Photo : corporateeurope.org
Le 7 Octobre 2013, la deuxième étape des négociations pour un accord commercial transatlantique, d’une portée considérable, commença à Bruxelles. Au milieu des appels à une plus grande ouverture et une plus grande participation du public, la Commission Européenne a initié une offensive de propagande en diffusant des messages sur sa transparence et son comportement responsable au sein des discussions en cours. Ce guide de Corporate Europe Observatory vous permettra d’y voir à travers cette rhétorique rassurante et de comprendre le secret observé autour de ces négociations, l’influence des grandes entreprises sur leur déroulement et le manque de responsabilité vis-à-vis de l’électorat de ses acteurs principaux.
Depuis de nombreuses années, des groupes défendant l’intérêt public ont critiqué les politiques commerciales de l’Union Européenne pour leur manque de transparence, leur sévère déficit démocratique et leur parti pris rampant en faveur des grandes entreprises (Voir par exemple ici,ici et ici). Le Parlement européen a rejeté l’infâme Anti-Counterfeiting Trade Agreement (ACTA), les membres du Parlement européen arguant pour de bonnes raisons qu’une loi négociée en secret est habituellement une mauvaise loi. Ces mêmes parlementaires appellent aujourd’hui à plus d’ouverture dans les négociations du projetde Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (TTIP). Et les militants des libertés numériques ont averti la Commission européenne que le secret « pourrait tuer le TTIP aussi sûrement qu’il a tué l’ACTA ».
En réponse, la Commission a lancé une offensive de relations publiques. Dans une série de Questions Réponses, de documents préparatoires, portant sur la transparence dans les négociations commerciales dans l’UE, et de notes expliquant pourquoi le TTIP n’est pas l’ACTA, la Direction du commerce de la Commission (DG Commerce) se dépeint comme un modèle de transparence. « Il y a plus d’intérêt pour cet accord potentiel que pour aucun autre auparavant » disent-ils, « nous réalisons que ceci nécessite de nouvelles initiatives pour éclairer davantage ce qui se déroule pendant les négociations. »
Cependant, ces « nouvelles initiatives » opacifient davantage qu’elles n’éclairent les évènements. Voici, un mythe après l’autre, quelques précisions sur ce que signifient réellement ces discours d’ouverture et de responsabilité à la DG Commerce.
Mythe 1 : L’Union Européenne est très ouverte à la prise en compte d’une grande diversité de points de vue lors de la préparation des négociations commerciales
Réalité : L’Union Européenne est très ouverte aux intérêts des grandes entreprises dans la préparation des négociations commerciales.
Dans sa fiche d’information sur la transparence, la Commission affirme que « les points de vue de la société civile jouent un rôle crucial « dans les négociations de l’Union Européenne sur le commerce et qu’elle « s’appuie sur les informations reçues du public avant que les négociations ne commencent », et qui « reflètent un très large éventail de vues ».
Mais pendant ce temps, un document interne à la Commission, obtenu grâce aux règles d’accès à l’information de l’UE montre que, pour préparer les négociations sur le commerce transatlantique, la Direction générale du Commerce (DG trade) avait eu au moins 119 réunions avec les grandes entreprises et leurs lobbies – contre une poignée avec les syndicats et les associations de consommateurs (voir notre version des faits sur cette question.)
Les contributions aux consultations en ligne de l’UE, également, proviennent presque uniquement des multinationales et des représentants de l’industrie. Ce qui n’est pas très étonnant au vu du questionnaire : comment un citoyen lambda pourrait-il répondre à une question comme : « Si les obstacles aux investissements vous préoccupent, quels sont les coûts additionnels pour votre entreprise (en pourcentage d’investissement) provenant de ces obstacles ? »
Les négociations commerciales précédentes suggèrent que nous aurons bientôt davantage de preuves de l’accès privilégié aux négociateurs de l’industrie et de l’influence excessive de celle-ci dans les discussions entre la DG Commerce et les USA (voir notre rapport Trade Invaders sur les négociations UE-Inde).
Un rapport interne fuité, consulté par Corporate Europe Observatory, suggère déjà que la Commission est en rapport étroit avec les associations industrielles « compétentes » – et personne d’autre – « pour se faire une idée de la qualité offensive de leurs intérêts » sur des questions comme la libéralisation des services. On voit bien quels points de vue comptent vraiment.
