Travail scolaire, cours particuliers, musique, sport, anglais, arts plastiques… À l’image de celle des adultes, la semaine des enfants est bien souvent surchargée. Que se cache-t-il derrière ces emplois du temps pléthoriques ? Des modes de vie certes, mais aussi des craintes face aux exigences des sociétés contemporaines…
1 338 heures annuelles de classe pour un écolier en 1894, contre 888 heures aujourd’hui : ce constat, tiré d’une analyse de Roger Sue et Yves Rondel (1), met à mal « le discours ordinaire qui prétend que les enfants sont de plus en plus pris par l’école, n’ont plus de temps pour eux ». Sur un an en effet, le temps libre recouvre environ 80 % du temps de veille d’un écolier et 70 % de celui d’un collégien.
Il convient cependant de nuancer ces affirmations. À la journée d’école par exemple, il faut ajouter les temps consacrés aux transports, aux devoirs et aux leçons, sans compter parfois les cours particuliers qui s’ajoutent à ceux de l’école, les séances d’orthophonie, etc. L’ombre portée de l’école s’étend aussi parfois sur des activités culturelles ou de loisir censées avoir des retombées favorables sur les performances scolaires ou sur le « sens » qu’elles sont en mesure de donner aux apprentissages accomplis à l’école ; ce qui n’est d’ailleurs pas faux.
Enfin, les enjeux scolaires s’étant considérablement alourdis, l’enfant ou l’adolescent étant très tôt confronté à des verdicts scolaires qui engagent son avenir, la densité du travail scolaire et la tension qu’il suscite sont plus fortes aujourd’hui qu’hier. Bref, même si le temps des enfants et des adolescents est loin d’être dévoré par l’école, celle-ci reste très présente et pesante dans leur vie quotidienne même quand ils en sont sortis et à distance. Même s’ils ne l’aiment pas, elle est de fait au cœur de leur existence quotidienne. « Le temps scolaire déborde largement sur le temps non scolaire », pour reprendre le propos de Gilles Pronovost (2).
Des mercredis surchargés !
En fait, les enfants sont soumis à une double pression : très fortement incités par leur famille à réussir à l’école (« Pense à ton avenir ! Le monde est de plus en plus dur ! »), il leur est aussi demandé de s’épanouir, de développer leur autonomie. Ces attentes et les moyens d’y faire face varient selon leur milieu social. La conciliation de ces deux injonctions à la réussite scolaire et à l’épanouissement individuel pourrait bien aussi être au principe du succès remporté par des entreprises de cours particuliers ou de « soutien scolaire ». Elles affichent une volonté d’attention à chaque élève dans son individualité, alors même que leur objectif premier est de permettre à leurs clients l’accès à des filières ou des classes convoitées dans une compétition scolaire ardente. Cette demande double que les classes moyennes, en particulier, adressent à l’école, ces entreprises déclarent y répondre (3).
Mais lorsque l’enfant n’est pas à l’école, que fait-il ? Interviennent ici diverses variables : sexe, milieu social d’appartenance, ressources financières et culturelles, ampleur de l’espace des possibles (l’accessible et le pensable), mais aussi zone rurale ou urbaine de résidence, taille de la commune et corrélativement diversité des offres proposées par le secteur privé ou les structures associatives et publiques. Selon des enseignants exerçant dans les quartiers de milieux aisés, la journée la plus éprouvante pour leurs élèves est souvent… le mercredi, où, à partir de 7 ou 8 ans, se répartissent 4 à 5 activités en plus du travail scolaire. C’est une journée au cours de laquelle ils semblaient ne pas avoir un moment à eux. Nous allons voir les changements qui vont s’opérer avec la fameuse réforme des rythmes scolaires avec laquelle les mercredi matin seront désormais des temps scolaires…
Rêver, jouer, ne rien faire…
C’est évidemment moins le cas dans les quartiers populaires ; mais quand les enfants ou les adolescents y sont pris en charge par des structures collectives (maison de l’enfance, centre de loisirs sans hébergement, etc.), la tendance est à l’organisation d’activités multiples, leur permettant de goûter à diverses pratiques culturelles, ludiques, sportives, qui ne leur sont pas accessibles dans leur milieu familial… Épanouir, élargir les horizons, rétablir une certaine justice sociale dans l’accès aux loisirs, avec la conviction largement partagée que ces activités sont porteuses d’apprentissages utiles pour la réussite, sont autant de bonnes raisons – rationnelles et raisonnables – qui se conjuguent pour pousser à ouvrir largement l’éventail des offres.
