Le saviez vous ? Le revenu de base a failli être adopté aux États-Unis et connait actuellement une résurgence grâce au soutien de personnalités surprenantes.
Article publié par The Boston Globe, traduction par Audrey D’Aquin.
Avec un taux de chômage toujours près de 7 % et plus de 46 millions d’Américains vivant en dessous du seuil de pauvreté, la reprise qui était censé suivre la Grande Récession a été lente, frustrante, et de plus en plus inquiétante. Et pourtant, la situation économique était censée s’améliorer, peut-être pas jusqu’à être la meilleure possible, mais certainement mieux qu’elle ne l’est aujourd’hui.
C’est un problème qui a tourmenté les principaux économistes et les plus puissants décideurs du pays. Mais expliquez tout ce gâchis à un enfant de 8 ans, et vous pourriez entendre retentir une solution qui peut sembler ridiculement évidente : Pourquoi ne pas simplement donner à chacun un peu d’argent ? De cette façon, même les pauvres pouvaient se permettre de nourrir leurs familles et payer le loyer .
Si cela vous semble naïf par sa simplicité, préparez vous à être surpris. L’idée qu’un gouvernement paye ses citoyens simplement du fait d’être en vie a un nom «revenu de base garanti » et elle a récemment fait des avancées en tant que proposition de politique légitime dans des pays du monde entier.
Les militants en Europe, notamment en Suisse, ont réussi à injecter l’idée dans le débat politique dominant. Un récent sondage a montré qu’elle a le soutien de près de la moitié des Canadiens. Le président de Chypre dit qu’il va lancer une version limitée de ce concept cet été. Le Brésil verse des transferts directs en espèces aux familles pauvres depuis le passage d’une loi fondamentale sur le revenu de base en 2004. Des programmes pilotes ont été menés ces dernières années en Inde et en Namibie.
Aux États-Unis, l’idée de distribuer une allocation inconditionnelle du gouvernement est considérée, de manière compréhensible, comme vouée à l’échec, malgré les récents buzz parmi les mordus de la politique. Dans le contexte politique actuel, ça sonne trop comme un fantasme socialiste. Mais l’idée a une longue histoire aux États-Unis, et rassemble, ce qui est rare, des partisans de gauche comme de droite : ses partisans éminents ont inclus Martin Luther King Jr. et John Kenneth Galbraith, et une version initialement proposée par l’économiste du libre marché Milton Friedman est presque passé dans la loi sous le président Nixon.
Récemment, des conservateurs comme Véronique de Rugy, un chargé de recherche principal au Centre Mercatus de l’université George Mason, Charles Murray, auteur de » The Bell Curve » et un chercheur à l’American Enterprise Institute, ont soutenu cette idée ; elle a aussi été adopté par le mouvement « Occupy » et est portée par l’universitaire David Graeber.
« Il est rare que des gens des différentes extrémités du spectre politique proposent le même genre de programme« , estime Brian Steensland, professeur agrégé de sociologie à l’Université de l’Indiana et l’auteur du livre La révolution ratée du bien-être, qui raconte comment le revenu de base est passée d’une idée académique marginale à un projet de loi au Congrès, et resurgit a nouveau.
Il y a quelque chose là-dedans qui est vraiment attrayant pour les gens de tout un large spectre intellectuel, philosophique et économique.
Pour les pragmatiques de gauche, les allocations à tous serait le moyen le plus rapide d’éliminer la pauvreté, en permettant que tout le monde, peu importe sa situation, ait assez d’argent pour vivre. Pour les utopistes, cela contient la promesse d’une libération du travail – ainsi qu’une façon de s’assurer que le prochain John Lennon n’ait pas à perdre son temps à porter des boîtes dans un entrepôt. Pour les conservateurs, c’est un outil pour reconstruire les liens de la société civile, en remettant l’argent des gens dans leurs propres mains, et en balayant le fragmentaire et inextricable filet de sécurité social – nounou dans le même temps .
