Par : Aquarela Padilla, Ernesto Cazal et Marco Ferrugi.
La Azulita: les yeux ne suffisent pas à embrasser tout le paysage en fleur. Ici, quelque part entre le Catatumbo et le Páramo doit régner certaine magie, certain secret réservé à ses millions d’oiseaux migrateurs. C’est l’heure de la flamme sous le café du matin, le début de cette histoire. Celle de ceux qui croient dans leurs mains.
Ainsi de Julio Mota, au verbe insurgé de toujours mais calme, de celui qui sait qu’il fait partie d’un mouvement vital, irréversible. Lui, sa compagne et leurs deux gosses, ont décidé de fuir la ville pour se submerger dans la montagne, à la lueur d’une bougie. Remplir ce vide que nous traînons depuis tant d’années, nous les victimes de l’aliénation de Cosmopolitan, ”se retrouver de nouveau face au fait d’être homme et femme, je crois que tout commence par là, c’est un des grands apprentissages que nous a transmis ce retour à la terre. Nous avons dû tout reprendre à zéro, cela revient à renaître comme enfant car les gens d’ici possèdent des conditions physiques et spirituelles exceptionnelles, nous avons dû apprendre d’eux.”
A la différence d’autres villages ruraux, La Azulita présente une particularité : ex-refuge de hippies, libre-penseurs et bohèmes des années 70, elle accueille aujourd’hui la vague de ceux qui veulent échapper à la logique urbaine imposée par le modèle pétrolier. A force d´apprendre à réapprendre ils ont inventé une Commune : “El Tambor” …
Comment naît une politique “autre” ? En quoi se différencie la production agricole communale de celle implantée au Venezuela depuis le siècle passé ? Qu’est-ce qui nous rend différents ? Est-ce la seule propriété de la terre ou un changement de paradigme ? Le fameux “développement” est-il cohérent avec une autre proposition politique ? Ces questions surgissent dans la conversation entre les communard(e)s de “El Tambor”: les espaces de récupération de la culture du café et d’autres plantations ne parlent pas seulement d’une production pragmatique d’aliments mais d’une vision en profondeur de l’histoire nationale, de la critique de la culture de l’exploitation de la nature et de l’humain, destructrice et arrogante, propre du capitalisme, dilemme toujours brûlant dans ce pays en pleine transformation.
Ce furent toujours les mêmes paysans qui ont semé le café. Ils se sont faits vieux et les plants aussi… La terre est morte d’être exposée sans fin à la monoculture et aux agents toxiques inclus dans les semences industrielles et commerciales. Pour quatre sous et au prix d’un épuisement historique, en échange de l’exode et de l’honneur de leurs propres enfants, ils ont rempli les entrepôts des industries de traitement, héritages des fils de la bonne bourgeoisie “nationale”. Ensuite sont venus les éleveurs pour occuper les meilleures terres avec leur bétail, la où naissent les sources, aujourd’hui polluées par les bouses de vaches; les arbres exterminés, la vie exterminée pour garantir la présence de la viande dans les rayons de supermarchés. « Les lits des rivières sont totalement abîmés par l’élevage, toutes ces parties râpées que tu vois dans la montagne sont l’effet de l’élevage extensif; ils râclent la terre, la retournent et cela produit l’érosion. La totalité de la municipalité Andrés Bello est zone ABRAE, Aire sous Régime d’Administration Spéciale: tout ce qui n’entre pas dans le Parc National est zone ABRAE de type 2, c-á-d. soumise à de fortes restrictions, et l’une ou l’autre zone est ABRAE de type 3, qui permet l’impact de l’élevage mais de manière contrôlée. Mais cela n’est pas respecté. »
C’est à la Commune aujourd’hui de tout mettre sur la table. Ce débat est un exemple de sa position rebelle. Dépasser la vision du développement pur n’est pas simple au coeur d’un processus bolivarien où survivent de grandes contradictions entre la rentabilité et l’autonomie populaire. Du point de vue des communards, le thème n’est pas de produire de plus en plus de tonnes d’aliments mais de quelle manière on les produit, pourquoi et pour qui; nous semons pour nous alimenter ou pour accumuler du capital ? Ces compagnons proposent par exemple la culture du café sous ombre, et l’usage d’engrais produit par la communauté elle-même; bien sûr cette culture est plus lente mais elle ne tue ni le paysan ni sa terre parce qu’elle lui permet de semer tout autour, et en harmonie, des bananiers, des framboisiers, des plantes médicinales.
