Nombreux sont ceux qui rêvent de lancer leur propre activité économique et de redonner du sens à leur travail. Beaucoup moins sont prêts à devenir entrepreneurs. En France, 5 000 salariés ont choisi la solution de la Coopérative d’activité et d’emploi (CAE), une « entreprise partagée » où se côtoient télé-secrétaires, menuisiers, designers, et même boulangers. Elle appartient à ses entrepreneurs-salariés, et mutualise services administratifs ou formations. Une alternative à l’auto-entrepreneuriat et ses possibles dérives ? Reportage au sein de ces structures peu connues, laboratoires d’un nouveau rapport au travail, que la future loi du gouvernement sur l’Économie sociale et solidaire prévoit de développer.
Durant sa semaine de travail, Fatima Lamyne, 47 ans, prospecte le marché et rencontre des clients pour leur proposer ses services de secrétariat administratif. Quand elle décroche une mission, elle travaille chez elle, dans le Val de Marne, et se fait payer sur facture. Cette facture, c’est la Coopérative d’activité et d’emploi (CAE) dont elle fait partie qui l’encaisse. En contrepartie, la CAE lui verse chaque mois un salaire, dont le montant est calculé selon le chiffre d’affaires prévu de son activité. Résultat : Fatima est à la fois salariée, de par son mode de rémunération, et entrepreneuse, en ce qui concerne son mode de travail. Une alternative sécurisante à l’auto-entrepreneuriat.
« Quand j’ai quitté la boîte où j’étais salariée depuis dix ans, j’ai d’abord choisi le statut d’autoentrepreneur, plus rassurant ». Pas de charges si l’on ne facture pas, c’était la promesse de « l’entreprise en un clic ». Donc pas de risques. Mais la réalité du terrain s’avère vite moins rose. « On a commencé à annoncer des nouvelles normes sur ce statut, se souvient-elle. Et j’ai constaté que le statut d’autoentrepreneur n’était pas très valorisé auprès des clients ». Surtout, il ne garantit aucun droit au chômage, et assez peu pour la retraite. Fatima découvre alors Coopaname, une CAE parisienne, la plus grande de France avec 600 entrepreneurs-salariés. En France, il existe aujourd’hui 92 CAE, qui regroupent 5 000 personnes. Mais cette structure juridique reste assez confidentielle, car assez peu visible : à différence d’un espace de co-working, elles ne correspondent pas forcement à un lieu physique.
« Redonner du sens à leur travail »
Comme Fatima Lamyne, beaucoup de cadres en recherche d’autonomie s’adressent chaque année à une CAE. « C’est un profil plutôt courant : des personnes de 40 à 50 ans qui veulent redonner du sens à leur travail et se lancent comme consultants », confirme Anne-Laure Desgris, co-directrice de l’antenne bretonne d’Oxalis, une CAE de 180 entrepreneurs. La plupart des nouveaux entrants dans une CAE – 70% disent les statistiques [1] – pointent à Pôle emploi, après avoir connu une rupture dans leur parcours professionnel. Pour les autres, surtout ces dernières années, il s’agit en partie de jeunes diplômés très compétents qui choisissent l’indépendance parce qu’ils ne peuvent exercer leur métier en tant que salarié.
C’est le cas de Damien Roffat, 31 ans, et de son confrère Adrien Demay. Le premier habite en Bretagne, le second dans le Limousin. Sortis de la même école de design, ils accompagnent des collectivités locales dans leurs projets de « services collectifs » de proximité. « Nous avons été attirés par Oxalis, car c’est exactement ce dont on avait besoin pour tester notre activité », explique Damien Roffat. Car les CAE constituent d’abord un banc d’essai pour lancer une activité. Depuis novembre 1995, date de lancement de la première CAE – Cap Service, à Lyon – deux réseaux de CAE ont émergé. Le plus ancien,Coopérer pour entreprendre, est majoritaire avec 68 des 92 CAE de l’Hexagone, dont Coopaname. Il s’agit de coopératives qui veulent permettre au plus grand nombre de créer son emploi. Aucune barrière n’est opposée à l’entrée de nouveaux porteurs de projet : ils étaient 2 500 à venir grossir les rangs du réseau rien qu’en 2012. Ces entrepreneurs-salariés signent une convention d’accompagnement par un tuteur pendant la phase de démarrage et deviennent salariés dès qu’ils commencent à émettre leurs premières factures.