Pour le moment, l’idée est largement considérée comme trop radicale par rapport au statu quo. Étudier sa mise en place et conséquences serait un cauchemar, et même l’enfant de 8 ans pourrait soupçonner, avec raison, que certaines personnes cesseraient tout simplement de travailler. Mais même si l’idée n’est pas politiquement réalisable à court terme, ses partisans y voient un moyen de repenser profondément le système actuel et qui pourrait bientôt être nécessaire pour faire face à des problèmes qui n’ont pas de solution facile a ce jour : la technologie, l’externalisation, et d’autres changements structurels transforment notre économie, et il devient de plus en plus clair que la prospérité nationale ne signifie pas nécessairement qu’il y a suffisamment de bons emplois pour tout ceux qui en ont besoin .
Sous cet angle, la viabilité d’une solution comme le revenu de base, et la question de savoir si elle peut être acceptable pour les Américains chez qui l’éthique de travail est une valeur nationale — finit par devenir moins politique que fondamentale sur la façon dont nous voyons le rôle du travail à la fois dans la vie des individus et dans la société dans son ensemble .
Au delà du welfare state du XXème siècle
Le filet de sécurité moderne de l’Amérique est une machine complexe, dont le coût estimatif de près d’un billion de dollars par an, fonctionne sur le principe qu’il y a ceux qui méritent une aide de la part du gouvernement et ceux qui ne le méritent pas. Les allocations chômage ne vont qu’aux personnes qui peuvent prouver qu’elles recherchent du travail ; l’assurance santé des enfants est gratuite uniquement si leur revenu familial reste en dessous d’un certain niveau. Le but, compréhensible, et d’apporter une aide temporaire et limitée aux personnes qui en ont vraiment besoin. Mais l’effet réel, beaucoup le disent, est un enchevêtrement couteux qui soumet les populations les plus démunies à des casse-têtes bureaucratiques, tout en soumettant leur vie aux exigences des programmes gouvernementaux .
L’idée d’un revenu de base garanti jette tout cela par la fenêtre, pour la remplacer par une mesure simple qui s’applique à tous de manière égale. Bien sûr, tous les militants de revenu de base ne l’imaginent pas de la même façon. La discordance la plus importante se situe entre ceux de gauche, qui estiment généralement que le revenu de base devrait être incorporé dans le filet de sécurité que nous avons déjà, et ceux de droite, qui ont tendance à affirmer qu’il devrait remplacer l’État-providence dans son ensemble.
Au-delà, les plans proposés ont beaucoup varié dans leurs détails. Charles Murray, dans son livre en défense du revenu de base, « In Our Hands » [entre nos mains, ndlr], suggère le démantèlement de l’État providence et son remplacement par un paiement de 10.000 $ par an pour tous les citoyens âgés de plus 21 ans. Les professeurs de Yale Law School, Bruce Ackerman et Anne Alstott sont en faveur d’une somme forfaitaire de 80.000 dollars distribuée à chacun pour ses 21 ans. D’autres proposent un revenu de base plancher, mis en place de manière à ce que personne n’y perde.
L’idée que l’État distribue de l’argent directement à ses citoyens existe depuis des siècles, mais, en Amérique, ce concept a vraiment mûri au cours des années 1960 .
Ce n’est pas du à l’idéalisme des années 60, mais à l’observation du pays par des économistes du gouvernement qui y ont vu quelque chose de terrifiant. Pour la première fois dans l’histoire, ils ont réalisé, que la croissance de l’emploi n’allait pas au même rythme que la croissance économique, ce qui signifie qu’il y avait des segments de la société où les gens ne pouvaient pas trouver du travail alors même que les entreprises prospéraient.
Ce phénomène, connu sous le nom de « chômage structurel », combiné avec une peur de l’obsolescence de certains emplois par la technologie, a amené les conseillers économiques du Président Kennedy à proposer la notion de revenu de base. Elle a commencé à circuler dans les milieux politiques de Washington sous le nom d’impôt négatif, un terme inventé par Milton Friedman dans son livre de 1962, Capitalisme et liberté.
Durant la campagne pour la présidentielle de 1972 ou Nixon et George McGovern étaient en lice, les démocrates et les républicains étaient tous pour une forme de revenu de base. McGovern plaidait pour un « Demogrant », une Prestation universelle, soit un cadeau annuel de 1000 $, qui représenterait de l’ordre de 7000 $ aujourd’hui, pour chaque Américain. A cette époque, plus de 1.000 économistes avaient appelé le gouvernement fédéral à mettre en place une sorte de revenu de base immédiatement.
