Par Paul Craig Roberts
« Je rappelle que cet économiste et journaliste paléoconservateur américain a été sous-secrétaire au Trésor dans l’administration Reagan (1981-1982), et est un des pères fondateurs des Reaganomics. Il a également été rédacteur en chef adjoint au Wall Street Journal. Sa vision décape, en général… » Blog d’Olivier Berruyer (mais pas que !)
L’ajustement statistique est le facteur de production le plus puissant de l’Amérique.
L’estimation approximative faite par le gouvernement la semaine passée, selon laquelle la croissance réelle du PIB serait de 4 % pour le second trimestre 2014, semble absurde à première vue. Il n’y a aucun signe d’une augmentation du revenu médian par foyer ni d’une hausse des crédits à la consommation susceptible de faire repartir l’économie, en baisse au premier trimestre, vers une croissance de 4 % au deuxième trimestre. Les fermetures de magasins fréquentés par la classe moyenne (Sears, Macy’s, J.C. Penney) se sont étendues aux magasins « Tout à un dollar » [NdT : Dollar stores] fréquentés par les personnes aux revenus modestes. Family Dollar [Le Dollar Familial], une chaîne qui ferme actuellement des centaines de magasins, a été racheté par Dollar Tree [L’Arbre à Dollars], la seule des chaînes de magasins à bas prix qui ne soit pas en difficulté. Les ventes de Wal-Mart ont décliné au cours des cinq derniers trimestres. Des ventes en baisse et des fermetures de magasins indiquent un déclin du pouvoir d’achat des consommateurs. Les faits liés au commerce de détail ne sont pas cohérents avec un prétendu taux de croissance de PIB de 4 % pour le second trimestre ni avec les chiffres de vendredi dernier faisant état de 26 700 nouveaux emplois dans le commerce de détail en juillet.
Qu’en est-il du marché immobilier ? Est-ce que les gros titres accompagnant les chiffres de l’emploi vendredi dernier, comme « Les embauches en augmentation constante », signifient que plus de gens travaillent et que le redressement du marché de l’immobilier favorise la croissance ? Non. Ce que la presse économique ne dit pas, c’est que les États-Unis sont dans une dépression structurelle en termes d’emploi. Sur une période de 12 mois entre juillet 2013 et juillet 2014, 2,3 millions d’Américains ont atteint l’âge de travailler. Parmi ces 2,3 millions, seuls 330 000 d’entre eux ont rejoint la population active. J’en déduis que le marché du travail est si dégradé que seulement 14 % des personnes nouvellement en âge de travailler entrent dans la population active. La baisse du taux de participation au marché du travail est une mauvaise nouvelle pour le marché de l’immobilier. Le taux de participation au marché du travail américain, qui culminait à 67,3 % en 2000 [NdT : 67,3 Américains adultes sur 100 travaillent ou veulent travailler], n’a cessé de chuter depuis. Ce déclin s’est accentué en octobre 2008 avec le sauvetage des banques et l’« assouplissement quantitatif » de la politique monétaire [NdT : Quantitative Easing]. Entre octobre 2008 et aujourd’hui, 13,2 millions d’Américains ont atteint l’âge de travailler, mais seuls 818 000, soit 6 % d’entre eux, sont entrés sur le marché du travail.
[NdT: « labor force » = population active, y compris les chômeurs.
http://en.wikipedia.org/wiki/Labor_force
Ce qui est pointé du doigt ici n’est pas la hausse du taux de chômage – qui a décru ces dernières années aux US – mais la baisse du taux de participation de la population active i.e. beaucoup de gens ne font pas de démarches pour chercher du travail car ils ne pensent pas pouvoir en trouver]
http://investmentresearchdynamics.com/americas-structural-job-depression-is-here-to-stay/
Malgré ce qu’affirment le gouvernement et la presse économique, la politique pluri-annuelle de la Réserve fédérale de faire tourner la planche à billets pour acheter des bons du trésor, n’a profité ni au marché de l’immobilier ni à celui de l’emploi. Qu’en est-il du marché des actions ? Bien qu’il ait baissé ces derniers jours, son niveau demeure historiquement élevé. Le marché des actions n’est-il pas l’indicateur d’une économie en bonne santé ? Pas si les actions montent parce que les sociétés rachètent leurs propres titres. Les entreprises sont maintenant les plus grosses acheteuses d’actions. Récemment, nous avons appris que de 2006 à 2013, les entreprises ont autorisé le rachat de leurs actions pour un montant de 4 140 milliards de dollars. En outre, il apparaît que les entreprises ont emprunté de l’argent aux banques dans le but de racheter leurs actions. L’année dernière, 754,8 milliards de dollars ont été utilisés pour le rachat d’actions et 782,5 milliards de dollars pour des emprunts d’entreprise. Au cours des trois premiers mois de l’année, les mêmes corporations ont acheté pour 160 milliards de dollars de leur propres actions.
