Sous la double présidence Fox (2000-2006) et Calderón (2006-2012), le Mexique a rejoint le rang des dix pays les plus dangereux au monde pour les journalistes et, au-delà, pour les acteurs de l’information. Quatre-vingt huit ont perdu la vie et dix-sept autres ont disparu en une décennie dans un contexte de faillite de l’État de droit et d’impunité quasi absolue. Ce sinistre bilan inclut six victimes – quatre assassinés et deux disparus – recensées depuis le début de l’année, après le retour au pouvoir du Parti de la révolution institutionnelle (PRI). L’offensive fédérale contre le narcotrafic de la présidence Calderón, qui fit plus de 60 000 morts, a officiellement pris fin il y a près d’un an. “Officiellement”, car la terreur et l’impunité perdurent et l’autocensure – sinon la censure – ont gagné du terrain. Par souci de se protéger ou face aux pressions, les journalistes et leurs médias tendent à leur tour à minimiser la violence dont ils sont également victimes. Cette problématique nouvelle ressort de récents témoignages recueillis par Reporters sans frontières auprès de journalistes et de leurs proches issus de quatre États de la Fédération.
Veracruz
Lors des élections locales du 7 juillet 2013 dans l’État de Veracruz, pas moins de quatre anciens journalistes se sont présentés comme candidats. Or pas un seul n’a évoqué dans sa plateforme la protection de leurs collègues restés en activité, dans un État qui compte depuis 2010 neuf tués et trois disparus. Investi gouverneur à cette date, Javier Duarte est devenu en avril dernier le lauréat d’un curieux prix récompensant ses “efforts pour garantir le plein exercice de la liberté d’expression”.
Le silence généralisé autour de ces affaires s’explique en partie par le contrôle que le gouvernement exerce sur les médias. Bien rares sont ceux qui osent le rompre, dans les journaux en ligne ou sur les réseaux sociaux. Victime d’une agression le 18 mai 2013, Luz María Rivera, déplore le fait qu’il “existe une censure et une autocensure encouragées par la peur”. La directrice du journal en ligne El Mercurio a dû changer plusieurs fois de domicile afin de ne pas mettre en danger sa famille. “Pour les médias de Veracruz, la disparition de Sergio Landa n’a jamais eu lieu”, abonde son confrère du Diario Cardel, Jesús Olivares.
La censure, les lacunes dans les enquêtes policières et la lenteur du système judiciaire favorisent l’impunité. Après deux ans d’investigation, les auteurs de l’assassinat du journaliste Miguel Angel López Solana, de sa femme et d’un de ses fils, restent introuvables. Les preuves manqueraient, aux dires des autorités, alors que des informations cruciales sont absentes du rapport de police : il n’est cité nulle part que le journaliste avait été victime de menaces depuis 2007, jusqu’aux semaines précédant son assassinat. Aucun article de la victime susceptible d’étayer la piste professionnelle ne figure non plus au dossier. D’après le ministère de la Justice de l’État, les commanditaires présumés appartiendraient au groupe paramilitaires des Zetas et seraient morts. L’enquête a été classée “jusqu’à la production éventuelle de nouveaux éléments”.
Oaxaca
Depuis la prise de fonctions en 2010 de Gabino Cue Monteagudo comme gouverneur de l’État d’Oaxaca, plus d’une cinquantaine d’enquêtes préliminaires sur des attaques envers des journalistes et des médias ont été ouvertes par le ministère de la Justice de l’État. Nombre d’entre elles sont attribuées à des personnalités dépositaires de l’autorité publique (policier, politiciens) ou à des entrepreneurs locaux dont certaines informations menacent les intérêts.
Territoire jusqu’alors moins touché par les effets dévastateurs de l’offensive fédérale, Oaxaca connaît actuellement une aggravation de sa situation sécuritaire, en raison d’une hausse récente des crimes liés au trafic de drogue. Cette réalité expose les journalistes à davantage de risque et ne favorise pas une solidarité interne déjà fragile.
Pour Ismael San Martín, directeur du journal Noticias, l’assassinat, en juillet dernier, d’Alberto López Bello “n’avait rien à voir avec son sa profession, et le journal pour lequel il travaillait [El Imparcial] savait qu’il était ‘impliqué’”. Le terme d’“implication” renvoie ici à d’éventuelles connexions de la victime avec le narcotrafic, dont le directeur de journal ne précise pas la nature. Un ancien collègue d’Alberto López Bello, qui préfère garder l’anonymat, estime au contraire que “sa mort pourrait être liée à son travail, car il en savait trop”, en particulier sur les liens entre la police et les cartels. Alberto López Bello avait notamment mis en cause l’officier Lorenzo Eduardo Lopez dans des affaires de corruption, d’exécutions sommaires et de séquestrations. Dans un article daté du 27 juillet 2013, le journal Noticias demandait ouvertement qu’une enquête soit aussi diligentée sur Jacobo Israel Guzmán Hernández et sur Fernando García, anciens directeurs de l’Agence étatique d’investigation (AEI), pour leur présumée implication dans l’assassinat d’Alberto López Bello.
