Image : Alice Kus

Les éloges funèbres éclectiques adressés à l’incontestable grand héros africain ont démontré un phénomène intéressant. Même ceux qui l’avaient inscrit dans la liste des terroristes (jusqu’en 2088) sont venus lui rendre hommage. Etait-ce de l’hypocrisie ou un changement d’avis en raison des grandes réalisations de cet homme ? Seules les consciences de chacune de ces personnes peuvent répondre à cette question.

Mais pour d’autres c’était facile. Mandela a commencé par la non-violence et y est revenu dès qu’il l’a considérée à nouveau comme une stratégie envisageable. Il a maintenu les principes de Gandhi et a déclaré qu’il s’agissait de son option préférée pour mettre fin au régime de l’apartheid. Seuls les massacres et le désespoir apparent de la situation lui ont fait abandonner le chemin de la non-violence, probablement à contrecœur.

De toutes les stratégies utilisées pour mettre fin à l’apartheid, ma préférée est celle que j’appelle « le paradoxe de Mandela ». Il lui fut proposé à plusieurs reprises d’être libéré s’il rompait ses liens avec le parti communiste, mais surtout s’il renonçait à la violence, supposant que s’il le faisait, tout l’ANC le suivrait. Mandela a refusé, « seule une personne libre peut conclure un contrat. » C’est de la résistance passive à son plus haut niveau, l’une des tactiques morales les plus élevées de la méthodologie de non-violence. Elle fut aussi utilisée par Aung San Suu Kyi, à qui le régime militaire birman proposa de la libérer si elle quittait le pays. Elle est restée et a subi en tout 15 années d’assignation à résidence. Mais la beauté du paradoxe de Mandela est qu’il a utilisé la non-violence en refusant de renoncer à la violence, comme on propose, dans la science-fiction, un problème insoluble à un robot malveillant, pour le faire imploser.

Les défenseurs de la violence ont bien entendu souligné que Mandela a approuvé le sabotage et a vu la lutte armée comme une stratégie valable lorsque les moyens pacifiques avaient échoué. La bataille de Cuito Cuanavale, dans le sud-est de l’Angola, entre les forces armées de l’Afrique du Sud opposées aux armées cubaines et angolaises, a été revendiquée comme une victoire par les deux camps. Mais pour Mandela c’était « le tournant de la libération de notre continent – et de mon peuple – du fléau de l’apartheid. » Peut-être que d’un point de vue non-violent, on peut dire que l’un des problèmes qui se posent en Afrique du Sud en ce moment est précisément la suite d’un conflit violent. Il n’est pas si facile d’établir un régime non-violent lorsque seule la violence est perçue comme une force efficace pour le changement.

Tenter d’identifier « le tournant » de la bataille contre l’apartheid en un événement isolé est aussi problématique, car la lutte pour en finir avec le régime le plus raciste sur terre avait de nombreux aspects. Le film Endgame décrit des événements qui se sont produits vers la fin de l’apartheid. « Un groupe minier britannique appelé Consolidated Gold est convaincu que ses intérêts seraient mieux servis dans une Afrique du Sud stable, et il envoie discrètement Michael Young, dirigeant ses affaires publiques, pour ouvrir un dialogue officieux entre les rivaux. En réunissant une équipe hésitante mais brillante pour préparer la réconciliation, en affrontant des obstacles qui semblaient insurmontables, Young place sa confiance dans le chef de l’ANC Thabo Mbeki, et dans le professeur de philosophie Afrikaner Willy Esterhuyse. C’est leur empathie qui sera finalement le catalyseur du changement, en se montrant plus puissante que les bombes de terroristes, qui menaçaient de rendre impossible le dialogue pacifique. » (Extrait de la jaquette du film). Le film et le livre insistent sur le processus d’humanisation entre des gens qui ont entièrement réduit l’autre à l’état d’objet, en tant qu’ennemi, dans le passé. C’est un joyau pour tout processus non-violent. Mais bien sûr, il faut faire remarquer que l’objectif final était de parvenir à une transition de pouvoir à la majorité sans nuire aux intérêts de ce groupe.

Nous rencontrons ici une autre difficulté dans cette transition, qui a mis fin au régime sans mettre en place les changements économiques permettant d’éliminer la pauvreté pour la majorité de la population noire. Mandela a été accusé d’avoir abandonné ses penchants socialistes en faveur du néolibéralisme pour asseoir son pouvoir sur l’Afrique du Sud. S’il s’agissait d’une stratégie de négociation pour éviter un bain de sang, s’engager dans une transformation progressive plutôt qu’une révolution, il faut noter que, aussi peu satisfaisant que cela puisse paraître aux nombreux Sud-Africains marginalisés, sauver tant de vies qui auraient été perdues dans une bataille générale devait être un élément important.

Lors d’une manifestation à Londres, j’ai entendu un groupe de jeunes aux visages masqués, qui chantaient « Que voulons-nous ? La révolution ! Quand la voulons-nous ? Maintenant ! », auquel répondait un autre groupe : « Que voulons-nous ? Un changement graduel. Quand le voulons-nous? Quand il sera temps ! »

Mandela était peut-être attentif au « syndrome d’Akhenaton », puisqu’il arrive souvent que des changements radicaux soient inversés quand la personne qui les a portés disparaît.

Lors des obsèques de Mandela, ce fut l’occasion de faire des choses impensables dans un protocole diplomatique hyper-planifié. Obama a serré la main de Raul Castro et a pris des « selfies » à l’aide de la nouvelle technologie du téléphone.

Le traducteur pour sourds s’est révélé inadéquat, peut-être même malade mentalement et n’a pas fait de gestes intelligibles, et des fans d’ordinateurs ont publié une vidéo montrant ce qu’auraient été les informations concernant Mandela s’il avait vécu sa vie de militant avec les médias sociaux.

Les sanctions internationales ont eu un effet pour la fin de l’apartheid, les boycotts sportifs et académiques ont aussi aidé, et la promesse d’un programme Ubuntu de confiance et réconciliation, au lieu d’une vengeance Hammurabi / Hollywood, a humanisé tous les camps. Nous devrions lui être reconnaissants pour sa longue vie parmi nous, car il nous a donné le meilleur exemple, non parce qu’il l’a emporté, mais parce qu’il n’a jamais renoncé.

Traduction de l’anglais : Serge Delonville