Au moment où les États-Unis déploient des efforts considérables dans le domaine militaire et dans celui du renseignement afin d’essayer de maintenir leur position d’unique puissance impérialiste suite à la fin de la guerre froide, Noam Chomsky continue d’offrir une analyse incisive de la manière dont l’hégémonie américaine est une force auto-destructrice pour sa propre nation – et peut parfois devenir une force de police meurtrière pour conserver son accès privilégié aux ressources mondiales.

Dans son ouvrage le plus récent « Power Systems », Noam Chomsky nous propose ses réflexions sur les mouvements démocratiques mondiaux et le déclin de la capacité des Etats-Unis à contrôler les Etats-nations qui sont à la fois des marchés importants, des fournisseurs d’énergie et des alliés géopolitiques vitaux pour l’empire américain.

Extraits tirés de « Power Systems : Conversations sur les révoltes démocratiques globales et les nouveaux défis pour l’Empire américain » de Noam Chomsky, en entretiens avec David Barsamian.  Le passage suivant est extrait du premier chapitre «Le nouvel impérialisme américain». Il démarre par une réflexion de Barsamian sur un discours d’Arundhati Roy auquel il a assisté en compagnie de Noam Chomsky.

Barsamian : Nous avons assisté tous les deux à un discours qu’Arundhati Roy a donné à Harvard à propos de la résistance extraordinaire aux politiques néo-libérales qui s’est manifestée en Inde. Il y a eu énormément de réactions. J’ai écrit à Howard Zinn à propos de ce discours. Il m’a répondu, dans un des derniers e-mails que j’ai reçus de lui : «Comparés à l’Inde, les Etats-Unis ressemblent à un désert».

Noam Chomsky : Cela n’a pas toujours été le cas. Si vous remontez au dix-neuvième siècle, la population indigène des Etats-Unis a résisté. A cet égard, les Etats-Unis sont un désert parce que nous avons exterminé notre population indigène. Les Etats-Unis ont gagné cette guerre. A la fin du dix-neuvième siècle, les peuples indigènes avaient pratiquement disparus. L’Inde est actuellement au même stade que les Etats-Unis à la fin du dix-neuvième siècle.

Barsamian : Je pense plutôt aux travailleurs ici qui ont perdu leur emploi, qui ont perdu leurs droits à la retraites et leurs avantages sociaux. Dans un discours que vous avez donné à Portland, Oregon, intitulé «Quand les élites échouent», vous avez dénoncé le fait que la gauche n’a pas été capable de mobiliser les mécontentements. La droite a par contre été capable de le faire.

Noam Chomsky : C’est exact. Mais je ne pense pas que l’Inde soit une bonne analogie. Des périodes plus anciennes de l’histoire américaine fournissent de meilleurs points de comparaison.

Prenons par exemple les années 30. La crise a débuté en 1929. Environ cinq années plus tard, on a commencé à voir une véritable organisation militante des travailleurs, la formation de la fédération syndicale CIO (Congress of Industrial Organisations) et des occupations d’usines.  C’est fondamentalement ce qui a poussé Roosevelt à mettre en œuvre les réformes du New Deal.  Cela ne s’est pas produit pendant la crise économique actuelle. Souvenez-vous que les années 20 étaient une période pendant laquelle les travailleurs étaient complètement écrasés.  Un des historiens des mouvements de travailleurs les plus en vue aux Etats-Unis, David Montgomery, a écrit un livre intitulé « Le déclin du mouvement syndical » (The Fall of the House of Labor). L’ascension du syndicalisme a émergé avec les mouvements militants du dix-neuvième siècle et a subi un coup d’arrêt avec la répression des mouvements sociaux du début du vingtième par Woodrow Wilson, qui fut aussi brutal sur le plan intérieur que sur le plan extérieur. La « peur rouge » a ensuite pratiquement décimé le mouvement syndical dans les années 20. Les choses ont commencé à évoluer dans les années 30, pendant la crise.  Mais cela a pris quelques années. Et la crise était bien pire que celle que nous vivons actuellement.  Celle que nous vivons est déjà terrible, mais celle des années 30 était bien pire.

Il y avait aussi d’autres facteurs. Par exemple, on n’est pas censé le dire, mais le Parti communiste était un élément organisé et très présent. Il ne se contentait pas d’organiser une manifestation avant de se disperser, en laissant le soin à d’autres d’organiser la suite des événements. Il était toujours présent – et c’était pour le long terme. Il ne s’agissait pas du type d’organisation que nous connaissons actuellement. Et le Parti communiste était à l’avant-garde de la lutte pour les droits civiques, qui était très active dans les années 30, comme sur l’organisation des travailleurs, les luttes syndicales, le militantisme ouvrier. Il y avait une ardeur qui nous fait défaut aujourd’hui.

Barsamian : Pourquoi nous fait-il défaut?

Noam Chomsky : Tout d’abord, le Parti communiste a été totalement détruit. En fait, la gauche militante a été écrasée sous le président Harry S. Truman. Ce que nous appelons le Mccarthysme a réellement été initié par Truman. Les syndicats se sont développés mais ils se sont développés comme des syndicats de consensus. C’est une des raisons pour lesquelles, par exemple, le Canada, un pays comparable au notre, a un système de santé public développé et que nous n’en avons pas. Au Canada, les syndicats se sont battus pour obtenir une assurance maladie publique. Aux Etats-Unis les syndicats ont combattu pour obtenir une couverture santé pour leurs membres. Ainsi, si vous êtes un travailleur du secteur de l’automobile, vous bénéficiez d’une couverture santé satisfaisante et d’un système de retraite. Les travailleurs syndiqués ont obtenu une couverture sociale pour eux-mêmes au-travers d’accords avec les entreprises. Ils pensaient avoir négocié un bon accord. Ce qu’ils n’ont pas vu c’est que c’était une forme d’accord suicidaire. Si l’entreprise décide que l’accord est caduc, il cesse de produire ses effets. Et pendant ce temps-là, le reste des Américains ne bénéficient d’aucune protection santé. Par conséquent, nous avons actuellement un système de santé public profondément déficient alors que celui du Canada fonctionne à peu près correctement. C’est le reflet de différences culturelles et de structures institutionnelles dans deux pays très similaires. Alors oui, la classe ouvrière a continué à se développer et à croître ici, mais avec une collaboration de classe, c’est à dire en formant un accord avec les grandes entreprises.

Vous vous souvenez peut-être de 1979: Doug Fraser, qui dirigeait United Auto Workers, le syndicat du secteur automobile, a donné un discours dans lequel il déplorait le fait que le monde des affaires s’était engagé dans ce qu’il appelait « une lutte des classes à sens unique » contre les travailleurs. Nous pensions que nous étions tous en train de coopérer. C’était vraiment stupide. Le monde des affaires est toujours engagé dans une lutte des classes à sens unique, spécialement aux Etats-Unis, où la communauté des affaires a une très forte conscience de classe.  Elle se bat toujours de manière militante pour se débarrasser de tout ce qui pourrait interférer avec sa domination et son contrôle. Les syndicats s’étaient alliés avec elle. Cela a permis à leurs membres d’en retirer des avantages temporaires. Ils en paient maintenant le prix.

Publié par Metropolitan Books, une marque de Henry Holt and Company. Copyright © 2013  Noam Chomsky & David Barsamian.


Traduit par Cédric et Jean-Philippe pour www.noam-chomsky.fr