“Nous proposons d’autres manières de cultiver les légumes, nous travaillons sur quatre unités productives comme celle-ci, la plus petite, avec la production de viviers multiples : forestier, frutiers, ornementaux, d’engrais organique, légumes cultivés sous protection. Le “convite« , ou échange de travail contre travail, est la manière d’appliquer cette autre politique basée sur une vision agroécologique, “la symbiose être humain-nature, la nature vue non comme un simple objet de production mais comme un monde où la participation humaine ne signifie plus la destruction. Ces unités productives auront un impact tant visuel que quotidien: démontrer à d’autres petits producteurs qu’on peut récolter le café sans investir en main d’oeuvre extérieure – ce qui augmente les coûts de production – mais en nous unissant entre producteurs et en travaillant en commun..
Et comme l’activité économique du village paysan veut aller au-delà de la fourniture de matière première à l’industrie, les Conseils Communaux se sont proposé de construire un centre de stockage et de torréfaction en vue de commercialiser du café, ce qui garantit d’autres formes de travail et une participation de la communauté à l’autogestion. Dans cet espace fonctionne déjà la salle de bataille sociale et un centre de déshydratation et de conservation de fruits. Cette initiative vise à pratiquer le tourisme rural communautaire : un échange de savoirs, de travail et d’expériences entre organisations sociales comme le Mouvement des Travailleurs Sans Terre (Brésil) avec lequel ont été nouées des relations de solidarité et d’égalité. Ici les producteurs naissent sous un plant de café et meurent sous un plant de café. “Nous voulons offrir la possibilité de migrer vers les secteur secondaire et tertiaire de la commercialisation et de la distribution de sa propre matière première, ce qui va nous apporter une énorme valeur ajoutée économiquement parlant, mais aussi en termes d’organisation. Nous ne croyons pas qu’un pays puisse se développer sur la seule base de la production de matière première, il faut investir des ressources dans le traitement de ces matières premières. D’abord nous regrouper comme organisations et ensuite permettre aux producteurs de croître, de se transformer progressivement. Pour nous les espaces de travail sont les plus propices à la transformation.”
Marisol Fernández, Alberto Cruz et Mina la grand-mère nous expliquent, sourire aux lèvres, que l’expérience des viviers a changé leur vie, car c’est là que s’est concrétisée la possibilité de l’agriculture collective, des soins de la terre comme de la vie elle-même, de l’apprentissage permanent. Neuf femmes et leurs enfants mènent ce travail quotidien sur ces quelques mètres carrés ruraux réhabilités, et les voisins observent, pour voir si au bout de trois mois, sans rapporter de gain chez elles, sans pesticides, à force de volonté pure, elles réussiront à récolter la première production de légumes. “Le plus difficile, c’est le démarrage, mais ici nous disposons de compost, de lombriculture, de vivier de plants de café, de plantes d’ornement et cela a rapporté des ressources pour l’autogestion. Les premiers bénéficiaires de ces aliments sont les gens d’ici, nos enfants participent aux semailles, ils ont semé leurs propres plantes. Nous sommes ici pour tenter de vaincre l’idée reçue que rien ne peut se faire sans produits chimiques, il faut prêcher par l’exemple. »
Plus haut, perdue dans la brume, il y a Ciudad Fresita. Là-haut, la commune construit un autre espace pour les semailles et pour le travail, dans ce cas pour l’artisanat. C’est ce que nous explique un homme aux allures de lutin, Mika, comme on le nomme ici. Il joue le rôle du professeur et construit avec ses apprentis cet espace de forme circulaire, fait de terre et de bois de la zone. Lui aussi est arrivé ici en quête de quelque chose.
Pendant ce temps à Petare… (État de Miranda)
“Quel travail ! Toute la semaine de réunion en réunion pour nous mettre d’accord, toi tu fais ça, moi je m’occupe de ça… “ Le centre de vote vient d’ouvrir. Chacun des membres de ce bureau a reçu une formation du Conseil National Électoral. Une question : “la communauté viendra-t-elle, approuvera-t-elle le projet de créer une commune ?”