Mythe 2 : La Commission fournit les informations les plus complètes possibles
Réalité : La Commission dissimule au public la plupart des informations sur les propositions d’accords commerciaux.
La Commission se prétend « engagée à fournir autant d’informations que possible » au public à propos des négociations en cours. Elle a même fait « un pas sans précédent en rendant disponible au public un certain nombre de documents sur les positions initiales de l’Union Européenne », présentées aux USA lors de la première étape des négociations à Washington en Juillet.
Il est bien sûr encourageant que la Commission ait commencé à publier ses positions dans les négociations commerciales. Ces publications sont cependant très peu nombreuses. D’après des rapports internes fuités et analysés par Corporate Europe Observatory portant sur la première étape des négociations, de nombreux autres points que ceux à propos desquels la Commission a publiés des documents ont été discutés à Washington, allant de la libéralisation des services à la question brûlante des mécanismes de règlements des différends investisseur-état.
Sur plusieurs de ces points, la Commission met sur la table de négociation des documents qui ne peuvent être trouvés sur son site web. Le public lui aussi n’a-t-il pas le droit d’être informé de ces questions ? Que cache la Commission ?
Une lettre adressée par le négociateur principal de l’UE aux USA montre que la Commission entend cacher au public la plupart des informations relatives aux propositions d’accords commerciaux. « Tous les documents concernant les négociations ou le développement du TTIP, y compris les textes des négociations, les propositions faites des deux côtés, le matériel explicatif joint, les emails échangés et les autres informations échangées dans le contexte des négociations ( …) seront gardés confidentiels » et plus loin « La Commission peut décider de rendre publics certains documents qui refléteront exclusivement la position de l’UE » (nous soulignons).
« Si le texte n’est pas publiquement disponible, il est presque impossible de fournir un retour approprié pour ces propositions mêmes celles qui affecteront le plus la vie publique »(…) l’élaboration précise des dispositions, les références à d’autres documents, actes juridiques internationaux ou renvois tout au long du texte sont d’une importance vitale pour comprendre pleinement l’impact des accords dans leur totalité »
Knowledge Ecology International dans leur contribution à la consultation US sur le TTIP
Ce qui est en revanche nécessaire, c’est la mise à disposition immédiate du public de tous les documents proposés et des textes des négociations – qui, par définition ne seront plus secrets. Encore plus que pour les accords commerciaux précédents, l’accord UE-USA peut avoir un impact sur la vie de millions de personnes, de même que sur l’avenir de notre démocratie. Il nécessite donc un examen public minutieux ainsi qu’une évaluation approfondie – tout comme n’importe quelle loi européenne est publiée sous différentes formes avant d’être discutée puis adoptée.
Mythe 3 : Un certain niveau de secret est nécessaire pour conclure avec succès des négociations commerciales
Réalité : La proposition d’accord commercial UE-USA est dissimulée au public car si celui-ci comprenait ses impacts potentiels, ceci pourrait conduire à une opposition généralisée à ces négociations.
Le « Guide pour la transparence » dans la politique commerciale de la Commission Européenne dit : « Pour que des négociations commerciales fonctionnent et réussissent, un certain niveau de confidentialité est nécessaire, sinon ce serait comme montrer ses propres cartes à l’autre joueur dans un jeu » et plus loin « c’est entièrement normal dans des négociations commerciales » que les pourparlers eux-mêmes et les textes discutés soient secrets « pour protéger les intérêts de l’UE » et pour garantir un « climat de confiance » afin que les négociateurs puissent « travailler ensemble pour obtenir le meilleur accord possible ».
Il existe cependant des négociations (commerciales) internationales où le secret n’est pas « entièrement normal ». Au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce par exemple, les membres (Européens inclus) publient leurs positions de négociations. Il en va de même aux Nations Unies dans les négociations globales sur le climat où les parties (Européens inclus à nouveau) ne semblent pas considérer l’opacité comme une précondition à des accords fructueux.
