Dans le cadre de sa politique d’austérité budgétaire, le gouvernement britannique sous-traite désormais la gestion des évaluations d’aptitude au travail des handicapés à la firme française de services informatiques Atos. Avec pour objectif quasi avoué de réduire drastiquement le nombre des bénéficiaires des minima sociaux. Depuis, l’entreprise se retrouve sous le feux des critiques pour le traitement implacable qu’elle semble réserver aux handicapés britanniques. Une journée d’action nationale contre Atos aura lieu le 19 février prochain.
Plus qu’aucun autre de ses homologues européens, l’État britannique s’est engagé dans une vaste entreprise d’externalisation de ses politiques publiques et de ses fonctions administratives. Avec pour objectif à peine voilé de réduire drastiquement le nombre des bénéficiaires de prestations et, par là, les lignes budgétaires consacrées à la protection sociale.
Les grands bénéficiaires de cette politique sont les entreprises de services administratifs et informatiques comme Serco ou G4S, mais aussi les françaises Sodexo et Atos. Cette dernière, dirigée par l’ancien ministre des Finances et PDG de France Telecom Thierry Breton, s’est vue confier une partie de la gestion de la protection sociale des handicapés, notamment l’évaluation de l’aptitude au travail des bénéficiaires d’allocation. Un « succès » puisque, selon les derniers chiffres publiés, depuis l’arrivée d’Atos, plus de la moitié des demandes d’allocation ou de renouvellement sont refusées en première instance…
Sauf… qu’une grande partie de ces refus sont annulés en appel, avec à la clé un coût supérieur pour les finances publiques. Et les critiques pleuvent contre les méthodes employées par Atos : handicapés forcés à travailler et poussés au suicide, processus bureaucratiques kafkaïens, trucages des évaluations… En Grande-Bretagne, l’entreprise semble désormais faire l’unanimité contre elle. Au nom de la « culture du chiffre » et la « rationalisation » des services publics, le « produit » vendu par Atos au gouvernement britannique n’est rien d’autre, selon ces critiques, qu’une machine bien huilée et dépourvue d’états d’âme de réduction des budgets sociaux.
Alors qu’une journée d’action nationale contre Atos est prévue le 19 février prochain dans tout le Royaume-Uni (avec le soutien de nombreuses organisations civiques, de syndicats, et des partis vert et travailliste), nous reprenons ici un article de Jennifer Kennedy, publié initialement en anglais par OpenDemocracy.
« La véritable mesure d’une société quelle qu’elle soit est la manière dont elle traite ses membres les plus vulnérables », disait Gandhi. Et le Royaume-Uni fait piètre figure. Le gouvernement trahit les handicapés, les malades et les plus vulnérables. L’« évaluation d’aptitude au travail » (Work Capacity Assessment, WCA) réalisée par Atos Healthcare au nom du gouvernement s’avère un processus coûteux et inefficace qui pousse de nombreuses personnes au bord du désespoir.
En 2010, le gouvernement de coalition des conservateurs et libéraux-démocrates a annoncé son intention de procéder à une réévaluation de tous les ayant-droits à l’aide d’incapacité (Incapacity Benefit, IB). Ceux qui sont considérés comme capables de travailler sont désormais renvoyés vers l’allocation de recherche d’emploi (Job Seekers Allowance, JSA). L’aide d’incapacité est supprimée, et tous les bénéficiaires éligibles reçoivent désormais l’allocation d’emploi et de soutien (Employment and Support Allowance, ESA). En 2011, le gouvernement initia la réévaluation de tous les ayant-droits à l’IB en utilisant la méthodologie très controversée de la WCA. L’entreprise chargée de procéder à cette réévaluation est Atos Healthcare. Cette firme française reçoit actuellement 110 millions de livres par an (134 millions d’euros) du Département du travail et des retraites britannique (Department of Work and Pensions, DWP) pour réaliser ces évaluations.
