Par Carlos Jiménez
Si la seule mention du nom de Borges évoque irrésistiblement l’image d’une bibliothèque infinie, celle de García Márquez évoque celle d’une vie incommensurable.
Lui n’aurait jamais dit ce que Borges avait dit de lui-même : »La vie et la mort ont manqué à ma vie » [
et il poursuivait : »De cette indigence, mon amour laborieux pour ces bagatelles », dans le prologue à Discussion, 1932, NdT]. Car s’il y eut quelque chose de superflu dans la vie débordante et protéiforme de Gabo, ce fut bien la mort, qu’il désavoua dans une interview, parce qu’elle nous prive de qu’il avait de plus cher : la vie. Une vie qui, dans son cas, fut vécue avec une rare intensité depuis qu’à peine adolescent, sa précoce vocation littéraire ne l’enferma jamais dans une bibliothèque ni l’écarta de la rue, des amis, des femmes ou de la nuit.
Mais me voilà pris en flagrant délit de mensonge.
Lui-même a raconté que, quand il préparait son bac dans un internat du glacial clochemerle de Zipaquirá, dans les environs de Bogotá, presque sans amis ni compagnie, il s’enfermait dans la bibliothèque pour lire des livres de poésie, avec le même zèle qui allait accompagner désormais tous ses engagements. On le comprend : pour un gars de la Côte comme lui, né et grandi au bord de la mer Caraïbe et donc habitué à ses gens remuants et chahuteurs et à ses chaleurs tout aussi extrêmes que ses tempêtes, cette ville collet monté et silencieuse, perdue dans les hauteurs vertigineuses des Andes et habitée par des hommes taciturnes et des femmes effacées aux silhouettes rendues floues par la brume et le crachin, lui semblait être une version de l’enfer plus convaincante et vraisemblable que ses représentations flamboyantes offertes par les ténébreux retables des églises coloniales.
Ses meilleurs biographes – comme Dasso Saldívar ou son frère Eligio García – rapportent que, jusqu’au jour béni où le premier tirage de Cent ans de solitude eut été épuise en un temps record à Buenos Aires, sa carrière littéraire s’était confondue avec celle d’un indomptable chien fou d’écrivain poussé à errer d’un lieu à l’autre aussi bien par sa vocation impétueuse que par ses vicissitudes, celles de sa famille et de son pays, tel une feuille morte portée par la bourrasque. Ainsi il alla d’Aracataca à Zipaquirá, de Zipaquirá à Bogotá et de là à Cartagena, à Montería puis à Barranquilla et de nouveau à Bogotá, pour de là aller pour la première fois à Paris, d’où il revint à Bogotá, juste pour préparer le voyage vers Mexico, qui en fin de compte devint sa résidence définitive. Il ne cessa jamais, dans aucune de ces stations, de cultiver et de faire croître sa vocation littéraire : La hojarasca (Des feuilles dans la bourrasque), El coronel no tiene quien le escriba (Pas de lettre pour le colonel) et Cent ans de solitude sont là pour le prouver. Mais cela ne l’empêcha jamais de vivre sa vie avec une passion sans fissures, allant de pair avec le sobre fatalisme qui habite tant de ses meilleures pages.
Le succès de Cent ans de solitude le rendit célèbre et le conduisit à Barcelone, lui permettant de déployer plus largement et plus librement sa vocation politique. Car il faut ici le rappeler, en ce jour où les nécrologies pleuvent de toutes parts : Gabo fut un modèle d’écrivain engagé (en français dans le texte), comme l’avaient été en leur temps Ernst Hemingway, Ilya Ehrenbourg ou André Malraux. Ou, à l’autre extrémité de l’arc politique, Curzio Malaparte ou Louis -Ferdinand Céline. L’emblème de cet engagement est son amitié indéfectible avec Fidel Castro,un leader politique dont García Márquez lui-même a tenté de déchiffrer la dimension historique contradictoire et complexe dans L’Automne du patriarche, son œuvre la plus risquée et difficile, qu’il faudrait d’ailleurs lire parallèlement à La mort de Virgile, d’Hermann Broch, une précieuse réflexion sur les relations entre le poète et l’empereur.
Cette fidélité de García Márquez à Fidel Castro irrite particulièrement les critiques libéraux et dans le meilleur des cas, ils la voient comme une verrue qui défigure une œuvre littéraire d’une qualité absolument indiscutable. Ce n’est pas pour rien qu’on lui a décerné le prix Nobel de Littérature. Mais ces critiques oublient où rejettent avec dédain un « détail » : Gabriel García Márquez, « un des onze fils du télégraphiste d’Aracataca », dont la première source d’inspiration furent les récits de sa grand-mère, est inscrit dans l’histoire vivante de la Caraïbe, celle qui se transmet oralement de génération en génération et à laquelle se réfèrent de manière récurrente les légendes comme la musique populaires. Et cette histoire est chargée de toutes les tragédies que cinq siècles de colonialisme et de néocolonialisme ont produit dans la Caraïbe, dont les formes les plus perverses d’esclavage moderne et les dizaines d’invasions et de coups d’État concoctés ou appuyés par les gouvernements de Washington. García Márquez ne pouvait donc que sympathiser avec le radicalisme de la tentative de la révolution cubaine de mettre fin à cette histoire infâme et avec le leader qui, qu’on le veuille ou non, incarne ce radicalisme : Fidel Castro.
En son temps, la France lui décerna la Légion d’Honneur et lui-même posséda un appartement à Paris. Mais ni cet honneur ni ce privilège ne lui firent oublier cette nuit funeste des années 50 du siècle passé où la gendarmerie française, en représailles pour un attentat terroriste du FLN, donna la chasse à tous les Algériens résidant alors à Paris*. Ils en arrêtèrent et tabassèrent des milliers – et parmi eux, García Márquez, qu’ils prirent pour l’un d’eux a – et en jeta un nombre indéterminé à la Seine. Tout simplement pour qu’ils se noient.
Gabo pardonnait mais n’oubliait pas. Son œuvre journalistique est immense et aussi éblouissante que le reste de ses écrits. Mais parmi elle, il faut citer les chroniques qu’il consacra à la révolution et à la guerre civile en Angola et à l’audacieuse intervention, qui fut décisive, de Cuba. Leur qualité est au moins comparable aux chroniques sur la Guerre civile espagnole écrites par Hemingway, Dos Passos, Ehrenbourg, Koestler…. Avec la chronique trépidante de l’aventure risquée de Miguel Littin allant tourner clandestinement un film sur le Chili de Pinochet, elles sont des preuves suffisantes de ce que Gabriel García Márquez fut un formidable écrivain politique et qu’il faut le lire comme tel.
* Le 17 octobre 1961 à Paris. Il y eut entre 200 et 500 morts (officiellement : 2) [NdT]
Merci à Tlaxcala
Source: http://www.publico.es/515304/gabo-vivio-para-contarlo
Date de parution de l’article original: 18/04/2014
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