Malgré tout cet élan – même Donald Rumsfeld, qui est devenu directeur de l’Office of Economic Opportunity quand Nixon a été élu, en était un partisan — l’idée a échouée après avoir été introduite au Congrès sous la forme du ‘plan d’aide à la famille’. Elle a été rejeté en commission, car quelques sénateurs démocrates protestaient que ce n’était pas assez généreux tandis que d’autres craignaient que cela ne perturbe l’économie agricole dans le Sud .
Selon Steven Pressman, économiste à l’Université de Monmouth dans le New Jersey et co-éditeur d’un livre publié en 2005 sur le revenu de base, l’idée a subi un autre coup dur dans cette période, quand elle a était mise en place à l’essai sur le terrain. En effet, une série d’extraordinaire expériences sociales ont été menées entre 1968 et 1980 dans un certain nombre d’États américains, dont New Jersey, la Pennsylvanie, la Caroline du Nord, et le Colorado. Dans ces expériences, certains ménages ont obtenu des transferts monétaires inconditionnels ; d’autres, les « groupes de contrôle » n’en avaient pas.
Les résultats ont confirmé les soupçons des sceptiques : Les gens qui ont reçu de l’argent ont travaillé moins. Plus précisément, un pourcentage faible mais significatif de salariés secondaires, généralement des femmes, ont réduit leurs temps de travail ou on quitté leur poste. En plus de cela, les résultats ont montré que les couples mariés qui ont reçu des transferts monétaires étaient plus susceptibles de divorcer .
« Ces deux résultats ont tué l’idée », estime le philosophe belge et économiste Philippe Van Parijs, qui est l’un des plus ardents défenseurs au monde d’un revenu de base garanti et ancien professeur invité à Harvard. Depuis, dit Van Parijs, le débat sur la façon de mettre fin à la pauvreté en Amérique s’est déroulé comme si l’option d’un revenu de base n’existait tout simplement pas .
Vers un grand compromis entre la droite et la gauche ?
En 2014, près de cinq ans après le début de la Grande Récession, théoriquement terminée, les problèmes du système que le de revenu de base était censé résoudre dans les années 70 sont de retour à l’avant-garde : le produit intérieur brut de l’Amérique se reprend, et le marché boursier est en plein essor, mais des millions des gens sont durablement, et sans perspective, chômeurs. Comme les professeurs du MIT Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee l’affirment dans leur nouveau livre, Le deuxième âge de la machine, ce sera encore plus accentué avec le temps, puisque les ordinateurs seront encore plus capables de réaliser des taches autrefois réservées aux personnes.
Entre ces changements, et le poids du système de filet de sécurité, auxquels s’ajoute le coût gonflant de l’assurance maladie et de sécurité sociale des programmes gouvernementaux des années 70 — certains penseurs croient maintenant que nous devons faire plus que d’attendre la fin de gueule de bois post-récession : nous avons besoin de repenser complètement les prestations du gouvernement.
