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Il y a 20 ans que l’Accord de Libre-Echange Nord-Américain (ALENA) entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique est entré en vigueur. Ici, à Washington, cette date coïncide avec la propagation de la bactérie cryptospridium dans le réseau urbain d’eau potable qui obligea les habitants à faire bouillir leur eau avant de la boire. Une blague courait alors dans la ville : « Tu as vu ça ? L’ALENA vient d’entrer en vigueur et ici nous ne pouvons déjà plus boire d’eau ».
Laissons de côté notre infrastructure défaillante. Il est facile de voir que l’ALENA a été une mauvaise affaire pour la majorité des Etats-Uniens. Au lieu des promesses de super-excédents de la balance commerciale vis-à-vis du Mexique, on a eu des déficits, on a perdu des centaines de milliers d’emplois et les salaires aux Etats-Unis ont subi une pression à la baisse – ce qui, en fin de compte, était l’objectif de l’accord. Il ne s’est pas produit ce qui eut lieu lors de l’intégration économique de l’Union européenne (avant la zone euro), lorsque celle-ci alloua des centaines de milliards à l’aide au développement pour les pays les plus pauvres d’Europe avec l’objectif de voir leur niveau de vie atteindre la moyenne européenne. Ici, l’idée était de faire pression pour que les salaires baissent afin de se rapprocher de ceux pratiqués au Mexique, et de créer de nouveaux droits pour les grands consortiums de la zone commerciale : ainsi, ces multinationales eurent la chance de pouvoir déférer les gouvernements directement devant un tribunal international pro-entreprises, sans obligation de rendre de comptes aux juridictions nationales, si jamais ces gouvernements imposaient des normes (par ex. environnementales) restreignant la capacité des entreprises à générer des bénéfices.
Mais, qu’est-il advenu du Mexique ? Peut-être lui, au moins, a-t-il profité de cet accord ? Et bien, si l’on examine ces 20 dernières années, le tableau n’est pas très beau. Le paramètre le plus élémentaire qui permet d’évaluer le progrès économique, en particulier dans un pays en développement comme le Mexique, c’est la croissance du revenu per capita (ou du PIB). Or le Mexique occupe la 18ème place parmi les 20 pays latinoaméricains (Amérique du Sud et Centrale plus le Mexique), avec une croissance annuelle de moins de 1% depuis 1994. Il est possible de rétorquer, sans aucun doute, que cela aurait été pire pour le Mexique s’il n’y avait pas eu l’ALENA. Mais alors, on pourrait se demander : pourquoi ?
Entre 1960 et 1980, le PIB par habitant du Mexique a quasiment doublé. Cela s’est traduit par une amélioration considérable du niveau de vie d’une large majorité de Mexicains. Si le pays avait continué de progresser à ce rythme, il aurait atteint aujourd’hui le niveau de vie européen. De plus, il n’existait aucune barrière naturelle capable de freiner ce type de croissance : on l’a constaté en Corée du Sud, par exemple. Mais le Mexique, comme le reste de la région, entama une longue période de changements politiques néolibéraux qui, à commencer par la manière dont fut aborder la crise de la dette au début des années 80, abandonnèrent les politiques industrielles et de développement, accordèrent un rôle plus important au modèle dérégulé de commerce international et d’investissements, et accordèrent davantage la priorité à une politique fiscale et monétaire plus restrictive (y compris, dans certains cas, durant les périodes de récessions). Ces politiques-là mirent fin à la période précédente de croissance et de développement. La région dans son ensemble eut une croissance d’à peine 6% par habitant entre 1980 et 2000, quant au Mexique sa croissance fut de 16% par habitant, ce qui est très loin des 99% enregistrés au cours des 20 années précédentes.
Pour le Mexique, l’ALENA a contribué à consolider les politiques néolibérales et anti-développement qui avaient été mises en place au cours de la précédente décennie en les sanctuarisant dans un traité international. Ce traité a lié, encore plus, le Mexique à l’économie des Etats-Unis, laquelle n’avait déjà pas eu beaucoup de chance au cours des deux décennies qui précédèrent le traité. L’augmentation du taux d’intérêt de la Réserve Fédérale en 1994, l’effondrement du marché des valeurs (2000-2002) et la récession (2001) et plus particulièrement l’effondrement de la bulle immobilière et la Grande Récession de 2008-2009 aux Etats-Unis eurent un plus fort impact au Mexique que dans le reste de la région.
A partir de l’an 2000, la région latinoaméricaine dans son ensemble a connu une augmentation du taux de croissance annuelle par habitant d’environ 1,9% – certes moins bien que dans la période antérieure à 1980, mais en nette progression comparée aux deux décennies précédentes, lorsque l’augmentation était d’à peine 0,3%. Grâce à ce rebond de la croissance, mais aussi grâce aux politiques anti-pauvreté mises en place par les gouvernements de gauche élus dans la plus grande partie de l’Amérique du Sud au cours des 15 dernières années, les taux de pauvreté dans la région ont considérablement chuté. Après deux décennies de stagnation, ils sont passés de 43,9% en 2002 à 27,9% en 2013.
Malheureusement, le Mexique n’a pas participé à ce rebond tant attendu : depuis 2000, sa croissance reste en dessous de 1%, soit moins de la moitié de la moyenne régionale. Et il n’est pas étonnant qu’en 2012, le taux national de pauvreté du Mexique ait été de 52,3%, pratiquement au même niveau qu’en 1994 (52,4%). Dans un pays en développement, il est difficile de réduire la pauvreté s’il n’y a pas de croissance économique. Les chiffres auraient été probablement encore pires sans la vague migratoire qui s’est produit durant cette période. Des millions de Mexicains ont dû abandonner, par exemple, l’agriculture, après avoir été contraints d’entrer en compétition avec l’agro-industrie des Etats-Unis, subventionnée et hautement productive, grâce aux normes de l’ALENA.
Il est difficile d’imaginer que le Mexique aurait pu être en plus mauvaise situation sans l’ALENA. C’est peut-être en partie pour cela que la proposition de Washington d’une « Zone de Libre-Echange des Amériques » fut catégoriquement rejetée par la région en 2005 et que la proposition d’une « Alliance Trans-Pacifique » rencontre quelques problèmes. Il est intéressant de constater que lorsque les économistes, qui ont soutenu l’ALENA dès le début, sont sollicités pour défendre cet accord, le meilleur résultat qu’ils nous offrent c’est la croissance du commerce. Mais le commerce n’est pas, pour la majorité des êtres humains, une fin en soi. Pas plus que ne le sont les très mal nommés « accords de libre échange ».
- Original : « Twenty Years Since NAFTA : Mexico Could Have Done Worse, But It’s Not Clear How »
CEPR. USA, 4 janvier 2014.