Héctor Mediavilla est un photographe documentaire.  Il a à travers ses photos l’art de magnifier les êtres humains. Ce fut déjà le cas avec son travail sur les “pénélopes”.  Le livre SAPE pour lequel nous l’avons rencontré explore une facette de la réalité africaine peu connue : LA SAPE.  SAPE signifie « Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes » et regroupe au Congo des hommes qui ont un style vestimentaire sophistiqué et des manières distinguées.  Héctor Mediavilla vient de recevoir pour cet ouvrage, le Grand Prix du Livre de Mode, mais on l’aura compris son intérêt va au-delà du phénomène de mode.

 

On a bien compris que votre intérêt pour réaliser ce livre n’est pas la mode, mais une étude du phénomène social qu’est la SAPE. Comment êtes-vous arrivé à cela ?

Je suis allé au Congo pour faire une formation auprès de jeunes photographes congolais. À cette occasion, j’ai voulu faire un reportage sur la vie quotidienne africaine qui parlait d’autre chose que de la guerre, la famine, les animaux, les ethnies ou autres clichés. Et je suis tombé sur la SAPE. Mon intérêt était de découvrir un côté moins connu de la culture africaine. Le fait que cela soit lié à la mode était donc un hasard ; mais j’ai trouvé que l’histoire était intéressante parce que les sapeurs parlaient des colonies, du désir de l’être humain de se sentir mieux, d’être reconnu en société. La mode était donc un facteur collatéral, quoi que devenu essentiel dans ma recherche.

Vous dites que cela a été une des grandes aventures de votre vie, pourquoi ?

C’est vrai, parce que j’ai réalisé ce travail photographique pendant 10 ans et j’ai donc fréquenté les sapeurs pendant tout ce temps. Je suis allé 7 fois au Congo et j’ai aussi accompagné des sapeurs à Paris. Tout cela a concouru au fait que l’aventure de ce reportage photo est devenu une partie importante de ma vie comme ont pu l’être d’autres travaux. Mais celui-là était particulièrement intéressant.

 

Est-ce que l’on peut dire qu’il y a eu un vrai engagement de votre part sur ce travail ?

Oui, parce que c’est la rencontre avec de vrais personnages comme par exemple le sapeur Lamane dit « le parisien Kiboba » avec qui je suis allé en France et avec qui je suis toujours en contact. Et puis j’ai fait ce film publicitaire pour Guinness1 et pour cela  je suis retourné au Congo. Tout cela fait un peu partie de moi maintenant.

 Quelle est votre définition de la SAPE ? Est-ce une forme de dandysme ?

SAPE veut dire « Société des Ambianceurs et Personnes Elégantes ». Je ne vais pas faire de comparaison avec le dandysme, je ne suis pas qualifié pour cela. Mais selon mes observations, la sape est quelque chose qui bouge et se modifie. Chaque génération a des personnages qui développent leur propre expression dans la SAPE et celle-ci évolue aussi par contexte.

Quelles sont les origines de la SAPE ?

La sape a commencé au début du 20ème siècle alors que les Congolais travaillaient pour les colons lorsque Brazzaville était la capitale de la France Libre.2

 

Quelle tranche d’âge et quel type de personne la SAPE touche-t-elle ?

Normalement cela touche plutôt des jeunes parce que, en plus de porter élégamment un habit, il y a toute la gestuelle, la façon de se mouvoir, de faire le show, de parler qui sont importants et bien sûr différents selon les sapeurs pour se distinguer les uns des autres. Mais il y a aussi des gens âgés qui font de la SAPE.

 

Comment expliquez-vous que les sapeurs fassent passer leur passion pour l’élégance avant celle des besoins primaires comme se loger et s’alimenter correctement ?

Normalement ils ne font pas passer les besoins vitaux avant la SAPE. J’ai parlé avec les femmes qui disent que si la famille a tout ce dont elle a besoin il est bon que le mari soit un sapeur. Il n’empêche que tout cela n’est pas évident et peut même être un problème… Mais je ne voulais pas juger jusqu’à quel point ils peuvent raisonnablement faire la SAPE ou pas, chacun d’entre eux a sa propre situation et cela change d’un sapeur à un autre.

La SAPE est liée à un rêve de notoriété et la reconnaissance d’un sapeur dans son pays passe par un voyage en France ? Pour partir avec l’espoir de « réussir » dans le sens se sortir de la pauvreté en espérant que le voyage en France donne des retombées financières au Congo ?

Non, c’est très différent.

Au départ, au début du 20ème siècle, c’était surtout les aventuriers qui allaient en France. Là, ils ont découvert des produits différents de ce qu’il y avait au Congo. Ils rapportaient ces produits, qui étaient donc des nouveautés pour les Congolais, et qui ne concernaient pas seulement des habits.