En sorte que, ce faisant, et quel que soit leur milieu social, les enfants ou les adolescents semblent disposer de moins de temps qu’ils n’en disposaient naguère pour ne rien faire. Qu’appelle-t-on ici « ne rien faire » ? D’une part ne rien faire de « concret » aux yeux des adultes, et, en particulier, rêver, ou s’ennuyer, ou encore jouer à des jeux que l’on invente, apparemment échevelés et dépourvus de règles ; d’autre part, faire des choses qui ne sont pas organisées, prévues, régulées par des adultes, autrement dit, jouer ou s’occuper « librement ».
Défense de perdre son temps !
Pourtant, les psychologues ont bien montré la fécondité de ce temps « vide » pour aider un enfant à grandir. Le rêve permet de prendre le temps d’élaborer son désir et de symboliser. L’ennui lui-même permet de découvrir peu à peu son désir personnel, et pas seulement le désir des adultes sur lui ; ce qui fait problème, c’est l’ennui permanent, récurrent, dans la mesure où il est le symptôme d’un mal-être ou d’une trop grande absence de stimulation. Le jeu, notamment celui consistant à « faire semblant », permet de se représenter, d’élaborer, de s’approprier des situations, en même temps que de mettre de la distance avec ce qui est ; il permet d’articuler le dedans et le dehors, moi et l’autre ; et, surtout quand les adultes en sont exclus et n’y comprennent rien, le jeu développe chez l’enfant sa capacité à appartenir, en particulier à son groupe d’âge. Jouer en se donnant ses propres règles, jouer en modifiant voire en subvertissant au besoin les règles d’un jeu canonique (par exemple jouer au foot en se donnant le droit d’utiliser les mains), inventer des règles ou moduler au gré du groupe et selon ses procédures les règles d’un jeu existant, c’est faire l’expérience sociale des règles, de leur nécessité, et de leur construction. C’est une expérience distincte, mais riche elle aussi, de celle consistant à jouer selon les règles consacrées et homologuées. Comme est nécessaire le temps consacré à jouer à pas grand-chose, à papoter, à parloter, à rire ensemble de tout et de rien : le développement psychomoteur et relationnel est ici à l’œuvre. Certes, cette offre pléthorique d’activités offertes aux enfants a sans doute pour principe le souhait des nombreux parents qui travaillent de faire échapper les enfants et les adolescents à l’emprise de la télévision ou de la « Playstation », ces nouvelles baby-sitters de masse de notre modernité.
Il n’empêche qu’on observe une réticence à envisager un temps pour ne rien faire. Cette réticence pourrait bien reposer sur l’idée que ne rien faire c’est perdre son temps, un temps précieux qui serait beaucoup mieux utilisé à d’autres choses !
Mais tout se passe aussi comme s’il y avait une crainte face à une inoccupation considérée comme périlleuse, dans la mesure où l’enfant n’a pas encore intégré des normes de comportement et d’autocontrôle. Du coup, la question devient celle des conditions dans lesquelles enfants ou adolescents vivent le temps non meublé par des adultes. Pourquoi semble-t-il si difficile d’imaginer des activités « libres », certes cadrées mais non organisées par les adultes, qui se dérouleraient sous leur surveillance et leur responsabilité mais sans qu’ils y soient impliqués ?
Laisser les enfants et les adolescents s’occuper seuls génère souvent un sentiment de culpabilité, de se dérober à ses responsabilités éducatrices : les animateurs par exemple, ont le sentiment d’être payés à ne rien faire, de ne pas mettre en œuvre les compétences qui sont les leurs, alors même que ce qu’ils ont à proposer peut être de qualité, et de ne pas répondre à l’attente des parents…
Pourtant, quand les enfants s’activent à ne rien faire qui soit organisé par les adultes, ceux-ci peuvent être présents, comme contenants, sans intervenir pour autant dans le rêve, le jeu, l’interaction ; ce qui ne revient pas à être passif : l’adulte maintient un cadre, il observe, il assure la sécurité et la vigilance, il protège, avec les modulations nécessaires selon l’âge des enfants ou des adolescents. Autrement dit, quand les enfants et les adolescents « ne font rien », l’adulte peut tout de même être en activité.
Dominique Glasmann – Les Grands Dossiers de Sciences Humaines – n°8
(1) R. Sue et Y. Rondel, « Rythmes de vie et éducation », Éducation et Modes de vie.
(2) G. Pronovost, Sociologie du temps, De Boeck.
(3) D. Glasman et G. Collonges, Cours particuliers et construction sociale de la scolarité, CNDP/FAS;
Dominique Glasman est professeur de sociologie (Université de Savoie), agrégé de sciences sociales, docteur en sciences de l’éducation. Il est chercheur associé au CERAT-CNRS (Département Civil, IEP de Grenoble) et collabore avec le Centre de Recherches en Éducation de l’Université de Saint-Etienne.