Emprunter pour racheter ses propres actions ne fait qu’endetter une entreprise sans qu’un nouvel investissement permette de générer des revenus pour couvrir cette dette. Le rachat massif d’actions démontre que le capitalisme américain est désormais corrompu. Pour maximiser les avantages financiers personnels à court terme provenant des bonus, stock options et des plus-values, les PDGs, conseils d’administration et actionnaires sont en train de décapitaliser les entreprises cotées et de les surcharger de dettes.
Fort bien, l’économie n’est-elle pas aidée par le retour de l’industrie manufacturière en Amérique ? Apparemment non. Les données de 1999 à 2012 indiquent que la délocalisation de l’activité manufacturière a augmenté de 9 %. Une économiste, Susan Hester, de la Retail Industry Leaders Association [« Association de dirigeants du commerce de détail »], a décidé de transformer cette perte d’emplois manufacturiers en vertu. Son argument est que les emplois de vente au détail éclipsent les emplois manufacturiers et que plus d’emplois américains peuvent être créés en vendant encore plus de produits importés plutôt qu’en encourageant la production dans le but d’exporter.
D’après les recherches de Mme Hester, les États-Unis gagnent plus d’argent sur la vente au détail que sur la production. Elle en conclut que la valeur ajoutée à un produit en le fabriquant à l’étranger ne représente qu’un petit pourcentage de la valeur ajoutée « en supervisant la production depuis l’étranger, en gérant les droits de douane, les entrepôts, la distribution, en faisant le marketing des produits d’habillement et en employant des millions de personnes pour remplir les rayons et tenir les caisses enregistreuses ». Autrement dit, les emplois manufacturiers américains qui ont été délocalisés ne représentent pas grand-chose. L’argent vient de la vente des importations.
Ce que Mme Hester omet de mentionner, c’est que lorsque la production délocalisée arrive aux États-Unis pour y être commercialisée, elle est comptabilisée comme importation, ce qui alourdit le déficit commercial américain. Les étrangers utilisent les dollars qui leur sont versés en échange des produits qu’ils fabriquent pour le compte des sociétés américaines pour se porter acquéreurs d’obligations américaines, d’actions et d’actifs réels tels que des terres, des bâtiments et des entreprises. Par conséquent, l’intérêt, les profits, les plus-values et les loyers associés aux achats étrangers d’actifs américains sont maintenant perçus par des étrangers et non par des Américains. Le compte courant s’en trouve dégradé.
Cela fonctionne ainsi : l’excès d’importations aux États-Unis par rapport aux exportations depuis les États-Unis donne des droits aux étrangers sur les revenus et la richesse des Américains, lesquels sont soldés par les achats étrangers d’actifs américains. Le revenu produit par ces actifs s’échappe maintenant vers l’étranger ; conséquence : le revenu perçu par les étrangers sur leurs investissements aux États-Unis dépasse le revenu perçu par les Américains sur leurs investissements à l’étranger.
Selon le raisonnement de Mme Hester, les Américains s’en sortiraient mieux s’ils ne produisaient rien de ce dont ils ont besoin et si, au lieu de fabriquer eux-mêmes, ils s’en remettaient aux créateurs de mode américains et concepteurs qui définissent les productions délocalisées destinées aux marchés américains, aux inspecteurs des douanes et agents du fret, aux employés chargés de planifier et accélérer la production, et aux dockers et employés du chemin de fer, enfin, qui livrent les produits fabriqués à l’étranger sur le marché américain des biens de consommation.
