Par Salvatore Puledda (*)
Pressenza republie la présentation de S. Puledda à la Faculté de Travail Social de l’Université de Hunter à New York – Etats Unis, en janvier 2000, sur le processus et le modèle de globalisation. Cette vision éclaire la fin d’un moment de l’histoire où les États disparaissent et son remplacés pas les banques et les compagnies multinationales. La proposition de S. Puledda est un nouveau paradigme, la Nation humaine universelle.
Bonsoir. Je veux remercier les autorités académiques de l’Université de Hunter et le Centre Humaniste des Cultures de m’avoir invité à parler ici aujourd’hui. Le thème de mon discours sera la globalisation, un terme dont on a beaucoup parlé récemment, et dans divers milieux. La globalisation se présente généralement comme un processus accéléré d’interaction économique entre pays et cultures, monté sur un grand appareil de technologies modernes de communication. Dans une perspective généralement optimiste, on dit qu’à travers la globalisation, le progrès et la richesse parviendront aux pays les plus arriérés, et que la qualité de la vie augmentera de toutes parts et pour tous.
La globalisation se présente aussi comme un processus naturel, dans le sens qu’il obéit aux lois naturelles de l’économie de marché. Cependant, devant les résultats possibles d’un tel processus, surgissent quelques peurs de tréfonds, une sorte d’anxiété.
Ces peurs semblent être liées à trois points :
a) Le processus est perçu comme trop grand, trop rapide et hors de contrôle de la citoyenneté.
b) Pour le citoyen moyen, la globalisation implique d’ouvrir les portes au monde, et par conséquent aux problèmes du monde, problèmes qui quelques fois sont le résultat de histoires grandes et compliquées, difficiles à comprendre. En étant conscients de ces problèmes, les gens craignent qu’ils se sentiront responsables de les résoudre.
c) L’échange d’objets, de personnes et d’idées crée une situation de confusion générale dans laquelle on expérimente la perte des références traditionnelles, c’est à dire, la perte de ce qu’ils appellent l’identité culturelle.
Ceci sont quelques unes des préoccupations qui circulent en ce moment, et auxquelles nous essayerons de répondre en accord avec la perspective du Mouvement Humaniste. Cette perspective peut paraître radicalement différente à celle que présentent journellement les médias. Mais avant de continuer, il sera nécessaire de définir quelques uns des concepts que nous allons discuter, puisqu’ils sont souvent présentés de façon diffuse et vague. En particulier, nous essayerons de clarifier la nature du processus de globalisation et nous développerons un contexte approprié pour comprendre le concept d’identité culturelle.
Pour commencer, nous dirons que le processus de globalisation n’est, en aucune manière, un processus naturel, c’est à dire, un processus qui se développe en fonction de certaines lois naturelles comme les lois du marché, tel qu’on l’explique généralement.
Ces lois naturelles du marché n’existent pas et n’existeront jamais parce que l’économie, comme toute autre activité humaine, est quelque chose d’intentionnel, de guidé, comme l’expression d’un modèle économique qui véhicule une idéologie spécifique et une vision du monde. Cette idéologie a un nom, elle s’appelle le capitalisme spéculatif, c’est à dire, le capitalisme dans sa phase la plus récente de développement, dans laquelle l’expansion de l’économie n’est pas liée à la production mais au marché financier spéculatif. Pour le dire plus simplement, nous sommes en train de parler de l’idéologie de faire de l’argent avec l’argent, et au niveau culturel, de la religion de l’argent.
A l’avant-garde de cette idéologie, il y avait les corporations multinationales et les banques. Ce sont des institutions intrinsèquement transnationales, et elles ne sont pas nécessairement liées à un pays en particulier, même quand beaucoup d’entre elles ont leurs racines en Occident. Depuis que ce processus a commencé au siècle dernier, ces structures n’ont pas arrêté l’expansion de leur influence dans chaque recoin du monde, et ont concentré leur pouvoir à travers des acquisitions et des fusions étonnamment rapides.
L’augmentation de leur pouvoir est directement lié à la perte d’autorité et de légitimité des états nationaux, un phénomène caractéristique de la seconde moitié du siècle passé. Ces multinationales et ces banques ont essayé de dépasser et de transcender les barrières et les restrictions imposées par les états nationaux, et en faisant cela, elles ont créé une sorte d’état parallèle avec ses propres règles et procédés.
Cet état parallèle a atteint un niveau incroyable de pouvoir. Le capital peut aujourd’hui s’écouler d’un pays à l’autre en une seconde, et les pays les plus puissants, y compris les blocs régionaux reconnaissent leur incapacité à le contrôler.