A 7h15 les premiers voisins sont apparus. Petit à petit. “Approuvez-vous la création de la charte fondatrice de la Commune ?” Deux cases seulement : “Oui”. “Non”.
Vu d’en haut les collines de Petare sont une immense marée de peuple. Vu d’en bas, ce sont des files, des urnes, de la musique, des auvents, des textes de loi sous le bras, des Plans de la Patrie 2013-2019 annotés. Ana est sortie quelques minutes du centre de vote pour chercher le soleil, “avant je ne savais pas ce qu’était un maire, un gouverneur, j’ai connu mes voisins à travers le conseil comunal, j’ai beaucoup travaillé avec eux”.
Au même moment les 22 conseils communaux qui ce soir formeront la CommuneAlicia Benítez votent eux aussi. Ils ne savent pas encore qu’au même moment, 11 autres communes seront fondées à Petare et que dans l’ensemble du pays on compterait dès demain, lundi 2 décembre, 452 communes.
Le vote s’est déroulé comme prévu, avec les compagnons connus, ceux qui ont donné vie aux “11 modules de santé gratuite du programme “Barrio Adentro” (“au coeur du quartier”), un centre de diagnostic intégral, deux centres de connection Internet communautaires, les six bus du transport collectif communal, une Entreprise de Propriété Sociale de Gaz communal, et le centre de production de chocolat”.
Des jeunes aussi sont venus voter, comme Manuel et Astrid, 18 et 21 ans, membres des Comités de Culture et de Sécurité. Ou John Cisneros, 20 ans, qui enregistre des interviews pour la radio de quartier du Colectivo Radiofónico Petare.
Le soir, les tendances sont irréversibles. La Commune est approuvée. 97% de “oui”. 3459 des 3795 votes exprimés. La commune Alicia Benítez peut commencer à travailler. Un Parlement communal, une Banque Communale… petits pas vers un probable “auto-gouvernement”. Nouvelle réunion à la fabrique de chocolat pour voir si les votes donnent un sens aux années de lutte, si lourdes parfois…
Et vers la mer…. (État de Vargas)
―La commune n’existe pas, c’est une initiative !
Ils nous l’ont dit d’emblée, dès notre arrivée.
―Ce n’est qu’hier que nous avons eu notre première session extraordinaire du parlement communal.
Dans la commune naissante “Cacique Guaicaipuro” on ne se raconte pas d’histoires. On sait que le travail difficile commence. “Oui, des temps difficiles” insiste Leandro Rojas. Il y aura le travail électoral à maintenir dans le secteur de Caraballeda, dans cette géographie qui couvre l’espace communard (avec l’activation de 30 conseils communaux) et tout le temps est englouti par les difficultés de créer une organisation et une production authentiques. Mais : “nous avons un esprit collectif suffisant pour monter la commune”.
Caraballeda. Soleil implacable sur des plages et des montagnes, sur des immeubles de classe moyenne qui se mêlent à présent aux logements publics de laGran Misión Vivienda Venezuela. Les militants actifs de la commune, les pauvres du secteur, tentent de récupérer le territoire “accaparé par les bourgeois de Caracas qui viennent passer la saison dans leurs appartements”. Ils se réunissent tous les mardis à 16 heures : ils traitent les problèmes des différentes communautés qui jouent un rôle dans ce qu’on appele depuis peu les “gouvernements de rue”.
Maintenant ils peuvent se réunir dans leur salle de bataille “Luisa Cáceres de Arismendi”, un espace qui était aux mains du privé jusqu’au 20 août. L’occupation de ce lieu s’est faite avec l’appui des institutions. Mais ils sont rebelles à toute idée d’”assistentialisme, une culture politique qu’il faut briser” explique José Calero sans crainte; “ensemble on réussira”. L’espace fait face à la plage Alí Babá, quelle chance ! Il fait frais quand souffle au moins un peu de vent mais aujourd’hui le soleil ne pardonne pas.
Maintenant ils ont ce lieu fixe de réunion, pour “conspirer” ensemble, avec une bonne expérience en ce domaine: “avant même la commune nous devions travailler ensemble”. Jacqueline Zúñiga est celle qui a la peau noire et le sourire éclatant: “Chávez nous a appelés à construire une autre forme de vie, et nous le lui devons, ne serait-ce que nous organiser. Tout le bien construit dans ces quatorze années m’a ouvert les yeux, parce que j’ai subi la grande tragédie des inondations de Vargas, maintenant mon fils a des possibilités dont je n’ai jamais bénéficié”. Il faut davantage de travail d’organisation mais “nous savons où nous allons”.