Pour Mme Hester la valeur ajoutée issue de la fabrication délocalisée est quantité négligeable. Comment se fait-il alors que la Chine soit devenue riche grâce à elle, atteignant le rang de seconde économie mondiale et employant 100 millions de personnes dans le secteur manufacturier (à comparer aux 12 millions des États-Unis), et qu’elle ait acquis la plus forte réserve de devises du monde ?
Lorsque Mme Hester aura répondu à cette question, elle pourra expliquer pourquoi les grandes sociétés américaines se donnent la peine de délocaliser leur production, si la contribution à la valeur ajoutée est si faible. La valeur ajoutée est de toute évidence suffisamment conséquente pour que l’économie sur la masse salariale couvre les coûts de transport de l’Asie vers les États-Unis, les coûts de mise en service et de gestion des installations délocalisées, et le coût de la mauvaise publicité résultant de l’abandon des communautés américaines au profit de l’Asie, tout en générant assez de bénéfices pour augmenter les profits et faire monter le prix des actions et les bonus des dirigeants.
Mme Hester se raconte des histoires. La faible valeur qui, selon ses calculs, est ajoutée au prix d’une chemise par le travail chinois, indien ou vietnamien, reflète le faible coût du travail étranger, pas la faible valeur de la chemise sur les marchés américains ou la faible valeur d’un iPhone sur les marchés européens. Le marketing, le stockage et la distribution sont effectués aux États-Unis par du personnel mieux payé, et c’est la raison pour laquelle nous avons l’impression que la valeur ajoutée vient de sources autres que la fabrication. Mme Hester passe à côté du fait que le coût inférieur de la main-d’œuvre étrangère ne se traduit pas par un produit moins valorisé, mais bien par des profits plus élevés.
Les économistes présument que les économies sur la masse salariale sont répercutées sur les consommateurs par une baisse des prix, mais je n’ai pas constaté de baisses des prix sur les chaussures de sport Nike ou Merell, sur les chemises Brooks Brothers et Ralph Lauren, les ordinateurs Apple, ou quoi que ce soit d’autre suite à la délocalisation de la production américaine. Les gains sur les coûts de main-d’œuvre partent en bénéfices, bonus pour les managers et plus-values pour les actionnaires. C’est une des causes de l’extraordinaire augmentation des inégalités de revenus et de richesse aux États-Unis.
Concentrés sur les profits à court terme, producteurs et revendeurs sont en train de détruire le marché de la consommation aux États-Unis. Le salaire annuel moyen d’un ouvrier du secteur textile aux États-Unis est de 35 000 $. Le salaire moyen d’un employé du secteur du commerce de détail aux États-Unis représente moins de la moitié de ce montant, et ne lui laisse aucun revenu disponible susceptible de stimuler les dépenses de consommation dans les magasins.
La délocalisation de la production par les entreprises américaines a mis le gouvernement Obama dans l’impossibilité de tenir sa promesse de création d’emplois manufacturiers et d’exportation. Dans l’incapacité de créer des emplois et des exportations réels, le gouvernement américain a proposé d’en créer des virtuels grâce à des « fabricants sans usine ». Afin de tenir sa promesse de doubler la croissance des exportations américaines, le régime Obama veut comptabiliser les fabrications délocalisées comme production américaine.
Le « fabricant sans usine » est une catégorie statistique qui vient d’être inventée. C’est une entreprise comme Nike ou Apple qui sous-traite la production de ses biens aux entreprises étrangères. Le régime Obama propose de redéfinir les entreprises comme Apple qui détiennent une marque ou le design d’un produit comme des fabricants, même si ces entreprises ne fabriquent pas.
En d’autres termes, qu’une entreprise américaine soit ou non un fabricant ne dépend pas de son activité, mais de la propriété d’une marque qu’elle sous-traite à un fabricant étranger. Par exemple, les iPhones d’Apple fabriqués en Chine et vendus en Europe seraient comptabilisés en tant qu’exports de biens américains de produits manufacturés, et les iPhones vendus aux États-Unis ne seraient plus considérés comme des importations, mais comme de la production locale américaine. Les employés d’Apple ne travaillant pas en production seraient assimilés à des employés d’usine.
