Propos recueillis par Mouâd Salhi pour Investig’Action michelcollon.info

Investig’Action est allé à la rencontre de l’universitaire Salim Lamrani, spécialiste de Cuba pour la sortie de son nouvel ouvrage. Après « Cuba, ce que les médias ne vous diront jamais » et « État de siège, les sanctions économiques des États-Unis contre Cuba », il resurgit au devant de la scène avec « Cuba : Les médias face au défi de l’impartialité» (1). Lors de cet entretien, il revient entre autres sur la « mission » de certains médias dans la diabolisation de Cuba, sur la blagueuse Yoani Sànchez ainsi que sur le système social de l’île.

Les médias présentent Cuba comme un pays liberticide avec un système politique et économique archaïque. Comment analysez-vous cela ?

Les médias présentent une image caricaturale de Cuba et de ses dirigeants. Un abîme sépare les clichés primaires au sujet de ce pays de la réalité complexe de l’île. C’est d’ailleurs l’objet de mon dernier ouvrage intitulé Cuba. Les médias face au défi de l’impartialité. Les grands médias, qui appartiennent à d’importants conglomérats économiques et financiers dont le but est de préserver l’ordre politique, économique et social établi, sont incapables de neutralité ou d’objectivité vis-à-vis de Cuba, un pays qui remet en cause l’idéologie dominante, qui rejette l’accumulation au profit du partage, qui choisit la solidarité au lieu de l’égoïsme, qui préconise le collectif au détriment de l’individualisme et qui place l’humain au centre de son projet de société et non pas les intérêts des puissances d’argent.

Il est donc naturel que les défenseurs de l’ordre établi s’attaquent de la manière la plus féroce à Cuba, la stigmatisent, la vilipendent et la calomnient, tout en interdisant tout débat critique ou toute pluralité d’idées. La censure est extrêmement sévère en Occident dès lors qu’il s’agit de présenter un point de vue alternatif sur la Révolution cubaine qui entrerait en contradiction avec la pensée unique. Ici, le dogmatisme le plus absurde remplace les arguments. Il est en effet extrêmement aisé d’illustrer à quel point l’image de Cuba véhiculée par les médias est fausse, et j’espère en avoir fait la démonstration dans mon livre.

On vilipende tant Cuba car ce pays, malgré ses difficultés, ses contradictions, ses erreurs et ses vicissitudes, a valeur d’exemple. Il est la preuve qu’une société alternative basée sur le partage, la solidarité, l’altruisme, la culture, l’éducation, la santé, est possible et viable. Cuba est un antidote contre la résignation des peuples. Pourtant, Cuba dispose de ressources naturelles extrêmement limitées et est victime de sanctions économiques très sévères de la part des Etats-Unis depuis plus d’un demi-siècle. Malgré cela, la Révolution cubaine est l’illustration parfaite que l’Humanité n’est pas condamnée à l’humiliation et affirme haut et fort que la plèbe, les écrasés, les sans-grades – la cariatide, comme disait Victor Hugo – ont droit à une existence décente. Cuba revendique la dignité pour « les gueux, les peu, les rien, les chiens, les nègres et les maigres », pour paraphraser le magnifique poème de Léon Gontran-Damas.

Fidel Castro est-il un dictateur comme l’affirment certains médias ?

Les médias, en raison de leurs préjugés idéologiques et leur mépris à peine dissimulé pour les peuples du Sud, sont incapables de comprendre l’importance historique de Fidel Castro pour Cuba, l’Amérique latine et le Tiers-Monde. Depuis José Martí, le héros national cubain, aucun autre personnage n’a symbolisé avec autant de force les aspirations du peuple cubain à la souveraineté nationale, à l’indépendance économique et à la justice sociale comme Fidel Castro. C’est un discours qui peut surprendre en Occident en raison de la campagne de dénigrement systématique qui sévit dans les médias. Pourtant, c’est la vérité, même s’il en coûte aux zélateurs de l’idéologie dominante, souvent empêtrés dans leur culture coloniale et leur complexe de supériorité, de l’admettre.

La figure de Fidel Castro est un symbole de fierté, de dignité, de résistance et de loyauté aux principes pas seulement à Cuba, mais également dans toute l’Amérique latine et dans le Tiers-monde, car le leader historique de la Révolution cubaine –malgré toutes les horreurs qui se disent à son sujet – a pris les armes en faveur des opprimés et a revendiqué leurs droits à une vie décente. Il a renoncé à tous ses privilèges de classe – car il convient de rappeler que sa famille était l’une des plus riches de Cuba – pour défendre les sans-voix, abandonnés à leur sort et ignorés par les possédants.