Même certains négociateurs commerciaux sont en désaccord avec les positions de la Commission sur le secret, Robert Zoellick, à propos du manque de transparence dans les négociations dit «Franchement, ça me surprend toujours » ; selon lui, les textes d’ébauches des propositions sont vus par des centaines de personnes de toute façon – des officiels du gouvernement, conseillers et lobbyistes. Pourquoi donc ne pas simplement mettre l’information en ligne ? » (Voir à partir de la minute 36.24 de la vidéo d’un événement public aux USA le 19 Juin).
Donc, sur quoi porte vraiment ce secret ? Il s’agit surtout de cacher un accord au public qui, si ses impacts potentiels étaient mieux compris, pourrait conduire à une opposition généralisée – parce qu’il pourrait mettre en danger l’innocuité de notre nourriture, notre santé, nos emplois et notre environnement, la stabilité des marchés financiers et les droits numériques. Et qu’il consiste à sécuriser « le meilleur accord possible » pour les multinationales, pas pour les peuples européens ou américains.
Mythe 4 : Les négociations sont encadrées par des études d’impact indépendantes
Réalité : Ces études soi-disant indépendantes ont en fait été rédigées par la Commission elle-même ainsi que par des think-tanks financés par des entreprises directement intéressées par les négociations commerciales proposées par l’UE et les US.
À chaque fois que l’UE s’engage dans des négociations commerciales, son « guide de la transparence » affirme qu’elle « délègue à une étude indépendante le pouvoir d’analyser les impacts économiques, sociaux et environnementaux de tout accord » dont le résultat alimente les négociations. La figure clef de l’étude d’impact – en fonction de laquelle un ménage européen moyen gagnerait 545 Euros supplémentaires par an – est partout dans la propagande pour le TTIP de la Commission.
Regardons de plus près cette étude « indépendante ». Elle est écrite par la Commission elle-même, avec la DG Commerce dans un rôle dominant. Ainsi, la même institution qui conduit les négociations et que des universitaires ont décrite comme un groupe de « fonctionnaires généralement carriéristes et orientés vers le libre-échange » nous vient avec une « étude » défendant son programme et se disant maintenant « indépendante ». Logiquement, le Parlement européen a déjà pointé un nombre de défauts méthodologiques dans cette étude d’impact et exige d’apporter sa propre analyse.
L’interprétation de l’analyse de la Commission sur laquelle l’étude d’impact est basée – et d’où l’affirmation d’un gain de 545 euros par famille est issue – a aussi été critiquée. Dans cet article révélateur, Clive George, Professeur au Collège de l’Europe à Bruges, qui a mené des études d’impact commerciaux pour la Commission Européenne par le passé, écrit « de tous les scénarios examinés dans cette étude, le plus optimiste produit une augmentation largement médiatisée de 120 milliards (pour l’économie européenne). Ce qui correspond à seulement 0,5 % du PIB de l’UE. Ceci ne se produira pas immédiatement et ne représentera pas une hausse de la croissance annuelle de 0.5 %[…]. Les études de la Commission Européenne estiment que cela prendra dix ans pour que l’accord atteigne son plein effet, période pendant laquelle la croissance économique ne sera pas de 0.5% mais de 0.05 % pendant seulement dix ans. À plus forte raison, il s’agit du plus optimiste des scénarios (ou des suppositions) quant à ce qui pourrait être atteint dans les négociations. Dans ses scénarios plus réalistes, l’étude estime à un peu plus de 0.1% l’augmentation du PIB, c’est-à-dire une augmentation du taux de croissance de 0.01% sur une période de dix ans. C’est insignifiant et la Communauté Européenne le sait. » Georges conclut : « Les accords commerciaux UE.US vont n’offrir au mieux qu’un bénéfice minimum ».
« Les crimes commis sous couvert d’économétrie ont autant à voir avec la science que les prévisions météorologiques avec les abats de poulets javellisés. »
Le journaliste Jens Berger dans l’une des nombreuses études montrant les bénéfices du TTIP
L’étude originale, déboulonnée par le Professeur George, était un rapport « indépendant » du Centre de Recherches pour la Politique Economique (CEPR) situé à Londres. Le CEPR est financé par quelques-unes des plus grandes banques qui se positionnent pour bénéficier du projet d’accord commercial – dont la Deutsche Bank, la BNP Paribas, Citigroup, Santander, Barclays et JPMorgan. Ces firmes paient entre 600 et 20.000 euros par an pour financer ce think tank, qui, selon son site web, offre à son tour à ses généreux membres ( « dont le succès dans les affaires dépend de la présence en première ligne dans les processus de formulation de la politique économique européenne ») une influence active sur les recherches du CEPR et les orientations politiques.
