Par Deniz Demirkapi
Le 21 novembre dernier, mon époux Bahar Kimyongür s’est rendu en Italie pour donner une conférence sur la Syrie dans le cadre de ses activités politiques et humanitaires.
Mais à son arrivée à l’aéroport Orio al Serio à Bergame, il a été arrêté sur base d’un mandat d’arrêt international lancé par l’Etat turc et ce, pour la troisième fois.
Après 13 jours de détention à la prison de Bergame, le juge de la Cour d’appel de Brescia l’a relégué en exil à Massa dans l’attente de l’envoi par la Turquie de son dossier d’extradition.
Le fameux dossier est arrivé le 31 décembre 2013, c’est-à-dire au 40e jour du délai légal dont disposait la justice turque pour l’envoyer.
Nous pensions que la balle était désormais dans le camp du procureur général italien. Ce dernier devait en effet rédiger une notification concernant le dossier turc et l’envoyer au juge de la Cour d’appel de Brescia suite à quoi, le juge devait fixer la date d’audience.
Nous avons finalement appris dans le courant du mois de février que la ministre italienne de la justice Annalisa Cancellieri avait mis la main sur le dossier et qu’il était « sous évaluation ».
Entretemps, son gouvernement a démissionné. Un autre gouvernement s’est installé sous la direction de Matteo Renzi. Le nouveau ministre de la justice italienne, Andréa Orlando, est désormais l’homme qui doit décider du sort de Bahar.
Nous en sommes à 104 jours d’attente. 104 jours d’injustice et de souffrance.
Pour Bahar comme pour moi, cette arrestation en Italie suscite encore et toujours l’incompréhension.
Incompréhension parce que les faits reprochés relèvent de la liberté d’expression. L’inavouable crime imputé à Bahar: avoir chahuté le ministre turc des affaires étrangères au Parlement européen à Bruxelles à propos des mauvais traitements subis par les prisonniers politiques. D’après la législation turque, cet acte banal et pacifique relève du terrorisme. En Belgique, Bahar n’a même pas été mis en garde à vue pour cette action.
Incompréhension parce que les faits sont anciens. Le chahut incriminé date en effet du 28 novembre 2000. A l’époque, le parti d’Erdogan, l’AKP, n’existait même pas. Quant au principal intéressé, le ministre Ismail Cem, il n’a jamais eu la mesquinerie de porter plainte contre Bahar entre novembre 2000 et le 24 janvier 2007, date de son décès par un cancer.
Incompréhension car les faits reprochés à Bahar ont été jugés et invalidés par un tribunal néerlandais en juillet 2006. La Chambre d’extradition de La Haye avait qualifié la demande turque d’irrecevable, reconnaissant ainsi la légitimité du militantisme de Bahar. En principe, une fois ce jugement prononcé, la règle du « ne bis in idem » devrait prévaloir. On ne peut en effet être jugé deux fois pour les mêmes faits. Il est proprement scandaleux que le secrétariat général d’Interpol ait accepté de relancer une « notice rouge » contre Bahar sur base des mêmes incriminations.
Incompréhension car le 17 juin 2013, Bahar a une nouvelle fois été arrêté à Cordoue en Espagne toujours sur base du même dossier. En fait, l’agence Interpol a réactivé sa notice rouge le 28 mai 2013. Hasard du calendrier ou non, à peine une semaine avant la relance du signalement Interpol contre Bahar, la ministre belge de l’intérieur Mme Joëlle Milquet a discuté avec son homologue turc Muammer Güler de l’extradition des opposants politiques turcs vivant en Belgique et accusés de terrorisme par Ankara. Hasard du calendrier ou non, les critiques de Bahar concernant le soutien du gouvernement turc aux groupes terroristes takfiri massacrant les Syriens de tous bords gagnaient en popularité. C’est un fait. Sur Internet, dans la presse ou à l’ONU, la voix de Bahar devenait de plus en plus agaçante pour Ankara. Bahar a finalement été relâché par la justice espagnole moyennant une caution de 10.000 euros. Toujours selon le principe du « ne bis in idem », Interpol aurait dû désactiver sa notice rouge et le Parquet italien aurait dû s’abstenir de le mettre à disposition de la justice italienne puisque l’Espagne était déjà sur l’affaire.
Il faudra attendre ce 28 février 2014 pour que la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol nous annonce le blocage du signalement turc.
Bahar peut désormais voyager partout dans le monde.
Le cauchemar est-il enfin terminé ? Eh bien non. Il reste bloqué à Massa, la commune de son exil.
En fait, tant que le ministre italien de la justice n’aura pas signé la lettre rejetant la demande turque d’extradition, Bahar restera soumis à son assignation à résidence.
Ce mardi soir, nos deux enfants et moi partons à Rome pour nous entretenir avec un responsable du ministère italien de la justice.
Le consul général de Belgique à Rome M. Jean-Michel Colas nous a aimablement aidé à décrocher un rendez-vous avec le ministère.
C’est finalement Madame Maria Antonietta Ciriaco, directrice du deuxième département pour les affaires de justice qui recevra la petite délégation familiale ce mercredi 5 mars à 11h.
Nos deux enfants, 5 et 3 ans, ont la ferme intention de défendre leur papa, de le récupérer et de rentrer avec lui en Belgique.
La punition injuste dont ils sont les premières victimes a assez duré.