Malgré le retentissement de l’assassinat du journaliste, l’enquête n’avance pas et aucune aide n’a été apportée à ses proches, contraints de quitter temporairement Oaxaca. “Personne ne nous a contacté après l’assassinat d’Alberto, ni le gouvernement ni la direction d’El Imparcial, alors qu’ils nous avaient promis de l’aide”, nous confie l’un d’eux.
Imprégné de cultures indigènes, l’État d’Oaxaca est aussi le lieu de conflits sociaux récurrents entre les communautés et les autorités locales. Dans un tel contexte, la répression cible très souvent les défenseurs des droits de l’homme et le personnel des radios communautaires. Les menaces et confiscations de matériel qui ont frappé la rédaction de Radio Totopo, en mars dernier dans la région de Juchitán, illustrent les persécutions subis par des médias de structure associative et sans but commercial, qui attendent souvent depuis des années l’obtenir une licence de diffusion.
Criminalisées à Oaxaca comme dans de nombreux États de la Fédération, les radios communautaires restent tenus à l’écart du débat concernant leur régulation. « A Oaxaca, il y a actuellement une initiative de loi de réglementation spécifique pour les médias indigènes et communautaires. Il faut absolument que les radios communautaires prennent part au débat. L’un des défis majeurs est leur reconnaissance par les autorités, et leur participation au projet de loi serait un pas dans cette direction », souligne Sócrates Vázquez García , de la branche mexicaine de l’Association mondiale des radios communautaires (AMARC).
C’est au plus fort d’un conflit opposant les mouvements sociaux à l’administration de l’ancien gouverneur d’Oaxaca Ulises Ruiz Ortiz, qu’est tombé sous les balles de la garde rapprochée de ce dernier le journaliste alternatif et cameraman d’Indymedia Brad Will, le 27 octobre 2006. Sept ans plus tard, l’enquête n’a connu aucune avancée significative.
Michoacán
A l’aube du 14 août 2013, dans la ville d’Aquila, située dans la partie côtière du Michoacán, l’armée et les forces de sécurité ont procédé à l’arrestation de quarante-cinq membres présumés d’un groupe de civils armés. Ces groupes “d’autodéfense” ont surgi en mars 2013, officiellement dans le but de lutter contre le crime organisé. Angel Elías Méndez Morales, directeur du journal local Entérese et collaborateur de plusieurs médias régionaux, était présent au moment du coup de filet.
Bien qu’identifiés d’emblée auprès des militaires comme des habitants de la commune, le journaliste et l’un de ses collègues ont subi l’attaque d’un groupe d’autodéfense. Cibles de jets de pierres pierres, les deux hommes ont vu leur véhicule saccagé et leur matériel confisqué. Empêchés de sortir de la ville par leurs assaillants, ils ont été obligés de se cacher sans eau ni nourriture pendant une grande partie de la journée. Alertées par Reporters sans frontières, les autorités ne sont venues que tardivement à leur rescousse. “Après tout ce qu’il s’est passé, je me suis mis à réfléchir et je pense que je dois m’occuper de moi et de ma famille”, a confié, résigné, à l’organisation Angel Elías Méndez Morales.
C’est dans l’État du Michoacán qu’a été déclenchée en 2006 l’offensive fédérale contre le narcotrafic à l’initiative de l’ancien président Felipe Calderón, originaire du lieu. Quatre journalistes ont disparu dans cette région entre 2006 et 2010. Des indices désignaient à chaque fois les forces de l’ordre, d’où un enlisement systématique des enquêtes.
Zacatecas
Réunis récemment devant les bâtiments du ministère de l’Intérieur (Secretaría de Gobernación) à Mexico, huit journalistes de Zacatecas ont dénoncé la violence régnant sur ce territoire et les manœuvres de censure attribuées au gouvernement de l’État. L’un d’eux, Horacio Zaldivar Espino, directeur de l’agence ABZ Noticias, a rappelé que plus d’un millier de personnes ont été assassinées ou enlevées depuis le début de l’année 2013 mais que les autorités refusent de voir apparaître ce type d’informations.
Horacio Zaldivar Espino a évoqué les intimidations dont son collègue Alfredo Valadez Rodríguez et lui-même ont été victimes après avoir dénoncé auprès du quotidien national La Jornada le bilan des affrontements entre groupes criminels. Les autorités ont aussitôt démenti ces révélations et ont mené une campagne hostile contre certains journalistes locaux. Menacé par téléphone, Horacio Zaldivar Espino a assuré que ces appels provenaient d’une zone de communication réservée au gouvernement local. D’autres journalistes, requérant l’anonymat, ont confirmé à Reporters sans frontières avoir fait l’objet de chantage à la publicité pour leur média s’ils continuaient de publier des informations nuisibles à l’image de l’État de Zacatecas. Le 13 mars 2013, le gouvernement et certains journaux locaux ont signé l’accord “Pour notre image” (“Por nuestra imagen”) limitant la couverture d’événements sanglants. La délégation des journalistes de Zacatecas a, à ce titre, interpellé le gouvernement fédéral, que d’aucuns soupçonnent de minimiser également l’état réel de la violence dans le pays.