Par Dominique Béroule
5ème et dernier épisode: « Happy together » (chanson célèbre, 1967)
En ce début d’été 1976, une canicule d’ampleur exceptionnelle asséchait les basses terres de l’Europe occidentale. Mais dans une haute vallée du Massif de la Vanoise, l’air s’ingurgitait toujours comme une boisson fraîche. En fin d’après-midi, à mesure que progressaient nos pas lents vers encore plus de fraicheur, la fatigue commença à l’emporter sur la promesse d’un refuge et d’une table partagée. Même les plus résistants à l’effort se laissèrent gagner par une lassitude muette, seulement parfois égayée du sifflement des marmottes. En même temps que le sentier abandonnait la rude montée pour devenir balcon, le paysage s’ouvrit sur notre droite, donnant l’occasion d’une courte halte. Les yeux quittèrent un moment l’horizon habituellement restreint au bout de nos chaussures, pour s’élever vers le décor alentour. La surprise était de taille. Majestueux, étincelant, gigantesque sur fond de ciel bleu, le glacier de la Grande Motte méritait vraiment son nom, cette année-là.
Aujourd’hui, presque quatre décennies après cet instant d’émotion, l’offrande de la nature aux randonneurs a perdu beaucoup de sa générosité. L’épaisse couverture blanche que formait le glacier s’est en effet relevée sur un lit de mornes moraines. Encore quelques saisons chaudes, et le regard glissera sans s’attarder sur ce versant de montagne gris ; la fatigue ne connaîtra plus alors de répit. Une merveille planétaire, récompense « gratuite mais qui se mérite », aura disparu, altérant la suite de plaisirs modérés et de peines légères qui rythment la randonnée en montagne. Evidemment, pour remplacer un spectacle naturel qui régalait les yeux et encourageait les jambes, on pourra s’offrir une boisson énergisante, éventuellement accompagnée de pilules euphorisantes. Quelqu’un aura peut-être la satisfaction personnelle, éphémère et futile, d’arriver le premier au refuge. Lorsque l’accès en sera bitumé, un maillon d’une chaîne internationale de fast-food viendra sans doute occuper cet ancien lieu d’escale conviviale, toujours imprégné d’un parfum de fondue savoyarde. Par la suite, pour aider la station de ski estival du versant opposé, une batterie de canons à neige s’attaquera superficiellement à la fonte du glacier. Les plaisirs de la découverte, de la contemplation et de la convivialité auront ainsi trouvé des substituts artificiels… comme d’habitude. Comme souvent, les défauts émergeant de l’artificialisation du monde seront masqués temporairement par une couche supplémentaire d’artificiel, une tendance responsable de la diminution de sources potentielles de bien-être pour l’humanité. Les beautés de la Nature sont dégradées, parfois involontairement, ou bien privatisées, toujours volontiers : En cours de suppression, leur existence ou leur accès gratuit. Des exceptions sont notables, telle la Loi Littoral de 1986, ou encore l’établissement de Parcs Naturels, qui protège des territoires de l’artificialisation et de la privatisation (mais pas du réchauffement climatique).
Pour satisfaire la nécessité d’une offre surabondante dans le modèle dit ‘productiviste’, les gadgets individuels se multiplient, à coup d’innovations ponctuelles, non de progrès global : En cours d’extinction, les outils partagés et les services publics, au faible impact sur la planète et permettant d’être en compagnie des autres. Conditionné, sélectionné, l’individu se retrouve dans une « boite » qui l’emploie pour une tâche spécialisée, sans autre variété que celle apportée éventuellement par une escalade dans la hiérarchie: Bienvenue à l’ennui au travail. A quand la retraite ? Si le chemin emprunté varie peu, des salaires en rythment le cours, et une pension de retraite est promise avant son issue fatale. Cette récompense matérielle périodique s’avère efficace, quoiqu’extrêmement variable d’une personne à l’autre : Bienvenue à une réelle injustice, à la frustration éventuelle et au conflit potentiel. C’est ainsi que les gens de pouvoir tiennent les rênes d’une forme de démocratie moderne, par une compétition universelle pour plus de profit, impliquant une mise sous dépendance qui fonctionne chez les nantis comme chez les plus démunis. Puisque tout le monde ne bénéficie pas du même accès à cette forme de dopage institutionnel que constitue le salaire, il suffirait de s’en détacher pour fonder une société équitable, sans accumulation de richesses matérielles par quelques-uns au détriment de beaucoup [épisode 3].
