Par Jean-Marie Harribey (*)
La propagande anti-impôt bat son plein : après les hors-d’œuvre des pigeons et des poussins en 2012, et des plumés en 2013, voici le temps de l’idéologie pure, sans fard et sans masque : ras-le-bol fiscal, nous matraque-t-on vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il ne manquait plus que l’épisode du shutdown américain pour faire éclore le nouveau concept de « fonctionnaires non essentiels » et alimenter ici le poujadisme, là-bas le tea-partysme. Face à cette offensive qui vise à détricoter par tous les bouts le manteau collectif qui protège la société, tous les intellectuels dignes de ce nom devraient joindre leurs forces pour expliquer que les travailleurs dans les services non marchands sont productifs.
Les travailleurs employés dans les services non marchands et qui fournissent éducation publique, santé publique, services municipaux, services dans les associations à but non lucratif, etc., produisent des choses utiles que l’on peut qualifier de valeurs d’usage. Mais ils produisent aussi de la valeur économique, qui est monétaire bien que non marchande, et qui n’est pas un prélèvement sur la production marchande.
On peut le démontrer logiquement. La part du non marchand par rapport au marchand dans la production totale augmente tendanciellement grosso modo depuis la Seconde Guerre mondiale. Raisonnons comme si la tendance se poursuivait jusqu’à faire tendre la proportion du non marchand vers 1, c’est-à-dire 100 %, et donc faire tendre celle du marchand vers 0. L’idée même qu’une part déclinante puisse financer une part croissante est un non-sens.
Que faut-il en déduire ou comment raisonner correctement ? Lesdits prélèvements obligatoires sont effectués sur un PIB déjà augmenté du fruit de l’activité non marchande et non pas sur le seul produit marchand. L’erreur qui circule parmi les économistes depuis l’aube de l’économie politique confond la définition du travail productif destiné à grossir le capital privé et la définition du travail productif en soi, qui peut prendre des formes de validation collective différentes, selon que la validation est confiée au marché ou à la collectivité. C’est ce qu’avaient parfaitement compris Smith et Marx quand ils concevaient le modèle pur du capitalisme, mais que ne comprennent ni les épigones du premier ni ceux du second.
Il en résulte :
1) Les travailleurs des services non marchands produisent par leur activité le revenu qui les rémunère. Les salaires de la fonction publique (État, collectivités territoriale, Sécurité sociale) ne sont pas prélevés sur les travailleurs de la sphère capitaliste. Et ce de la même façon que ces derniers produisent aussi les salaires qu’ils reçoivent, qu’il ne faut pas voir comme un prélèvement sur les consommateurs, bien que les dépenses d’achats de consommation retournent dans les entreprises.
2) Les impôts et cotisations sociales sont le prix collectif, socialisé, des services non marchands. Ils jouent le même rôle que les prix des marchandises achetées et payées individuellement. La différence est que, dans un cas, la validation de l’existence et du paiement collectif de services non marchands passe par une décision politique collective démocratique (il existe des besoins sociaux à satisfaire), et que, dans l’autre cas, la validation sociale passe par le marché (il existe des besoins solvables, bien que tous ne le soient pas).
3) On doit se débarrasser de la formule ambiguë et donc fausse : « les impôts financent les dépenses publiques ». En effet, elle entretient la confusion entre financement et paiement. Le financement de la production est, par définition, en amont de celle-ci, le paiement est postérieur à celle-ci. La parallèle avec ce qu’il se passe dans le secteur marchand permet de le comprendre : les entreprises anticipant des débouchés investissent et embauchent en finançant cela grâce à leurs fonds propres ou à des emprunts, la vente validant ces anticipations par le biais du paiement par les acheteurs des marchandises. Les administrations publiques anticipant des besoins collectifs investissent et embauchent, et pour cela elles ont besoin d’avoir accès à un financement monétaire des investissements publics dont on verra les retombées s’étaler sur des années et des décennies, l’impôt venant en payer la correspondance chaque année. Si le gouvernement est élu démocratiquement, la décision de faire produire des services non marchands est concomitante de celle de prélever l’impôt. Mais cette concomitance ne doit pas obscurcir la différence conceptuelle et logique entre financement et paiement.
4) Ce qu’ont très bien compris les idéologues au service de la marchandisation de toute l’économie, c’est que les ressources humaines et matérielles que la société décide de consacrer à la sphère non marchande ne sont plus disponibles pour aller augmenter la sphère où s’accumule le capital. Ainsi, les travailleurs des services non marchands ne sont pas productifs de plus-value pour le capital mais ils sont productifs de valeurs d’usage ainsi que de valeur pour la collectivité. CQFD. D’où les cris d’orfraie incessants des libéraux après les dépenses publiques, les impôts, les « charges sociales », etc., tandis qu’ils bloquent l’accès des collectivités publiques à la banque centrale.
5) Dit en termes simples, on n’a pas besoin de producteurs d’automobiles pour produire de l’éducation publique. Il suffit d’une décision consentie par la population et d’avoir la force de travail et les ressources matérielles disponibles. Dit en termes académiques, dans une économie monétaire, l’épargne s’ajuste à l’investissement, via le revenu supplémentaire que l’investissement engendre. Croire que l’investissement public pénalise l’investissement privé, surtout en période de récession où celui-ci se raréfie, revient à croire que moins la consommation privée et la dépense publique seront fortes, plus les entreprises privées investiront pour augmenter leurs capacités de production ! Autant croire que la terre est plate ou que les acheteurs viendront d’une autre planète.
(*) Jean-Marie Harribey, économiste (université Bordeaux IV), est membre d’Attac et de la Fondation Copernic.
Dernier ouvrage : La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, LLL, 2013. Il est également co-auteur, notamment, de la Note de la Fondation Copernic : Un impôt juste pour une société juste, Syllepse, 2011.
Source : http://www.fondation-copernic.org/spip.php?article1003