Plus de cinq ans après le début de la crise financière aux États-Unis, aucun dirigeant de banque ou d’établissement financier américain n’a fait l’objet de poursuites judiciaires, contrairement à ce qui était attendu par beaucoup. Les crises financières précédentes avaient en effet été suivies de procès retentissants. Dans la New York Review of Books, Jed S. Rakoff, juge connu pour ses décisions sévères vis-à-vis de la délinquance financière, s’interroge sur les raisons de cette étonnante impunité.

Si la« grande récession » [qui a suivi la crise financière de 2008] a bien été causée en partie par des fraudes intentionnelles [de la part de dirigeants du secteur financier], l’absence de poursuites judiciaires à l’égard des responsables doit être considérée comme l’une des défaillances les plus honteuses de notre système de justice criminelle depuis de nombreuses années. De fait, le contraste serait frappant entre cet échec et le succès croissant des procureurs fédéraux au cours des cinquante dernières années à amener devant la justice les personnages même les plus haut placés impliqués dans des fraudes à grande échelle. Ainsi, dans les années 1970, suite à la bulle des junk bonds – laquelle constituait à bien des égards un précurseur de la bulle plus récente des créances hypothécaires – les responsables de la fraude – en premier lieu Michael Milken [célèbre banquier] – furent poursuivis avec succès.

De même, dans les années 1980, la crise des caisses d’épargne américaines – dans laquelle on peut également voir de nombreux parallèles avec les événements récents – entraîna des poursuites criminelles contre huit cent personnes, jusqu’à Charles Keating [autre célèbre financier controversé]. Et à nouveau, les fraudes généralisées de comptabilité des années 1990, dont les exemples les plus éclatants furent Enron et WorldCom, furent suivies de procès et de condamnations pour des PDG précédemment très respectés comme Jeffrey Skilling et Bernie Ebbers.

Par contraste frappant avec ces poursuites passées, pas un seul dirigeant de haut niveau n’a été poursuivi en relation avec la récente crise financière. Et, vu que la plupart des articles pertinentsdu code criminel prévoient un délai de prescription de cinq ans, il est probable qu’aucun ne le sera jamais. Il n’est donc pas trop tôt pour se demander pourquoi.

Jed S. Rakoff évoque plusieurs réponses possibles – en partant du principe que, comme l’ont conclu les différentes commissions d’enquête officielles qui se sont penchées sur les origines de la crise financière, la fraude et la délinquance économique à tous les niveaux ont bien joué un rôle. Il souligne la faiblesse des excuses juridiques avancées par l’administration américaine (difficulté à prouver l’intention et l’abus de confiance). Il dénonce aussi l’argument avancé par certains responsables américains selon laquelle des poursuites contre les grands patrons de Wall Street auraient été nuisibles pour l’économie du pays.

En revanche, il récuse aussi d’emblée l’argumentation parfois développée par certains critiques selon lesquelles les autorités judiciaires auraient été complices ou trop proches des milieux économiques. Aux États-Unis, en effet, les procès de haute volée contre des dirigeants d’entreprise sont souvent vus par les procureurs fédéraux comme une opportunité pour soigner leur réputation et lancer une carrière politique.

Jed S. Rakoff avance au final trois explications complémentaires. La première est la faiblesse des moyens alloués aux enquêteurs fédéraux, les budgets étant monopolisés par la lutte anti-terroriste, ou par d’autres types d’investigations financières. La seconde raison est que la crise financière a été favorisée, objectivement, par une série de décisions politiques prises par le gouvernement et l’administration fédérale eux-mêmes, ce qui ne les incite pas à engager des poursuites.

La troisième explication, peut-être la plus importante, est que la Justice et l’administration américaines tendent désormais à privilégier les poursuites contre les personnes morales (les entreprises) plutôt que contre les personnes physiques (leurs dirigeants). Avec pour résultat paradoxal de favoriser le sentiment d’irresponsabilité de ces derniers, puisque même dans le pire des cas, ce sera à la firme (ses actionnaires, ses employés) de payer.

Au cours des dernières décennies, les procureurs ont été de plus en plus enclins à poursuivre les firmes elles-mêmes, souvent sans inculper la moindre personne physique. Cette évolution a souvent été rationalisée comme une tentative de transformer les « cultures d’entreprise », afin de prévenir la répétition de crimes similaires. En conséquence, la politique officielle de l’administration a favorisé la signature d’« accords de suspension des poursuites », ou même « d’annulation des poursuites », par lesquels la firme incriminée acceptait la mise en place d’une série de mesures prophylactiques censées prévenir tout problème à l’avenir.(…)

Il me semble que la perspective de poursuites judiciaires contre des personnes physiques a bien plus de pouvoir de dissuasion que les bénéfices prophylactiques qui pourraient être obtenus par l’imposition de mesures de « mise en conformité », qui ne sont bien souvent que de l’affichage. Ne s’attaquer qu’à l’entreprise est douteux aussi bien d’un point de vue technique que d’un point de vue moral. D’un point de vue technique, parce que la loi oblige à ne poursuivre (ou menacer de poursuivre) une entreprise que si vous pouvez apporter la preuve matérielle qu’un dirigeant de la firme a commis le crime allégué – et si vous pouvez le prouver, pourquoi ne pas poursuivre le dirigeant en question ? D’un point de vue moral, punir une entreprise et ses nombreux actionnaires et employés innocents pour les crimes commis par des individus bénéficiant d’une totale impunité semble contraire aux principes les plus élémentaires de la responsabilité.

Version intégrale de l’article en anglais : http://www.nybooks.com/articles/archives/2014/jan/09/financial-crisis-why-no-executive-prosecutions/