Pour donner un exemple récent, l’Union Européenne qui se compose de 15 états membres est actuellement le bloc économique le plus grand du monde. Dans sa dernière réunion bi-annuelle à Helsinki, en Décembre 1999, un thème de discussion fut comment payer les programmes d’aide sociale des pays membres. A cause des restrictions auto imposées de contrôle du déficit, l’argent devait provenir d’entrées d’un type. On proposa un impôt sur les bénéfices du capital des citoyens européens qui investiront dans la bourse de Londres. Les autorités britanniques s’y refusèrent, expliquant qu’un tel impôt aurait pour conséquence la fuite du capital de Londres aux autres marchés. Ainsi il s’est produit un bouchon entre la Grande Bretagne et le reste des pays membres de l’Union Européenne, qui continue encore sans être résolu.
Ce qui est évident dans cette situation, c’est que le bloc économique le plus grand du monde, n’est pas capable de percevoir des impôts sur ses citoyens les plus riches – ceux qui peuvent mener le jeu de la spéculation dans le marché financier. Pour cette raison, nous voyons une diminution mondiale des budgets de la santé, l’éducation, les pensions et les autres formes d’assistance publique. Il semble qu’aucun pays ne puisse dompter ce monstre sans contrôle qu’est le capital spéculatif.
En plus de leurs propres règles, les multinationales et les banques qui dirigent ce processus de globalisation ont leur propre culture, qui est articulée comme un système de valeurs et de conduites. Cette culture se reproduit à travers les écoles et les médias, gourous et prophètes, qui nous expliquent tous les jours que l’unique valeur est l’argent : l’argent est recherché, multiplié et adoré, l’argent est l’unique dieu et par conséquent ceci justifie tout. Ils continuent à parler d’autres valeurs – égalité, opportunité, démocratie – mais sous cette épaisse cape d’hypocrisie, le message continue en étant le même : l’argent est l’unique valeur réelle. Même les plus pauvres de la population sont affectés par cette culture : ils croient que l’argent est la seule défense contre les dures réalités de la vie quotidienne, et ainsi ils orientent leur vie dans cette direction. Qui veut être millionnaire? Tout le monde.
A ce point de mon discours, je veux éclaircir que la pauvreté n’est pas une valeur pour nous. En dénonçant le culte de l’argent, nous ne sommes pas en train de peindre un cadre romantique de la pauvreté, ni de promouvoir un style de vie ascétique. Bien au contraire. Nous voulons simplement mettre l’accent sur le fait que le problème fondamental de l’économie au jour d’aujourd’hui, n’est pas la production de la richesse, mais sa distribution. Au niveau mondial, nous avons une énorme capacité productive et un fort excédent, mais la richesse est concentrée fondamentalement entre les mains d’un petit nombre. L’argent va vers l’argent, et la distance entre les plus riches et les plus pauvres augmente chaque jour. Tous, nous savons que dans ce moment historique, il existe la possibilité technique de pourvoir en alimentation, logement, attention médicale et conditions de vie décentes toute la population de la planète. Si ceci ne se donne pas, c’est parce que le processus de globalisation n’est pas dirigé vers la solution de ces problèmes, mais vers l’augmentation du pouvoir et de la richesse de quelques uns.
Je veux aussi faire ressortir deux institutions internationales qui ont eu une responsabilité fondamentale dans l’expansion de ce processus de globalisation : le Fond Monétaire International et la Banque Mondiale. Pour rivaliser dans cette économie globale, les pays sont pressés d’avoir recours à des crédits énormes à travers ces organisations. Dans la mesure où le taux d’intérêt de ces crédits s’accumule, l’Etat se voit forcé de vendre les ressources du pays : ses compagnies, ses terres, ses ressources naturelles, jusqu’à ce que l’infrastructure du pays ne soit plus contrôlée par le peuple, mais par des institutions et des individus étrangers. Plus de deux cent pays utilisent au jour d’aujourd’hui, le dollar comme leur monnaie nationale, renonçant de cette façon à leur capacité de réguler leur propre économie. Des générations ont travaillé très dur pour construire quelque chose qui aujourd’hui est détruit en quelques mois. Nous en avons vu beaucoup d’exemples récemment : Mexique, Thaïlande et Amérique du Sud. L’argent s’écoule vers un pays si on pense qu’on peut y gagner quelque chose, mais quand l’argent s’en va, l’économie du pays souffre d’un collapsus sans considération aucune pour ceux qui en sont affectés.
Ce modèle de globalisation s’est convertit en modèle de vie réussie, un modèle qui se diffuse jusqu’aux endroits les plus reculés du globe. Et, à mesure qu’il se diffuse, l’idéologie de l’argent, la compétition et l’individualisme avancent avec lui. L’être humain, l’environnement, les cultures, sont tous considérés comme des aspects secondaires qui peuvent être utilisés ou détruits s’ils deviennent un frein à ce processus, dont la force augmente par la croyance générale qu’il n’existe pas d’autre alternative.
