Par Jean Shaoul
Ce dimanche 17 novembre, la capitale de la Libye, Tripoli, était pratiquement paralysée. La plupart des employés des entreprises privées, des écoles et des services publics ont fait grève, pour demander que les milices quittent la ville.
Un état d’urgence de 48 heures a été déclaré samedi. Tripoli a vu certains des combats les plus sanglants depuis la chute du colonel Mouammar Kadhafi en 2011, avec au moins 45 morts dans les manifestations de vendredi et samedi. Les résidents ont construit des points de contrôle et des barricades avec des objets en métal, en bois et des pneus pour protéger leurs quartiers.
Il y a une colère montante à la fois contre les intermédiaires islamistes des États-Unis qui ont servi à faire tomber le régime Kadhafi – ils ont utilisé l’extorsion, l’assassinat, les enlèvements et la torture pour s’enrichir – et contre le gouvernement du Premier ministre Al Zeidan.
Vendredi, la milice de Misrata a tiré sur des milliers de manifestants, dont des femmes et des enfants, tuant 43 personnes et en blessant plus de 500. Les manifestants appelaient le gouvernement à reprendre le contrôle des milices et marchaient en direction du quartier général des Brigades de Misrata à Ghargour. Les faibles forces du gouvernement central ne sont arrivées que bien après l’éclatement des violences.
Les témoins ont dit que des armes anti-aériennes ont été utilisées contre des manifestants pacifiques qui portaient des drapeaux et des pancartes. Sadat al-Badri – président du conseil municipal de Tripoli qui avait organisé la manifestation – a déclaré que les manifestants n’étaient pas armés et qu’on leur avait tiré dessus depuis l’intérieur du Quartier général de la milice.
Tahaer Basha Agha, chef de la milice de Misrata à Ghargour, a répliqué que les manifestants étaient armés et que des tireurs d’élite placés sur les toits ont ouvert le feu en premier, suggérant une action de la part d’agents provocateurs. Il a rejeté les appels à quitter la capitale avant que le Congrès général national (CGN) ait accepté une nouvelle constitution et qu’un nouvel état soit établi.
Au début, Zeidan disait que des manifestants armés étaient impliqués dans les heurts et que les forces de sécurité n’étaient pas intervenues « afin de ne pas compliquer la situation, » ce qui a causé une énorme colère. Il s’est ensuite rétracté et affirme maintenant que la marche de protestation était « pacifique. »
Par la suite, des hommes armés, dont une milice appelée les Boucliers de la Libye, sont arrivés, ont mis le feu au quartier général de la Brigade de Misrata et à ses alentours, et ont forcé celle-ci à se retirer.
Samedi, des heurts ont éclaté entre les milices locales et les Brigades de Misrata à Tajoura, une banlieue de Tripoli, où des renforts armés de Misrata ont tenté de pénétrer dans la ville par l’Est. Les combattants de Misrata ont attaqué des baraquements de l’armée, déclenchant des heurts durant lesquels une personne a été tuée et huit blessées.
Ces événements font suite aux heurts armés à Tripoli la semaine dernière entre milices rivales qui ont tué trois personnes et fait 20 blessés.
Ces événements soulignent l’isolement politique du gouvernement installé par Washington, son incapacité à contrôler les centaines de milices armées, ainsi que les problèmes politiques et économiques de plus en plus nets dans tous les domaines.
Le financement colossal des islamistes par l’Arabie saoudite, les états du golfe et l’OTAN pour faire tomber le régime de Kadhafi a laissé la Libye inondée d’armes et de milices lourdement équipées, ce qui a transformé le pays en une base pour les groupes terroristes de la région et en exportateur d’armes et de « djihadistes » vers la Syrie.
Cela a entraîné des heurts constants entre milices rivales constituées sur des bases ethniques ou tribales qui luttent pour des terres et des ressources. Certains membres de ces tribus vivant de l’autre côté de la frontière Sud au Niger et au Tchad, la violence s’est aussi répandue chez les voisins de la Libye.
Privé d’une véritable armée nationale, le gouvernement ne peut pas contrôler ses frontières, que les organisations criminelles qui font commerce de drogues, d’armes et d’Africains désespérés à la recherche d’un sanctuaire en Europe peuvent traverser avec impunité. Les vastes déserts de la Libye sont devenus un sanctuaire pour les filiales d’Al Qaïda qui fuient les forces françaises occupant le Mali.
La production de pétrole s’est effondrée de 1,6 million de barils par jour à 150 000, et les exportations sont tombées à seulement 80 000 barils par jour. Plus de 6,43 milliards de dollars de revenus ont été perdus en raison des violences, des grèves demandant des emplois et des salaires plus élevés, et du blocage des ports pétroliers par les milices. Cela menace la sécurité énergétique de l’Europe, la Libye étant le plus important fournisseur individuel de pétrole de l’Europe.