Mutualisation des services administratifs
Dans l’autre réseau, Copéa, ce sont plutôt des coopératives d’entrepreneurs : plus petites, plus sélectives et plus engagées. Du coup, il ne suffit pas de se présenter avec une bonne idée en tête pour être accueilli. « Chez nous, l’entrepreneur doit maîtriser son activité », confirme Henri Cachau, coordinateur de Copéa. « Pour entrer chez Oxalis, lui fait écho Anne-Laure Desgris, le projet doit être budgété et prêt à démarrer dans le trimestre. Si le projet a encore besoin d’un accompagnement à l’émergence, on adresse le candidat vers d’autres structures partenaires ». Dans les CAE de Copéa, tout nouvel arrivant signe un Contrat d’appui au projet d’entreprise (CAPE). « Un premier de six mois, renouvelé une fois, avant de passer salarié, en moyenne au bout de 11 à 18 mois », précise Henri Cachau. Dans les faits, environ un nouvel entrant sur deux continue son aventure au sein de la CAE après cette période de test.
Bien évidemment l’accompagnement, ainsi que la mutualisation des services administratifs et de la comptabilité, ont un coût, quel que soit le réseau. Chez Coopaname, et dans la plupart des CAE du réseau Coopérer pour entreprendre, cela correspond à 10% du chiffre d’affaires de chaque entrepreneur. Dans les 24 CAE de Copéa, c’est plutôt 10 à 15% de la marge brute [2]. « Si j’étais seule, j’aurais à payer un expert comptable et une assurance, estime Fatima Lamyne. Et chez Coopaname, je vais bientôt suivre gratuitement un atelier interne qui remplace une formation facturée 800 euros à l’extérieur ! ». Des économies non négligeables.
Partage d’expériences et de savoir-faire
Il en faut, car la CAE n’est pas un sésame pour l’argent facile. Au contraire. « Chez Copéa, la marge brute est en moyenne de 20 000 euros par an par activité, explique Henri Cachau.Mais elle cache des écarts importants ». Sur les 650 entrepreneurs de Coopaname, seulement 400 se versent régulièrement un salaire alors que les autres sont en congé sans solde ou en formation. La moitié touche moins de 100 euros par mois et seule une centaine s’en sort correctement [3].
Dans les CAE, il n’est pas rare de trouver des entrepreneurs qui se versent l’équivalent de 10 à 15 heures de salaire par mois. A la fois salariés et employeurs, ils doivent reverser des cotisations salariales mais aussi patronales. Alors même que le statut de salarié les exclut de la plupart des dispositifs d’aide à la création d’entreprise. Pour investir, ils ne peuvent donc compter que sur leur trésorerie, sur des prêts personnels ou des avances de la part de la CAE, si elle peut se le permettre. Il est très rare de trouver dans une CAE des activités nécessitant de lourds investissements, locaux ou des stocks de marchandise. Leur présence constituerait un déséquilibre, une seule activité faisant peser un gros risque sur l’ensemble de la structure.
« Les CAE ne devraient pourtant pas créer des salariés très pauvres », convient Henri Cachau. Certes, en milieu rural en particulier, il n’est pas rare que les entrepreneurs aient plusieurs activités, y compris à l’extérieur de la CAE. Mais c’est surtout en jouant sur le collectif que les CAE répondent à la précarité de leurs salariés. A travers le partage d’expérience et du savoir-faire de chacun – ateliers de démarchages, de référencement internet ou de marketing sont régulièrement organisés dans toutes les CAE – mais aussi la constitution de groupes de travail autour de projets communs.