Voilà pour l’ « indépendance » des études d’impact.
Mythe 5 : La Commission négocie au nom de toute l’Union Européenne
Réalité : La Commission négocie en son propre nom et au nom des entreprises multinationales mais certainement pas au nom de l’Union Européenne et encore moins de ses peuples.
Selon le guide de la transparence de la Commission, celle-ci négocie les accords de commerce « en accord avec les instructions reçues par les États Membres ». Pendant les négociations, prétend-elle, elle « reste totalement redevable à la société civile européenne, aux États membres et au Parlement Européen qui exerce le contrôle démocratique. »
En fait, l’équilibre du pouvoir entre la Commission et les États membres de l’UE penche lourdement vers la Commission. Elle a une plus grande capacité, l’expertise technique et l’initiative de préparer les textes des négociations. Les États membres ont besoin de s’allier entre eux pour changer de façon significative les propositions de la Commission. Il est aussi rapporté que la Commission utilise toutes sortes d’astuces pour contourner les objections des États Membres. Quand ces derniers furent confrontés aux textes des négociationsavec le Canada qui avaient fuité, par exemple, des sources d’un État membre ont admis qu’elles n’avaient jamais vu les textes et que la Commission était allée bien au-delà de son mandat de négociation.
D’une façon similaire, beaucoup de membres du Parlement Européen n’ont pas la capacité d’analyser correctement des piles de dossiers hautement techniques liés à l’agenda d’expansion commerciale de l’UE. Selon une source au Parlement, les membres du Parlement Européen faisant partie du Comité pour le Commerce International (INTA) reçoivent entre 500 et 1000 pages par semaine. Le résultat, selon cette même source, est une « ouverture de façade où vous recevez des milliers de pages mais où vous ne savez pas ce qui se passe ».
« La politique commerciale de l’Europe (…est) dirigée par un comité de technocrates non élus qui croient aux bienfaits de la libéralisation et qui sont largement isolés des tensions et des pressions politiques. »
Richard Baldwin, Professeur d’économie international Geneva Graduate Institute
Voici à quoi ressemble la démocratie
Pour une vision plus démocratique de la politique commerciale de l’Europe, nous vous suggérons de vous rendre sur l’Alternative Trade Mandate Alliance, une alliance d’actuellement 50 organisations de la société civile (dont Corporate Europe Observatory). Nous développons une vision alternative de la politique commerciale, qui place les individus et la planète avant les multinationales.
Le cœur de cette vision est la revendication d’un contrôle démocratique sur la politique commerciale de l’UE (voir l’article : Est-ce ce à quoi la démocratie ressemble ?) Les principes guidant l’alliance devraient aller de soi dans n’importe quelle démocratie : transparence et ouverture plutôt que secret, décisions politiques prises par le Parlement élu au lieu de bureaucrates non élus et investissement des citoyens à la place de la mainmise politique par les lobbies des multinationales.
Mettant ces principes en pratique, l’alliance a publié en ligne un avant-projet de cette vision – pour rassembler les commentaires afin « d’améliorer le Mandat du Commerce Alternatif et d’en faire un authentique mandat populaire ». Les derniers commentaires sont attendus pour le 4 Octobre. Sur la base de la version finale de ce texte, le « Alternative Trade Mandate Alliance » a l’intention de mobiliser le public partout en Europe afin de transformer la politique commerciale de l’UE. Un de ses principaux objectifs est de transformer les négociations se déroulant entre l’UE et les USA en un enjeu pour les élections européennes de 2014.
L’ accord UE-USA en discussion cède plus de pouvoir aux multinationales et mine encore davantage notre démocratie. En finir avec les mythes le concernant et révéler la vérité à propos de cet accord secret est un pas important vers une reprise en main par les peuples du processus démocratique. Pendant combien de temps encore le public acceptera-t-il de se laisser abuser par la propagande de la Commission ?
Traduction : Elisabeth Guerrier
Source en anglais : http://corporateeurope.org/trade/2013/09/busting-myths-transparency-around-eu-us-trade-deal