La ville de Benghazi à l’Est du pays, centre de l’industrie pétrolière, est fermée aux Américains, aux Britanniques et aux Français après l’assassinat de l’ambassadeur américain Chris Stevens en Septembre 2012. Le procureur militaire de la Libye, le colonel Youssef Ali al-Asseifar, a été tué dans l’explosion d’une voiture piégée en août dernier. Benghazi a créé un gouvernement autonome régional et annoncé la création de leur propre entreprise de vente de pétrole, la Libya Oil and Gas Corporation, pour court-circuiter Tripoli.
Des manifestants ont bloqué l’exportation de gaz libyen vers l’Italie, son seul client, pendant deux semaines, au niveau du complexe de Mellitah à 100 kilomètres à l’ouest de Tripoli, et ont également bloqué les exportations de pétrole qui venaient de cet endroit. Ils ont réduit les fournitures de gaz, ce qui a affecté le réseau électrique.
Le gouvernement est chargé de rédiger une nouvelle constitution avant la fin de son mandat le 7 février prochain et est confronté à un Congrès général national hostile. L’opposition dominée par les Frères musulmans a boycotté le CGN, comme l’ont fait plusieurs représentants des tribus minoritaires comme les Berbères, les Touaregs et les Toubous, en raison de désaccords sur la constitution et afin de faire tomber le gouvernement.
Cela a rendu impossible au gouvernement d’arriver à un accord sur le budget. Avec un quart de million de combattants à financer et répartis dans des centaines de milices incontrôlables, le gouvernement n’aura plus d’argent pour payer les salaires à la fin de l’année.
Le gouvernement n’est pas en mesure de fournir les services les plus élémentaires. Au moins un tiers des travailleurs disponibles n’est pas employé. Un million de partisans de Kadhafi sont en exil interne dans le pays, et des centaines de milliers de personnes ont cherché refuge à l’étranger.
Sous le drapeau du Mouvement du 9 novembre, des centaines de gens ont manifesté la semaine dernière à Tripoli et dans un certain nombre d’autres villes – demandant que le mandat du Congrès général national ne s’étende pas au-delà du 7 février, comme Zeidan l’avait indiqué, et appelant à des élections anticipées.
Cela a poussé Zeidan à lancer des mises en garde contre une possible « intervention des forces d’occupation étrangères» pour protéger les civils sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies parce que « la communauté internationale ne peut tolérer un état au milieu de la Méditerranée qui soit une source de violence, de terrorisme et de meurtre. » Le même prétexte avait été utilisé pour l’intervention de l’OTAN qui avait entraîné la crise en premier lieu.
La mise en garde de Zeidan présage un possible retour de l’OTAN en Libye. L’effondrement accéléré du régime fantoche de Zeidan réfute toutes les tentatives du gouvernement Obama de présenter la guerre de 2011 pour obtenir un changement de régime en Libye comme progressiste. Cette guerre n’a été ni une révolution, ni une lutte pour la démocratie, mais une aventure impérialiste sanglante dans laquelle les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France se sont alliés à des chefs tribaux de droite, des criminels et des bandits islamistes afin de faire tomber le régime de Kadhafi.
Si ces forces ont été applaudies comme « révolutionnaires » par des organisations de la fausse gauche comme l’International Socialist Organisation, le Socialist Workers Party britannique et le Nouveau Parti Anticapitaliste en France, elles menaient en fait une campagne de pillage de la Libye et se partageaient ses ressources avec les impérialismes américain et européen. Une révolution en Libye et dans la région ne pourrait se développer qu’à partir d’une lutte unifiée de la classe ouvrière et des masses opprimées d’Afrique du Nord contre l’intervention impérialiste et ses défenseurs de la fausse gauche.
L’Allemagne a dépensé 25 millions d’euros en Libye depuis l’automne 2011. L’essentiel de cette somme était consacré à la destruction des armes et des mines, et 3,2 millions d’euros sont allés aux ONGs pour « renforcer la démocratie et la société civile. »
La France interviendrait très probablement. La semaine dernière, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius a déclaré en marge d’une conférence sur la sécurité des frontières dans la région qui s’est tenue dans la capitale marocaine Rabat que la France envisageait de donner plus d’aide à la Libye pour lutter contre le terrorisme, y compris l’entraînement de plus de policiers. La France a déjà accepté d’entraîner 1000 policiers libyens à la lutte contre le terrorisme et prévoit d’en entraîner 1500 de plus.
Fabius a déclaré, « Notre action au Mali a été si spectaculaire. Nous devons continuer à être là, pour les Maliens, les Libyens et l’ensemble de la région. C’est trop important pour nous. »
Article original, WSWS, paru le 18 novembre 2013