vision des choses. En période de crise, les prestations et les aides sociales permettent de compenser les pertes de revenus et de soutenir la demande. Elles contribuent à la création d’emplois dans le secteur de l’économie sociale et solidaire. Elles génèrent des dépenses privées (de salaire et de consommation), lesquelles produisent en retour de nouvelles recettes, par le biais de la cotisation et de la fiscalité… dont s’alimentent les budgets de la protection sociale. Ce cercle vertueux est l’exact inverse de l’engrenage que le Fonds monétaire international (FMI) décrit désormais comme la conséquence des politiques d’austérité qu’il avait si ardemment défendues. Au Royaume-Uni, par exemple, le programme d’« assainissement des finances publiques » du gouvernement de M. David Cameron, visant à ramener le déficit de 10,4 % du produit intérieur brut (PIB) en 2010 à 1,5 % en 2016, a freiné l’activité, provoquant une chute du PIB d’au moins 0,7 point en 2011.
Lorsqu’on réhabilite les fonctions positives de la dépense sociale — qui joue un rôle plus vertueux que l’épargne des ménages, avec ses comportements rentiers ou spéculatifs —, la contradiction entre l’égalité de l’accès aux droits et le respect des contraintes économiques disparaît. Le non-recours n’apparaît plus comme une aubaine, une occasion d’économies faciles : il signe l’échec de politiques publiques caractérisées par une destruction massive de richesses.
Aider les gens à faire valoir leurs droits profiterait donc à tous…
Philippe Warin
(1) Respectivement Le Point, 8 décembre 2011 ; Le Parisien, 22 juin 2011 ; Le Point, 21 avril 2011 ; et Le Figaro Magazine, 5 mars 2011 et 4 juin 2011.
(2) Clôture des entretiens « Fraudes et protection sociale » organisés par le Conseil d’Etat, février 2011.
(3) « Rapport d’information sur la lutte contre la fraude sociale », mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la Sécurité sociale, Assemblée nationale, 29 juin 2011.
(4) Accès aux droits sociaux en Europe, Editions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2002.