Cette idéologie d’exportation produit aujourd’hui des chocs avec de nombreuses cultures dans le monde, spécialement celles qui étaient structurées autour de la famille ou des croyances religieuses. Ces cultures élèvent des murs entres elles et le reste du monde parce qu’elles ne veulent pas s’intégrer à ce modèle de vie, qui n’est pas perçu comme un choix pour elles. Ceci arrive dans une certaine mesure, ici, dans ce pays aussi, où l’intégration vue dans les moments antérieurs – le modèle “melting-pot” – n’est pas souhaité pour de nombreux nouveaux immigrants. Dans ces cas, l’imposition de ce modèle unique ha commencé à produire des réactions qui s’expriment sous forme violente et irrationnelle. Il n’y a aucune raison de croire que ces explosions vont diminuer, tout au contraire, elles augmenteront en taille et en nombre à mesure que la pression vers le conformisme augmente. Elles apparaîtront aussi dans ce pays, comme l’ont démontré les récents événements à Seattle contre l’Organisation Mondiale du Commerce.
L’autre problème que nous rencontrons, c’est que les cultures, dans la mesure où elles sont forcées à se défendre, finissent par se défendre en tout – même leurs aspects secondaires ou négatifs. Aussitôt après se forme une sorte de “fondamentalisme culturel” où tout ce qui est externe à la culture est rejeté, où seul le propre style de vie et la propre religion sont autorisés (validés).
Je veux clarifier dans ce point, que nous ne voyons pas ce processus de globalisation comme quelque chose d’uniquement négatif. Ce dont nous nous sommes reconnaissants, c’est que ce processus nous ait amené à un point où tous les pays et toutes les cultures convergent pour la première fois. Ce processus a permis un niveau d’interaction entre les gens qui ne pouvait pas être conçu. Il a généré des opportunités pour échanger des idées, des croyances et des modèles culturels. Il a aussi démontré que les différences entre les gens sont insignifiantes en comparaison avec les expériences et les aspirations qu’ils ont en commun.
J’essayerai maintenant de clarifier ce que je veux dire de ce diffus concept “d’identité”. Normalement on croit que l’identité personnelle ou culturelle se réfère seulement au passé, que c’est un reflet de l’accumulation historique d’expériences vécues par une personne ou une communauté. C’est comme si des couches d’expériences s’accumulèrent et se déposèrent, et ceci formerait l’identité. Cette croyance est dérivée d’une autre, plus générale, de la passivité de la conscience humaine, où la conscience est conçue comme un sorte de miroir qui simplement reflète le monde. En réalité, les choses ne sont pas ainsi. Si nous nous regardons nous mêmes, nous verrons que dans les moments les plus importants de nos vies, nous faisons une corrélation, une liaison entre nos expériences passées et l’idée d’un projet personnel futur. Cette image du futur – qui nous voulons être – a une influence permanente dans nos actions dans le présent. Cette image que nous formons du futur est aussi importante que notre passé dans la création de notre identité personnelle. Non seulement nous sommes ce que nous avons fait, ou ce qu’on nous a fait, mais nous sommes aussi nos projets, nos désirs, nos aspirations.
La même dynamique est applicable à un peuple, et dans ce cas, nous parlons d’identité culturelle. L’identité culturelle n’est pas simplement l’accumulation d’idées, de coutumes, d’idiomes, de façons de manger et de s’habiller, que nous ont transmis les générations antérieures, c’est aussi ce que la culture choisit de faire avec ces choses à un moment de son histoire. C’est le projet qu’elle se donne à elle-même.
Ceci est particulièrement certain pour les cultures anciennes. Par exemple, comment se définie la culture indienne avec ses millénaires d’années d’histoire ? Sur quel type d’héritage se baserait-elle ? Se référerait-elle aux Vedas ( ?), au Vedanta ( ?), au Bouddhisme, à Gandhi, à la bombe atomique ? A chaque moment de son histoire, une culture est obligée de prendre de son passé ce qui lui sera le plus utile pour son projet. En résumé, l’identité culturelle est le projet qu’un peuple crée pour le futur, extrayant les éléments particuliers de son passé. Ce n’est pas quelque chose de passif comme le contenu d’un sac, mais quelque chose que continuellement nous recréons pour relever le défi que nous présente le moment actuel. Il y a toujours choix. Il y a toujours une sélection. Il y a toujours liberté.
Nous pouvons aussi reconnaître que dans la vie d’individus et de cultures, il y a des expériences autant positives que négatives, qui font partie de son héritage culturel. Une personne ou un peuple peuvent choisir un projet qui élimine ou neutralise les expériences négatives et renforcent les positives. Est-ce que nous voulons, nous italiens, traîner dans le nouveau millénaire la tragique expérience de la Mafia ? Ou est-ce que nous voulons faire un choix conscient pour changer ce comportement social négatif ? Ce choix nous permet de distinguer entre une identité mécanique, créée par le fait de reproduire automatiquement les éléments de notre culture sans pensée ni réflexion ; et une identité intentionnelle, formée par le choix de quelques aspects que nous estimons être de la plus haute valeur pour le futur.