Fidel Castro dispose d’une légitimité historique. Il a lutté contre la sanglante dictature de Fulgencio Batista les armes à la main lors de l’attaque de la caserne Moncada en 1953 et lors de l’insurrection dans la Sierra Maestra. Il a triomphé contre des forces supérieures en nombre et soutenues par les Etats-Unis. Dans un contexte d’une hostilité extrême, il a réalisé le rêve de José Martí d’une Cuba indépendante et souveraine. Il a édifié la société la moins injuste du monde, même si elle reste imparfaite comme toute œuvre humaine. Il a osé affirmer que le bonheur n’avait de sens que s’il était partagé par la majorité. C’est pour ces raisons que sa figure suscite respect et admiration à travers la planète. Cela est impardonnable pour ceux qui se considèrent comme les maîtres du monde.

Quoi qu’on puisse penser du système électoral cubain, Fidel Castro a été élu de 1976 à 2006. Avant cette date, il n’était que simple Premier Ministre et non pas Président. Aucun dirigeant ne peut rester à la tête d’un pays pendant trente ans, dans un contexte de guerre larvée avec les Etats-Unis, sans un soutien majoritaire du peuple. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de secteurs insatisfaits, critiques et déçus. Mais l’immense majorité des Cubains ont un grand respect pour Fidel Castro. D’ailleurs, les documents de l’ambassade des Etats-Unis à Cuba, révélés par Wikileaks, attestent de la popularité incontestable du leader de la Révolution auprès des Cubains. On a trop tendance à oublier cette réalité ou à faire semblant de ne pas la voir.

A-t-il commis des erreurs ? Bien entendu ! Que celui qui n’a jamais pêché jette la première ! La Révolution cubaine est l’œuvre de femmes et d’hommes. Elle est donc par définition imparfaite. Les Cubains ont toutes les vertus et les défauts de la condition humaine. Mais ils n’ont jamais eu la prétention de s’ériger en exemple.

 Un mot sur la blogeuse cubaine Yoani Sánchez. Les médias la présentent comme une femme courageuse qui dénonce les dérives du système. Qui est-elle vraiment ?

Je lui ai consacré un chapitre entier de mon livre. Yoani Sánchez est la principale figure de l’opposition cubaine qui a été créée de toutes pièces par les médias. C’est une jeune havanaise, assez intelligente pour comprendre qu’en intégrant l’univers de la dissidence et en réclamant l’instauration d’un capitalisme « sui generis » – pour reprendre ses termes –, elle tirerait grand profit de la situation. Alors que les opposants du monde entier du reste de l’Amérique latine sont ignorés par les grands médias, Yoani Sánchez est constamment sous le feu des projecteurs.

Elle a ouvert un blog en 2007 dans lequel elle décrit la réalité sous un angle assez sombre. A lire ses écrits, Cuba est l’antichambre de l’enfer et Fidel Castro, le représentant de Lucifer dans ce bas monde. Il est donc peu surprenant que la presse se fasse le relais de son discours et se délecte de ses déclarations. Néanmoins, il s’agit d’un personnage plein de contradictions. Par exemple, elle décrit Cuba comme l’enfer de Dante et pourtant choisit d’y retourner après avoir vécu deux ans en Suisse, l’un des pays les plus riches du monde. Son blog est traduit en près de 20 langues. Aucun autre site au monde, ni celui de l’Union européenne, des Nations unies, de la CIA ou du Département d’Etat ne dispose d’une telle diversité linguistique. Elle est invitée dans le monde entier pour donner des conférences et a recueilli d’innombrables prix tous financièrement rémunérés. Ainsi, depuis la création de son blog, Yoani Sánchez a obtenu près de 300 000 euros, ce qui équivaut à près de 25 ans de salaire minimum dans un pays comme la France, cinquième puissance du monde, et à plus de… 1500 années de salaire minimum à Cuba. Elle a été nommée représentante de la Société interaméricaine de Presse(SIP), qui regroupe tous les conglomérats médiatiques du continent, qui lui octroie un salaire mensuel de 6 000 dollars. Indéniablement, être dissident à Cuba est un juteux filon.