« À un certain moment, nous allons tellement dépenser une masse faramineuse d’argent pour l’État-providence, que cela va en devenir ridicule pour tout le monde », a déclaré Murrhine. « D’ailleurs les gens de droite trouvent déjà tout cela bien ridicule : comment pouvons-nous avoir des milliards « X » de dollars en paiements de transfert et encore 15 % de la population en dessous du seuil de pauvreté ? C’est aberrant. Eh bien, à un moment donné, cela deviendra aussi aberrant pour les gens de gauche, et donc, c’est là que je vois l’opportunité, à terme, d’un grand compromis. »
Ce grand compromis, explique-t-il, prendra en compte la pensée libérale, en disant: « nous allons vous donner un gouvernement puissant en termes d’argent brassé pour le peuple, si vous nous donnez un petit gouvernement en matière de capacité à diriger la vie des gens. »
« Je ne sais pas quand cela arrivera », relativise Murray. « Mais nous sommes beaucoup plus proche de ce point en 2014 que nous ne l’étions quand j’ai publié le livre [il y a huit ans]. »
Graeber, un anarchiste et anthropologue à la London School of Economics, voit un point de rupture similaire s’approcher : « Les gars du libre marché ont mené une campagne acharnée pour convaincre les gens que toute sorte de politique visionnaire peut seulement conduire au goulag …. Mais bien sûr que le système est sur le point s’effondrer, les hommes à sa tête le reconnaissent de plus en plus. » Le fait que même des conservateurs comme Murray se rallient à l’idée du revenu de base, signifie, selon lui, qu’« ils essaient de saisir d’elle, parce qu’ils savent que quelque chose va se produire. »
Dépasser la religion de la valeur travail
Le soutien du peuple américain en vue d’un jour adopter une version d’un revenu de base dépendra peut-être de la façon dont ils seront capable de d’appréhender les résultats de ces expériences d’il y a 40 ans — ceux-là qui semblaient montrer que les gens qui reçoivent un revenu sans contrepartie du gouvernement ont tendance à travailler moins et divorcer plus. Bien que ces résultats aient été largement considérés à l’époque comme une sentence de mort pour l’idée, certains partisans du revenu de base pensent que cette vision est dépassée.
L’économiste et lauréat du prix Nobel James Tobin, qui a écrit le premier document technique sur la façon dont un revenu de base pourrait être mis en place, se demandait pourquoi il avait été vu comme une chose négative que les femmes, probablement coincées dans des mariages à cause d’une dépendance économique, se soient vues donner les moyens de quitter leurs maris. Van Parijs se souvient de ce que Tobin lui a dit, avant sa mort en 2002 : « Si certaines personnes, pour une période, veulent rendre leur propre vie plus facile en évitant la double journée et de se lever à 5 heures du matin, pourquoi cela ne serait-il pas bien vu ? N’est-on pas pour une vie plus prospère ? »
L’avenir du revenu de base aux États-Unis dépendra de si il y a de la place, sur le plan politique, pour discuter de cette question. C’est une foi en Amérique que le travail est une valeur positive : le plein emploi, à temps plein, ainsi que l’adage qu’on n’a rien sans contrepartie. Comme Martin Luther King Jr. l’a suggéré dans son dernier livre, le revenu de base peut être une manière plus morale et humaine que notre système actuel de partager les fruits de la démocratie. Mais il faut aussi un changement radical dans la pensée : en garantissant l’argent aux gens sans les obliger à faire quelque chose en échange, nous découplons leur valeur dans la société de leur capacité travailler.
Pour certains défenseurs du revenu de base, c’est une idée à laquelle nous devons commencer à nous habituer. Les emplois, affirment-ils, ne disparaissent pas seulement à cause de la récession temporaire, mais parce que la technologie fait qu’il est de plus en plus facile de construire une économie avec moins de travailleurs, entraînant ainsi le pouvoir d’achat des travailleurs des moins qualifiés sous le seuil de pauvreté. Cela équivaut à un désastre imminent, selon cet argument, à moins que, en tant que société, nous ne nous engagions à faire que tout le monde ait assez pour survivre indépendamment de son statut dans l’emploi .
En d’autres termes, le fait que l’humanité ait progressé au point où nous avons besoin de moins en moins de travail humain pour maintenir le même niveau de productivité peut être considéré comme positive, aussi longtemps que nous pouvons lâcher la croyance qu’un travail à temps plein est une condition préalable pour une vie pleine de sens. Si nous vivons dans un pays qui peut se le permettre, selon le plus utopique des penseurs de revenu de base, ne faut-il pas nous donner aux gens la possibilité de travailler moins, ou au moins les préserver d’avoir à se démener pour rester en vie ?
Pour ceux qui n’ont jamais reçu aucune aide, qui puisent leur dignité et leur identité dans le travail qu’ils font tous les jours, cela peut paraître comme une chose impensable. Pour d’autres, cela ressemble à une solution.
Crédit photo: CC Generation Grundeinkommen
Article publié par The Boston Globe, traduction par Audrey D’Aquin.
Source : http://revenudebase.info/2014/08/14/gouvernement-payer-pour-vivre/