Ce processus de globalisation s’accélère rapidement, et bientôt nous nous retrouverons coude à coude, culture côte à côte, regardant de l’avant pour le première fois vers un futur commun. Ce futur n’appartient à aucune culture en particulier, mais il doit être un projet partagé qui permette l’inclusion de tous. A ce moment surgit la question : Qu’essayerons-nous ensemble au troisième millénaire ? Chaque culture sera appelée à réfléchir, à faire l’examen de son passé et à identifier quelles sont ses qualités, ses expériences et ses traditions les plus précieuses pour elle-même et pour les autres de cette planète.
Ayant défini et éclairci notre position par rapport à la globalisation et à l’identité culturelle, je voudrais maintenant terminer en commentant brièvement les propositions et les activités du Mouvement Humaniste en relation avec ces thèmes.
En contraste avec le processus destructif de globalisation qui est dirigé par les banques et les multinationales, le Mouvement Humaniste est engagé depuis 30 ans à travailler à la création d’une Nation Humaine Universelle, dans laquelle les différences culturelles sont considérées comme une valeur et non comme quelque chose qui doit être marginalisé ou éliminé. La Nation Humaine Universelle serait l’expression de la première civilisation planétaire qu’aient vu les êtres humains, et surgira du cœur des hommes et non de leurs leaders. Chaque culture devra contribuer à cette civilisation par quelques unes de ses expériences, faisant partie d’un projet majeur et inclusif. Je voudrais répéter à nouveau que nous ne voulons pas de quelque chose d’homogène – comme Mc Donalds et des yuppies de toutes parts.
Le développement d’un projet commun ne demande pas que les gens renoncent aux particularités de leurs cultures. Au contraire, nous voyons ces particularités, cette diversité, comme des qualités et des ressources dont il faut profiter, comme un projet commun entre individus qui incorpore les talents et les points de vue de ses membres.
A la base du travail du Centre Humaniste des Cultures, il y a cette question : Quelle contribution fera chaque culture au projet commun de la Nation Humaine Universelle ? Elles apporteront la frustration, la discrimination, les guerres et la violence qui caractérise quelques moments de leur passé ? Ou elles chercheront ce que nous appelons les moments humanistes de leurs cultures, ces moments dans lesquels l’être humain fut considéré comme la valeur la plus importante, dans lesquels la paix et la coopération entre des groupes différents furent considérés comme fondamentaux, dans lesquels on rejetait la violence comme le pire ennemi de l’humanité, dans lesquels toutes les croyances religieuses, incluant l’athéisme, furent respectées, et dans lesquels la science et les nouvelles idées furent développées pour diminuer la douleur et la souffrance des êtres humains ? Toutes les grandes cultures de la planète ont eu des moments humanistes dans leur histoire, et c’est à ceux-ci qu’il faut faire appel dans ce moment si spécial et si critique de la civilisation.
Pour conclure, je dirais que vous êtes dans une situation sans parallèle pour continuer cette discussion, puisque New York est de nombreuses manières, un mini modèle de la globalisation qui se produit sur la planète. Vivant ensemble ici, il y a des gens de tous les pays, cultures et religions du monde. Le travail qui peut se réaliser ici aura des répercutions bien au-delà des limites géographiques de la ville. La tâche de tous les Centres des Cultures – de fait, la tâche de nous tous – est d’aider les gens à prendre conscience que leurs différences culturelles peuvent être quelque chose de précieux, que c’est l’être humain et non l’argent la valeur la plus importante, que la solidarité est plus importante que la compétition. Tout ceci peut résonner pour beaucoup comme un rêve utopique, spécialement quand nous marchons sous les grands gratte-ciel et que, comme des fourmis insignifiantes, nous regardons les lieux élevés depuis lesquels les puissants dirigent ce processus destructif de globalisation. Mais nous devrions toujours nous souvenir que ces fourmis insignifiantes représentent 90% de l’humanité.
Merci de votre attention.
(*) Salvatore Puledda. Né en 1943 à Rome, il devient, après un doctorat en chimie, spécialiste en écologie. La recherche fut le fil conducteur de sa vie. Scientifique, penseur et écrivain, il investigua dans les domaines de la science, de la philosophie, de la mythologie, de l’histoire et de la politique en quête de ce qu’était l’être humain, ses origines et son destin, son processus et ses aspirations, ses conquêtes et ses possibilités évolutives. Chercheur à l’Institut Supérieur de la Santé à Rome, il travailla sur la pollution atmosphérique jusqu’à son décès en 2001.