Au-delà de l’instauration d’une quasi-égalité des revenus, fondée sur un strict cahier des charges de diverses tâches à partager par toutes et tous, une véritable révolution des mentalités devrait en toute rigueur passer par un renoncement à la transmission de richesses (ou parfois de crédits impayés) à ses descendants. Lorsque le bilan matériel d’une vie est positif, sa transmission héréditaire est considérée comme un acte naturel et généreux, s’accompagnant de la satisfaction inavouée de se perpétuer au-delà de notre finitude. Chacun est convaincu du bien-fondé du legs, quelles que soient ses orientations ou aversions religieuses. Pourtant, l’objectif de chaque parent ne devrait-il pas plutôt être de léguer à ses enfants une éducation, voire une culture qui ne soit pas celle du « Chacun pour soi », ni de « Chaque confrérie pour elle-même », ni de « Chaque pays pour lui-même ».
Entre ces deux pôles que forment d’un côté l’individu et de l’autre la collectivité, un équilibre reste à trouver et à transmettre, qu’aucune démocratie ne semble encore avoir proposé ni expérimenté. Une fois poussé le verrou du dopage généralisé, nous devrions pouvoir fournir en héritage aux générations futures un trousseau de clés : celles de leur épanouissement personnel, en synergie avec celui de leurs collectivités… pour la régénération du glacier de la Grande Motte.
Préserver le cerveau du dictât de l’immédiat
Le dopage généralisé n’est pas équivalent à une toxicomanie car il n’engendre pas directement de déséquilibre physiologique. Par contre, l’utilisation compulsive du téléphone portable, l’abus de jeux informatiques interactifs, la vision répétitive de messages publicitaires… tout ce qui procure des récompenses immédiates, favorise certainement les circuits courts du cerveau, aux dépends de sa capacité de planification. Quand on sait que l’impulsivité mobilise des structures cérébrales nécessaires dans un environnement peu protégé et grégaire [épisode 2], une civilisation évoluée développerait plutôt dans le cerveau de ses acteurs les facultés de concentration et de création, au moyen d’activités constructives, de nature artistique et culturelle.
Plutôt que d’offrir l’instant au réflexe, donnons-nous le temps de la réflexion, en particulier pour prendre des décisions consensuelles, comme alternative au suffrage majoritaire.
Vers des collectivités locales d’individus
Le dopage mondialise ses effets nocifs à long-terme, visibles dans l’augmentation des inégalités et dans certaines atteintes environnementales [épisode 4]. Alors, commençons par pousser le verrou qu’il représente vers une société vraiment égalitaire et aussi durable que son environnement. La clé à utiliser ensuite porte un nom, celui de ‘relocalisation’. Cette clé ouvre un local intégrant le logement, le travail, les petits commerces, les sites de production agricole et artisanale, sans oublier les services publics. Des énergies renouvelables y sont créées par des dispositifs distribués dans l’habitat : à chaque quartier ses petites éoliennes, ses panneaux solaires, son réservoir hydroélectrique en amont, rempli grâce aux équipements précités, et produisant de l’énergie consommée avec sobriété quand le vent et le soleil viennent à manquer. Chacun de ces îlots réserverait aux visiteurs nomades une zone d’accueil et d’échanges, ainsi qu’une participation aux activités locales. Une assemblée de représentants temporaires agirait au niveau de l’Etat comme un régulateur des échanges entre toutes ces entités, autonomes au moins sur les plans alimentaire et énergétique.
Vivre plusieurs vies uniques
Si l’esprit de compétition et la perspective d’une augmentation de salaire ne sont plus les moteurs de l’action, par quoi les remplacer ? Une autre clé connue se nomme ‘émulation’, sentiment rayonnant d’individus comblés par leur présence au monde et donnant envie de leur ressembler. Il y aurait aussi la clé du soutien d’initiatives individuelles par la collectivité, et surtout celle de la variété des activités proposées à chaque personne, travaillant en binôme pour l’éveil mutuel, sans hiérarchie établie, en une alternance de tâches d’entretien, d’enseignement, de gestion, de construction, d’animation, d’agriculture, de soins, d’artisanat,… Au-delà du moyen universel de subsistance que procurerait par exemple une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, proposition charitable fondée sur la référence-argent, l’attribution solidaire d’au moins une tâche à chaque citoyenne et citoyen leur apporterait l’essentiel : une existence.
Au cours de l’histoire récente, des crises économiques se sont dissoutes dans la guerre, la pire issue qui soit. En prévention de ce désastre annoncé, il conviendrait de prendre sereinement mais fermement ses distances avec le monde de la finance, en osant l’impensable : effacer les dettes publiques des états, forcés actuellement à des réformes structurelles dont bénéficie essentiellement le secteur privé. Il ne faudrait évidemment plus ensuite compter sur des prêteurs privés. Tant mieux : Vive le crédit public solidaire sans intérêts. Une rupture irréversible avec le dopage économique apporterait la garantie d’un ‘Aller-sans-Retour’ vers une vraie re-évolution. Tant mieux, car le bonheur collectif et individuel est ailleurs. Il est dans l’alternance équilibrée d’efforts partagés et de récompenses non destructives, dans la découverte d’une variété de chemins, en avançant sans moteur parmi les marmottes, les bouquetins, et les grands glaciers généreux.
Le bonheur est dans la randonnée.