Néanmoins, il est vrai que pour tous les sapeurs il faut aller au moins une fois à Paris pour « confirmer » sa SAPE. Pour pouvoir dire : « moi, j’ai été là ». Comme les musulmans doivent aller à la Mecque, les sapeurs doivent aller à Paris, c’est un passage obligatoire.

Dans ce cas, ils reviennent au Congo avec les habits, les chaussures et tout ce qui est symbole de réussite.

Après les années 90, au moment où les visas ont été plus difficiles à obtenir et que c’était donc beaucoup plus compliqué de venir en France, cela a changé. Il y avait à ce moment un facteur plus important d’émigration économique : c’est-à-dire que l’intérêt se portait sur la possibilité de rester en France et d’y élever ses enfants ; de fait cela change un peu le retour au Congo. Avant quelques habits suffisaient à être un signe de réussite, mais depuis 10 ans ils pensent aussi qu’il faut manger tous les jours et qu’il est donc nécessaire d’avoir un peu d’argent pour investir dans un petit business comme un taxi ou une échoppe. La pression pour les sapeurs qui vont en France est plus forte, car ils doivent revenir avec un peu d’argent pour améliorer la vie de la famille d’une façon pérenne.

Cela dit, le fait d’être sapeur au Congo peut rapporter, car s’il y a un événement comme un mariage, ils sont invités au repas et ils peuvent même recevoir un peu d’argent, mais cela reste un petit gain.

Si on va au-delà du culte de l’apparence, que peut-on interpréter de cette tendance ?

La chose la plus importante à comprendre est que les sapeurs sont des personnes d’origine modeste et qu’ils ont besoin d’être considérés en société. Être habillé élégamment est leur façon se montrer avec une image de succès. Même si leurs voisins savent qu’ils n’ont pas d’argent, s’ils sont bien habillés, s’ils savent bien parler et ont des attitudes positives, on les regarde avec plus considération. C’est leur façon de pouvoir rentrer partout. S’ils sont habillés pauvrement, les portes ne vont pas s’ouvrir.

Ce n’est pas exactement pour être leader mais plutôt pour changer de statut social, être reconnu en société et se sentir exister.

À un niveau personnel, s’ils ont la reconnaissance des gens, qu’ils sont applaudis et félicités, ils sont plus fiers. Cela leur permet également d’oublier leurs problèmes, car ils se sentent comme des petites stars.

On pourrait dire que c’est être celui qu’ils ne peuvent pas être, ils se transforment en « quelqu’un » alors que ce n’est pas ce que la vie leur a réservé.

Les sapeurs sont non seulement élégants, mais revendiquent aussi qu’il faut savoir porter le vêtement. N’est-ce pas là une façon de dire que cela va plus loin que l’apparence ?

La gestuelle, en plus de l’apparence, est très importante. Si quelqu’un a un habit très cher, mais qu’il ne sait pas comment marcher, il n’aura pas de style. Il y a aussi une sorte de provocation entre eux avec les mots et les gestes.

Ils s’apostrophent pour critiquer leur tenue et chacun doit savoir argumenter et défendre ses choix stylistiques. De plus, il y a aussi une partie qui se réfère à l’éducation, un sapeur doit être poli, savoir bien s’exprimer, or, tout le monde au Congo ne parle pas bien le français.

Pourquoi de mouvement n’a-t-il pas ou très peu touché les femmes ?

Parce que nous sommes dans une société machiste comme presque partout dans le monde.

Depuis son origine la SAPE est l’affaire des hommes même si il y a quelques femmes qui s’habillent comme des sapeurs, de façon masculine.

Par contre, en été, quand les Congolais qui habitent en France reviennent dans leur pays pour les vacances, les femmes vont dans les bars très bien habillées, et dans ce cas pas comme les hommes, mais de façon féminine.

 

Est-ce que l’on peut parler d’économie parallèle pour la SAPE comme la fripe ?

Oui bien sûr, il y a du commerce. Quand les gens reviennent d’Europe, ils apportent des choses à vendre au Congo. Il est aussi possible d’acheter des vêtements luxueux au Congo. Et bien sûr il y a des contrefaçons.

Comme c’est cher, la seule façon de payer pour les sapeurs est de le faire en plusieurs fois.

 

Est-ce que les sapeurs ont des revendications ou veulent faire passer un message ?

Il est dit dans votre livre, et de différentes façons, que ce mouvement était aussi non violent ou pacifiste ?

Ils sont surtout très attachés à la paix. Ce sont des jeunes non-violents, dans un pays qui a connu 3 guerres civiles depuis l’indépendance.