Le but évident de cette tromperie statistique est de gonfler le nombre d’emplois manufacturiers américains, la production industrielle américaine et les exportations américaines, et d’assimiler les importations à de la production domestique. C’est un montage qui, par une redéfinition, élimine le déficit considérable de la balance commerciale américaine. Avec ce changement de classification, le Bureau gouvernemental des Mensonges Statistiques aurait cependant à gérer l’anomalie suivante : des produits fabriqués en Chine, Inde, Indonésie ou n’importe où deviendraient du PIB américain du moment que la marque déposée appartient à une société américaine, mais les paiements aux travailleurs asiatiques qui ont fabriqué les produits resteraient autant de créances sur la richesse américaine susceptibles d’ être converties en possession de bons du trésor américains, de sociétés et d’immobilier.
Par exemple, les travailleurs chinois produisent les produits Apple, et, par conséquent, la Chine a des créances à faire valoir sur la richesse des États-Unis. Comment ces créances sont-elles comptabilisées statistiquement suivant la nouvelle définition de l’administration Obama ? Les États-Unis peuvent ajouter la production chinoise au PIB américain, mais comment les États-Unis déduisent-ils les produits Apple fabriqués en Chine du PIB chinois ? Et comment la nouvelle définition du régime Obama escamotera-t-elle les paiements faits par Apple aux entreprises chinoises qui ont fabriqué les produits ? Ces paiements constituent des créances sur la richesse américaine.
Autrement dit, cette reclassification entrainerait un double comptage de la production des produits Apple. Si chaque pays fait ça, le PIB mondial augmentera statistiquement en dépit du fait qu’aucun bien ou service ne sera produit en supplément. Peut-être est-ce là la manière d’éluder la pauvreté mondiale.
Michael Porter, professeur à Harvard, avait anticipé l’apparition de ces « fabricants sans usine » dans son rapport de 2006 sur la compétitivité, qui justifie les délocalisations. En défendant les emplois délocalisés, Porter a dédramatisé l’augmentation du déficit commercial des États-Unis et le déclin du taux de croissance du PIB américain causé par les délocalisations.
Porter raisonnait en effet que c’est la propriété des revenus et des biens qui devrait déterminer leur classement, et pas l’endroit où ils sont produits. Comme je l’avais fait remarquer dans ma critique (voir The Failure of Laissez Faire Capitalism and Economic Dissolution of the West [Échec du capitalisme du laissez-faire et dissolution économique de l’Occident], livre de Paul Craig Roberts) , cela conduirait à accroître le PIB américain du montant des productions sous-traitées à l’étranger et de la production des filiales américaines outre-mer, et à diminuer le PIB des pays dans lesquels la fabrication a effectivement lieu. La cohérence voudrait alors que les voitures allemandes et japonaises, par exemple, qui sont produites aux États-Unis avec une main-d’œuvre américaine viennent en déduction du PIB américain et soient prises en compte dans le PIB allemand ou japonais.
Comme je l’ai souligné depuis des années, l’Occident vit déjà dans la dystopie prédite par George Orwell. Les emplois sont créés par des ajouts hypothétiques aux chiffres de l’emploi et par l’utilisation injustifiée d’ajustements saisonniers. L’inflation est gommée en substituant dans l’indice de l’inflation des articles à bas prix à ceux dont le prix augmente et par la requalification des augmentations de prix en améliorations de qualité. La croissance de PIB réel apparaît magiquement en abaissant le PIB nominal à l’aide de ce taux d’inflation sous-estimé. Maintenant, des sociétés sans usine vont fabriquer des produits manufacturés américains, des exportations américaines et des emplois industriels américains !
Chaque domaine de l’existence occidentale est défini par la propagande. Par voie de conséquence, nous avons atteint un état parfait de nihilisme. Nous ne pouvons rien croire de ce que nous disent le gouvernement, les entreprises et les médias presstitués [NdT : mot-valise « presse + prostitués »].
Nous vivons dans le mensonge, et ce mensonge ne cesse de grandir
Source en anglais : PCR
Source en français : http://www.les-crises.fr/occulter-l-echec-economique/