Éviter de mettre les entrepreneurs en concurrence
Chez Oxalis, on trouve des « comptes projet », pour permettre des collaborations ponctuel entre salariés, ou des activités collectives. Exemple : la marque Switch, qui regroupe des ingénieurs membres de la coopérative d’entrepreneurs, pour des projets inscrits dans la durée. Le réseau peut ainsi répondre à plus de 250 offres de marchés publics par an pour des budgets allant jusqu’à 250 000 euros. Certaines CAE ont poussé à l’extrême cette approche et font de la prospection pour leurs entrepreneurs. C’est le cas de Coopetic, une CAE créée à Paris en 2010, spécialisée dans les métiers du web, de l’audiovisuel et de l’innovation. Elle s’est dotée de sa propre société de production et d’une agence de communication interne. « C’est la seule manière que l’on a trouvé pour permettre à tous de travailler et facturer, reconnaît Anita Protopappas, gérante et fondatrice. Cela évite de mettre les entrepreneurs de la CAE en concurrence entre eux. »
N’empêche, en 2012, quelque 2 000 personnes ont quitté une CAE. Un tiers a transféré son activité sous un statut « classique », un tiers a retrouvé un emploi salarié, les autres ont jeté l’éponge. En revanche, seules 8 CAE ont mis la clé sous la porte depuis 1995. Autre aspect important : les entrepreneurs-salariés sont invités à devenir sociétaires de leur Coopérative d’activité et emploi, comme dans toute coopérative de salariés. Aujourd’hui, un quart des 5 000 entrepreneurs membres d’une CAE sont « associés ». Très peu, comparé aux coopératives classiques. Mais bon nombre de CAE se sont créées entre 2006 et 2010 et sont donc encore jeunes. Et les CAE qui font davantage d’accompagnement sont celles qui génèrent moins de chiffre d’affaires et ont moins de ressources. Elles financent l’accompagnement grâce à de subventions publiques – à 100 % au lancement, entre 30% et 50% ensuite. Celles-ci sont liées au nombre d’entrepreneurs accueillis. « Ce qui pousse les CAE à rentrer dans une logique de flux, avec un taux de turnover conséquent et un fonctionnement comme tremplin de nouveaux entrepreneurs », analyse François Noguet, coordinateur du réseau Coopérer pour entreprendre.
Laboratoires d’un nouveau rapport au travail
Beaucoup plus strictes à l’accueil, les CAE du réseau Copéa affichent un taux de sociétariat beaucoup plus élevé : 106 sociétaires sur 180 salariés à Oxalis. « Nous tenons à ce que chaque entrepreneur intègre la vie collective de la coopérative, précise Anne-Laure Desgris. C’est pourquoi les nouveaux entrants s’engagent dès le départ à devenir associés au but de trois ans ». Une condition qui pourrait bientôt s’appliquer à toutes les CAE de France. Selon le texte de la future loi sur l’Économie sociale et solidaire – approuvé par le Sénat et dont le passage à l’Assemblée nationale est prévu au printemps 2014 – les entrepreneurs des CAE seront désormais obligés de venir sociétaires au but de trois ans [4].
La loi prévoit aussi la généralisation du Contrat d’appui au projet d’entreprise (CAPE) à l’ensemble des CAE. Une façon de reconnaitre leur rôle de « couveuse d’activité ». Grâce à un cadre plus stable et à une reconnaissance légale, le nombre de CAE devrait tripler voir quadrupler dans les années à venir, selon le souhait du ministre délégué à l’Économie sociale et solidaire, Benoît Hamon. Une perspective qui ne va forcement pas dans le sens espéré par Stéphane Veyer, directeur de Coopaname : « Notre objectif n’est pas d’avoir 40 000 entrepreneurs dans des CAE. Mais plutôt qu’on s’inspire du projet politique des CAE pour remettre en discussion les liens de subordination et la relation de pouvoir dans le travail ». Les CAE, entre entrepreneuriat et salariat, viennent déjà questionner, modestement, notre rapport au travail et à l’emploi.