Antero Colón parle de la situation scolaire: “Si nous n‘y mettons pas de passion, dans l’idée de forger la commune, nous perdrons face à eux”. Ils sentent ce territoire comme le leur, et il y a une bonne raison à cela.
C’est ici qu’en 1560, les indigènes de la vallée de Caracas combattirent l’envahisseur espagnol, hollandais, allemand… Guaicaipuro fut le dirigeant indigène qui réunifia les peuples autochtones face à l’empire espagnol. Les communards connaissent son histoire de martyr écartelé. “C’est dans ces montagnes qu’il campait lorsqu’il fuyait le feu ennemi” raconte Eduardo Álvarez. Ils croient pouvoir projeter son esprit rebelle dans l’action communale. “Le problème de la propriété n’existait pas avant la conquête des terres nôtre-américaines par les européens. Il sont apporté ce concept pervers et l’ont mis en pratique. Guaicaipuro et les siens l’ont refusé, et ont combattu. La mort du premier cacique et la trahison de Francisco Fajardo ont abouti à la création de Caraballeda comme espace géographique sous l’influence de l’Église catholique et du pouvoir impérial. Nous, nous voulons retrouver les racines communales, démanteler ce vieil espace.”
Ils ont plusieurs idées quant à la viabilité de leur Commune : “Comme nous n’avons pas beaucoup de terre à cultiver, même si nous n’écartons pas cette possibilité, nous pouvons développer le tourisme”. Leandro nomme les différentes Entreprises de Production Sociale (EPS) à l’ordre du jour : machinerie agricole lourde à Caruao; tourisme; stockage. Le plus intéressant du projet est qu’ils pensent non seulement impulser la production locale, mais qu’ils veulent mener un travail en commun avec d’autres communes de l’État de Vargas.
ls veulent même récupérer la zone portuaire de Caraballeda, qui fait partie du rayon de la commune et appartient à l’État, à Venetur. Le plus curieux de l’affaire est qu’elle est louée au secteur privé pour le seul confort des yachts des riches qui y stationnent. Sur place l’accès aux lieux nous a été interdit par le coordinateur de sécurité qui nous a délogés sans nous permettre de prendre une photo. Le tourisme n’est pas pour tous mais pour ceux qui peuvent payer.
―Mais vous pensez pouvoir concrétiser un modèle de tourisme qui ne devienne pas capitaliste ?
― Il y a une forte base écologique mais tout cela est encore en discussion, répond Eglia Lárez.
― Encore que le concept même de tourisme a été inventé par le capitalisme, parce qu’il s’agit de vendre des services, dit Miguelangel.
La discussion se poursuit, comme toujours dans une révolution.
Une des réussites de ceux et celles qui se sont organisé(e)s en commune à Caraballeda, c’est la communication par le journal, la radio et la télévision commuautaires. Héctor Liendo, l’autre afrodescendant du groupe, est le principal coordinateur de TV Caribe, canal 58 qui émet sur le littoral. “La télévision a été impulsée avec nos propres ressources, combien de sous n’avons-nous investis ces dernières années. Mais maintenant la télévision va adhérer à la commune !”. Il nomme tous les appareils que quiconque travaille dans l’audiovisuel lui envierait. “Et le projet est de produire un programme qui raconte le travail communal que nous réalisons ici”.
“Écrire et diffuser notre histoires est important, pour mener la bataille contre le pouvoir hégémonique de la communication et de la culture. Nous penser, nous les pauvres, comme classe sociale et non comme l’objet du regard de la BBC ou de ESPN. Pour l’heure nous ne pouvons faire beaucoup plus, tant que ne seront pas créées les Entreprises de Production Sociale nécessaires mais en attendant nous formulons les projets d’infrastructure pour obtenir les réponses des institutions”reconnaît Antero. “Comment nous organiser si nous restons rivés à nos individualités ?” rappelle Jacqueline.
Articles publiés sur http://comunaadentro.blogspot.com/
Photos : Verónica Canino
Traduction : Thierry Deronne
Source : http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/12/07/nouvelles-chroniques-communardes-du-venezuela/