L’un des principaux problèmes de la WCA est qu’elle est un outil inadéquat pour évaluer comme il conviendrait les besoins de personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Le 27 décembre dernier, Tyneside Mind a sorti un court film documentaire intitulé But I’m here for mental health – three stories of the Work Capability Assessment (« Mais je suis ici pour des problèmes de santé mentale. Trois histoires d’évaluation d’aptitude au travail »), qui suit le parcours de trois personnes mentalement souffrantes subissant l’évaluation d’Atos Healthcare. Le film utilise des acteurs pour raconter l’histoire de deux hommes et une femme jugés aptes au travail bien que souffrant de problèmes de santé mentale débilitants.
La sortie de ce documentaire coïncidait avec la parution, plus tôt dans le mois, du rapport Litchfield, quatrième bilan annuel indépendant de l’évaluation d’aptitude au travail. Ce bilan conclut qu’il « reste des motifs d’inquiétude considérables quant à la capacité du système actuel à opérer de manière optimale pour [les personnes souffrant de problèmes de santé mentale], ce qui se traduit dans le niveau important de décisions rejetées en appel pour des personnes souffrant de pathologies mentales ».
L’incapacité du système actuel à suffisamment prendre en compte les besoins des ayant-droits souffrant de problèmes mentaux n’est pas, et de loin, la seule critique adressée à Atos et à la WCA. Par exemple, les évaluateurs d’Atos ont été accusés de falsifier ou de manipuler des informations pour refuser artificiellement le droit à l’allocation d’emploi et de soutien et atteindre les cibles fixées par le gouvernement. Le DWP et Atos récusent totalement ces allégations. En 2012, la BBC a diffusé un documentaire sur la nouvelle WCA intitulé Disabled or Faking it ? (« Handicapé pour de vrai ou pour de faux ? »), dans lequel l’ancien ministre de l’Emploi Chris Grayling affirme : « Nulle part dans le système il n’y a d’objectifs chiffrés [de réduction des allocations] ». Mais lorsque la BBC demanda à prendre connaissance du contrat du DWP avec Atos dans son intégralité, le gouvernement refusa.
L’année dernière, plusieurs anciens employés ont aussi choisi de raconter publiquement leur histoire. Greg Wood, ex évaluateur chez Atos, raconta à la BBC : « J’ai reçu l’instruction de modifier mes dossiers, et de réduire le nombre de points dont auraient pu bénéficier les ayant-droits. Cela m’a semblé un faute, professionnellement et éthiquement. » Une autre lanceuse d’alerte, Joyce Drummund, ancienne infirmière chez Atos, a raconté à un journal écossais, le Daily Record, avoir reçu l’instruction de réduire la note d’ayant-droits dont elle savait qu’ils étaient inaptes au travail.
De fait, Atos et ses WCA ne quittent presque jamais la une des journaux, et il ne manque pas d’articles de presse pour décrire la manière dont ce système lèse les gens. Un article du Mirror publié le 28 décembre dernier relate une enquête officielle sur le cas de Tim Salter. « Agoraphobe désespéré » ayant des problèmes sérieux de vue, il s’est suicidé après qu’Atos l’ait jugé apte à travailler. L’enquête a aussi révélé qu’à l’âge de 53 ans, il a été « laissé sans un sou parce que son allocation a été supprimée ».
Ros Wynne Jones, du Daily Mirror, après avoir publié un article sur Greg Wood, a reçu « un déluge de courrier plein d’histoires personnelles horribles sur la WCA ». Un lecteur raconta par exemple à Wynne comment, bien que souffrant d’une condition chronique qui la rendait « quasi incapable de se mouvoir », elle fut jugée apte à travailler.