La dissidente ne représente pas les Cubains car très peu possèdent son train de vie et personne ne souhaite un retour au capitalisme. Les Cubains, y compris les catégories les plus insatisfaites de la population, veulent un socialisme plus efficace, avec moins d’interdits, mais sûrement pas un retour au capitalisme. Les Cubains sont abasourdis lorsqu’ils découvrent qu’en Espagne, les gens sont expulsés de leur logement et contraints de vivre dans la rue car ils ne peuvent plus payer le crédit de leur maison. Ils sont effarés de voir qu’il y a des dizaines de milliers de familles sans toit et des dizaines de milliers de logements inoccupés qui appartiennent aux banques. Pour eux, un tel système – auquel nous nous sommes malheureusement habitués – est absurde et ils ont raison. Tout cela est absolument impossible à Cuba car les citoyens ne le permettraient pas. La crise systémique capitaliste a plongé des millions d’Espagnols dans le désarroi le plus total, à tel point que plus de 3 000 personnes expulsées de leur logement se sont suicidées, sans que la presse daigne dire un mot sur ce drame terrible. Imaginez un peu si cela était arrivé à Cuba…

Enfin, les Cubains méprisent souverainement ceux qui reçoivent des subsides de l’étranger pour dire du mal de leur pays. En réalité, de puissants intérêts liés aux Etats-Unis se cachent derrière la figure de Yoani Sánchez.

Vous parlez également du système social à Cuba qui est connu pour son excellence. Quels sont les chiffres ?

Les médias évoquent souvent l’échec que constituerait le système cubain, sans jamais citer de chiffres. Les plus prestigieuses organisations internationales, de la Banque mondiale – oui, j’ai bien dit la Banque mondiale – à l’UNESCO, en passant par l’OMS, l’UNICEF, la CEPAL ou l’Union européenne reconnaissent l’excellence du système social cubain. Quelques chiffres illustrent cette réalité. Avant cela, il est nécessaire de rappeler que Cuba est une petite nation du Tiers-Monde sans grandes ressources et qu’elle est victime d’un état de siège économique de la part de Washington depuis 1960.

Malgré tous ces obstacles, Cuba dispose de l’espérance de vie la plus élevée et du taux de mortalité infantile le plus bas du Tiers-Monde. Il est même plus bas que celui du Canada ou des Etats-Unis. Le taux d’alphabétisation est similaire à celui des pays les plus développés. Selon une étude de l’UNESCO, les élèves cubains disposent de deux fois plus de connaissances que leurs camarades latino-américains.

Au niveau de la santé, Cuba dispose du plus grand nombre de médecins par habitant au monde. En chiffres absolus, Cuba dispose de deux fois plus de médecins que le Royaume-Uni pour une population quatre fois inférieure. Chaque année, plus de 10 000 médecins sont formés à Cuba, dont la moitié provient du Tiers-Monde. Tout cela, sans que cela leur coûte un seul centime ! Selon l’UNICEF, Cuba est le seul pays du Tiers-monde où la malnutrition infantile n’existe pas. C’est un exploit extraordinaire, souvent méconnu du grand public ! Le pays a développé une industrie biotechnologique de pointe et a créé des dizaines de vaccins. Qui sait que le premier vaccin au monde contre le cancer du poumon est un vaccin cubain ?

Au niveau international, près de 40 000 médecins cubains et autres collaborateurs de santé travaillent gratuitement dans les zones rurales des pays du Tiers-Monde. Cette solidarité, unique au monde, est totalement ignorée par les médias. Grâce à l’Opération Miracle lancée par Cuba, une mission humanitaire qui consiste à opérer les personnes sans ressources atteintes de cataractes et autres maladies oculaires, plus de 2 millions de personnes du monde entier ont pu retrouver la vue. Le programme d’alphabétisation cubain Yo, sí puedo a permis à plus de 5 millions de personnes de 30 pays différents d’apprendre à lire, écrire et compter.

Qui sait que Cuba est le seul pays au monde à avoir atteint un développement durable ? C’est ce qu’affirme la WWF, la plus importante organisation de défense de l’environnement. Je pourrais multiplier les exemples. C’est d’ailleurs le chapitre le plus important de mon livre.

Source : http://www.michelcollon.info/Salim-Lamrani-Cuba-est-un-antidote.html

(1) Cuba. Les médias face au défi de l’impartialité. Préface d’Eduardo Galeano. Paris, Editions Estrella, 2013