Quand on est élégant et poli, par voie de conséquence, on se doit d’avoir du savoir-vivre et on discute au lieu de se battre. Pour nous, cela peut paraître simpliste, mais eux disent que c’est un message politique. Ils n’ont pas confiance dans les politiques. Ils disent nous sommes indépendants, nous sommes pour la paix, pour être bien entre nous, pour s’amuser et non pour rentrer dans une bataille.

L’écrivain Alain Mabanckou avance comme interprétation que la SAPE est un refus de la négritude, une copie de l’homme occidental et une vénération de l’homme blanc. À l’inverse pour ceux qui revendiquent « black is beautiful » cela peut sembler une trahison ? Quelle est votre opinion ?

Moi j’aime bien ce que dit le sapeur Papa Wemba : « l’homme blanc a inventé le costume, nous l’avons transformé en art ». C’est vrai qu’au début la SAPE commence avec la copie du colon, mais les sapeurs l’ont transformé en quelque chose de très différent. Il y a une contradiction évidente entre ces deux aspects : la copie de l’occidental et ce que l’on en fait avec sa propre culture.

 

Est-ce pour eux une façon de sortir d’une situation souffrante, comme si la conscience de l’être humain avait besoin d’aller toujours vers plus de bonheur ?

Oui bien sûr c’est aussi cela. Rêver, oublier ses soucis.

 

N’y a-t-il pas un problème sanitaire avec le blanchiment de la peau et les séquelles graves que cela provoque?

Cela change avec les générations, car on sait maintenant que c’est une très mauvaise idée. Aujourd’hui ils ne le font plus. De la même façon, il y a 20 ans, il y avait des sapeurs qui pensaient qu’être bien habillé suffisait, maintenant ils savent que c’est bien d’avoir la passion de la SAPE, mais que cela ne suffit pas, qu’il faut étudier et travailler parce que tu ne peux pas vivre de la sape. Mais c’est vrai que dans les années 80 c’était comme cela.

 

Vous avez reçu le grand prix du livre de la mode décerné par les étudiants de l’Université de la Mode ? Qu’en avez-vous pensé, car effectivement votre livre n’est pas le plus classique qui soit ?

J’étais très content que les élèves aient apprécié un travail de cette caractéristique parce qu’il semblait plus évident de choisir un grand couturier ou quelque chose de plus « normal » dans la mode. Pour moi, c’était inattendu. En votant pour moi les étudiants on donné de la valeur à un livre qui parle de plusieurs choses, c’est-à-dire de la mode, mais aussi d’être humain, de l’Afrique, de l’histoire, de l’économie.

 

Si vous étiez démarché par un magazine de mode pour faire des photos de la SAPE au Congo, vous iriez ?

Oui, mais j’irais à ma manière et seulement si il y a un accord sur la façon dont je veux le faire. C’est-à-dire sans trahir mon discours ni ce que je pense de ce mouvement.

 

Quelle a été votre approche de photographe parce que cela peut sembler délicat de faire des photos de personnes bien habillées dans un contexte de pauvreté et avec des traces de la guerre ?

Moi j’aime bien les contrastes. C’est vrai que ce qui se passe avec la SAPE est un peu bizarre. J’ai essayé de prendre les sapeurs dans leur quotidien. La difficulté a été de les photographier dans leur maison parce qu’en général ils veulent se montrer sous leur meilleur jour et ils préféraient se faire prendre en photo avec une belle voiture dans la plus belle rue de Brazzaville. Mais comme on a partagé beaucoup de moments ensemble, c’est devenu naturel et finalement ils ont été prêts à partager leur quotidien et leur maison.

 

On voit peu de sourires sur les photos, pourquoi ?

Pourtant, ils sourient beaucoup. Il y avait des moments où ils voulaient poser.

Mais il a aussi de la joie, de la danse et de la musique, ils s’amusent beaucoup.

Le livre est un recueil de photos. Les quelques textes qui donnent le contexte et un certain nombre de points de vue sur ce mouvement sont en trois langues (français, anglais et espagnol).
Il est disponible auprès des éditions INTERVALLE : www.editionsintervalles.com

Pour voir les photos d’Hector Mediavilla  il suffit de visiter son site : http://hectormediavilla.com/

Cette interview a été réalisée avec la collaboration d’Emanuelle Durieux.



1 Film documentaire pour Guinness : https://www.youtube.com/watch?v=CScqFDtelrQ

2 C’est Brazzaville que de Gaulle choisit pour y établir la capitale de la France libre. Il y prend plusieurs décisions politiques et militaires majeures, et noue avec cette ville des liens que le temps n’altérera jamais. En 1944, le général de Gaulle ouvre à Brazzaville une importante conférence sur l’avenir de l’Afrique. Source : http://www.lacollectionducitoyen.fr.