L’année passée, dans le cadre de mes recherches pour un autre article sur Atos, j’ai lancé un appel à témoignages sur Atos et la WCA. Plusieurs personnes m’ont écrit. L’un d’entre eux, qui souhaite rester anonyme, m’a dit qu’après avoir été malade pendant sept ans, il a désormais été jugé inéligible à l’allocation de soutien et d’emploi. Cet homme, qui souffre de problèmes de santé mentale et d’une maladie de la moelle épinière, affirmait que le rapport d’Atos sur son cas était « plein de mensonges » et d’« oublis », ajoutant que « tout le système est conçu pour vous faire échouer ».
Un autre ayant-droit, souhaitant elle aussi rester anonyme, a expliqué que non seulement Atos laissait les gens tomber en les déclarant aptes au travail, même lorsqu’ils ne l’étaient manifestement pas, mais qu’ils maintenaient aussi les gens « dans les limbes au niveau financier ». Cette jeune femme, qui souffre d’une pathologie chronique, bénéficie de l’allocation de soutien et d’emploi de base pour les moins de 25 ans, soit 56,80 livres par semaine (68,5 euros), dont elle dit que cela ne suffit pas à couvrir ses dépenses. Elle pourrait être éligible pour recevoir l’allocation complète, qui peut atteindre jusqu’à 106,50 livres (128,4 euros). Mais pour cela, elle a besoin d’une évaluation, et lorsqu’elle m’a contacté en septembre dernier, cela faisait depuis février qu’elle en attendait une. Cette femme a appelé Atos à plusieurs reprises, pour s’entendre dire : « Nous arrivons à votre cas », mais il y a une « pile de dossiers en retard à rattraper ». « J’ai le sentiment que le système me laisse complètement tomber », commente-t-elle.
Atos, qui a fait l’objet d’une nuée de critiques de la part des organisations de défense des droits des chômeurs et des handicapés, s’est également retrouvée sur la sellette du fait de ses méthodes d’évaluation, qualifiée d’« inadaptées à leur objectif » par la British Medical Association. Et au début de l’année 2013, durant ce que le Guardian a qualifié de « puissant débat parlementaire qui a rassemblé des hommes politiques de tous les partis », des députés britanniques ont décrit plusieurs exemples où des ayant-droits sérieusement malades ont été considérés comme « aptes au travail ». Certains d’entre eux en sont mort. Un mois plus tard, un comité d’enquête parlementaire présidé par la députée travailliste Margaret Hodge publiait un rapport très critique sur le contrat du DWP avec Atos. Contrat qui reste pourtant en vigueur, sans que les problèmes n’aient été en quoi que ce soit résolus. Par exemple, deux personnes qui m’ont contactée ont vu cesser le paiement de leur allocation en raison d’une succession confuse d’erreurs.
Vicky Wombell, qui souffre de fibromyalgie, devait faire l’objet d’une évaluation. Atos fut prévenue qu’elle devait bénéficier d’une visite à domicile, comme cela avait été le cas auparavant, faute d’un centre d’évaluation qui lui soit accessible. Vicky explique avoir reçu quelques mois plus tard une lettre lui demandant de se rendre dans l’un des centres d’Atos pour une évaluation, ce qui la surprit. Plus inquiétant encore, la date fixée pour le rendez-vous était déjà passée. L’allocation de Vicky fut automatiquement supprimée parce qu’elle fut considérée comme « ayant manqué un rendez-vous ». Par effet mécanique, Vicky perdit du même coup son allocation logement, de sorte qu’elle ne pouvait plus payer son loyer. Lorsqu’elle m’a contacté, elle était encore en train d’essayer de faire corriger l’erreur par Atos. L’incident a occasionné pour elle beaucoup d’anxiété, d’inquiétude et de stress inutiles.
Une autre femme, que j’appellerai Ellen, avait une histoire similaire à raconter. Ellen souffre de problèmes cardiovasculaires et recevait une allocation handicapé depuis 2004. Elle recevait l’allocation de vie handicapés (Disability Living Allowance, DLA) au niveau de soin le plus élevé possible, et était considérée inapte au travail. En 2011, raconte-t-elle, son allocation DLA fut renouvelée pour 5 ans, sur la base d’attestations médicales qui montraient qu’elle avait besoin d’une surveillance, d’une assistance et d’un soutien permanents.
En février 2012, Ellen reçut un courrier du DWP l’informant qu’elle était transférée sous le nouveau régime de l’allocation de soutien et d’emploi. Elle fut ensuite contactée par Atos pour se rendre dans un centre d’évaluation, mais, comme pour Vicky, le centre était inaccessible. La fille d’Ellen contacta Atos, qui promit qu’ils seraient recontactés ultérieurement. Une lettre arriva, mais, selon Ellen, elle proposait un rendez-vous avec exactement le même lieu et la même date. Exaspérée, sa fille appela à nouveau Atos pour bénéficier d’une visite à domicile, ce qui fut arrangé pour juillet 2012. Mais selon Ellen, le médecin ne se présenta pas au rendez-vous. Trois jours plus tard, elle reçut un courrier l’informant que son rendez-vous était annulé.
Ellen raconte qu’elle attendit alors pendant plusieurs semaines. En août, elle n’avait toujours pas eu de nouvelles d’Atos. Désespérée, elle demanda au député local de s’impliquer et de contacter l’entreprise – Atos répondit en niant avoir jamais programmé de visite à domicile.
Le cauchemar kafkaïen d’Ellen ne s’arrêta pas là. Après une série de rendez-vous manqués (selon elle par la faute d’Atos), elle explique ne plus vouloir de nouveau rendez-vous. « Je ne peux plus supporter le stress, la douleur et la fatigue qu’Atos n’arrête pas de m’occasionner… Il n’y a absolument aucun doute sur le fait que j’ai droit à cette allocation, même Atos a admis dans une de ses réponses qu’ils avaient assez d’attestations dès le départ pour confirmer que j’étais inapte au travail. On ne peut que se demander pourquoi ils font tout ça », dit-elle.
Il est manifeste que le système ne marche pas. En outre, il s’avère extrêmement coûteux. Selon des chiffres dévoilés au parti travailliste, les frais judiciaires liés aux procédures relatives à l’ESA ont triplé entre 2009/2010 et 2012/2013, passant de 21 à 66 millions de livres (25,5 à 80 millions d’euros). En août, Sarah Lambert, responsable des politiques publiques pour la National Autistic Society (NAS, Société nationale pour l’autisme) déclarait au quotidien The Independent que « ces chiffres apportent la preuve de ce qu’avance la NAS depuis longtemps – le système actuel produit trop de mauvaises décisions, qui occasionnent inévitablement des coûts supérieurs pour le contribuable ». La réponse du DWP au journal fut de déclarer que le nombre plus élevé d’appels n’avait « absolument rien de surprenant » du fait que le nombre total d’évaluations d’aptitude au travail pratiquées avait lui aussi augmenté.
Les preuves ne cessent de s’accumuler pour démontrer que la campagne du gouvernement pour réduire le nombre de bénéficiaires de l’allocation handicap est un échec. Elle coûte plus cher qu’avant. Et elle provoque de la souffrance chez ceux-là même qu’elle est censée protéger, en menant certains au suicide et en forçant les autres à se serrer la ceinture. Comme l’ont souligné la plupart des ayant-droits qui m’ont contacté, s’ils pouvaient travailler, ils le feraient.
Vicky Wombell explique que vivre d’une allocation handicap n’a rien d’un choix de vie attractif : « Jamais de la vie. À ceux qui pensent que c’est la belle vie, une manière facile de se dispenser de travailler et de contribuer à la société, je demanderais de vivre une seule journée dans la situation qui est la mienne. On verra s’ils réussissent à étouffer leurs cris. »
Jennifer Kennedy (Traduction depuis l’anglais : Olivier Petitjean)