Par CADTM Colombie

Les manifestations et actions de protestation des agriculteurs en Colombie sont sur le point d’atteindre les deux semaines. Dans un pays historiquement caractérisé par l’abandon et le manque de soutien au développement des zones rurales, les paysans ont décidé le 19 août 2013 de sortir et de protester sur les routes de toute la Colombie. Les manifestations ont rassemblé un groupement de divers secteurs et régions du pays, des producteurs de pommes de terre à Boyacá, en passant par les producteurs laitiers à Nariño, jusqu’aux producteurs de riz et de tomates à Huila.

Même si les problèmes de chacun de ces secteurs ont des caractéristiques spécifiques, il existe une série de points communs entre eux. Parmi ceux-ci se trouvent la difficulté de concurrencer les produits importés à bas prix qui entrent dans le pays grâce à l’Accord de libre-échange (ALE) signé avec les Etats-Unis, l’appréciation du taux de change, les coûts élevés des intrants et des engrais, ainsi que le manque de soutien du gouvernement au secteur agraire sous forme de formation technique, de crédits et de subventions. Pris ensemble ces éléments montrent qu’au-delà d’un problème conjoncturel, la problématique de la campagne colombienne est de nature structurelle. En ce sens, les protestations répondent à la maturation d’un conflit social et économique de longue date.

Face à cette situation le gouvernement a adopté un discours dissocié de la réalité. Dans un premier temps, une semaine après le début de la grève, le Président Santos a nié l’existence même de celle-ci. C’est seulement devant la recrudescence de barrages routiers et de dénonciations d’abus de la force de la part de la Police Nationale que le Président a retiré ses affirmations. Ainsi, en l’espace de trois jours, nous sommes passés d’une situation où le discours officiel du gouvernement niait l’existence de problèmes, à une situation où il reconnaissait une crise généralisée du secteur agricole.

Les réponses apportées par le gouvernement ne différent pas beaucoup de son discours. Plutôt que de proposer une refonte générale de la politique dans le secteur agraire, le gouvernement se limite à appliquer des remèdes de court terme qui, en fin de compte, ne font que prolonger l’agonie des paysans colombiens qui vivent au jour le jour des produits de la terre. Dans le cas de l’ALE, le gouvernement propose la mise en place de mesures de sauvegarde temporaires qui permettent d’augmenter les droits de douane sur une série de produits agricoles. Il propose également l’élimination de droits de douane sur les intrants afin de réduire les coûts de ceux-ci. Enfin, comme ce fut le cas pour les producteurs de café, le gouvernement a proposé la mise en place de subsides destinés à maintenir des prix minimums pour les producteurs.

Si ces propositions permettent de soulager de manière immédiate le sort des agriculteurs colombiens, le fait est que le gouvernement n’est pas en mesure de maintenir ce régime de subventions et de protection au-delà de quelques mois. Cela est dû au cadre institutionnel associé à l’adoption de l’ALE par le pays. L’élimination des droits de douane sur les produits agricoles adoptée lors de la signature de l’accord en question est permanente. En raison de ce changement, il y a eu une augmentation sans précédent des importations de produits alimentaires en Colombie. Entre 2012 et 2013, la première année d’entrée en vigueur de l’ALE, les importations de produits agricoles en provenance des États-Unis ont augmenté de 70% |1|.

Pour réduire l’entrée d’importations, le gouvernement a proposé l’usage de mesures de sauvegarde. Dans les régulations de l’ALE celles-ci permettent d’augmenter temporairement les droits de douane lors de situations exceptionnelles comme celles qu’est en train de vivre le pays actuellement. Cependant, elles ne peuvent être utilisées qu’entre 1 et 3 ans, avec renouvellement nécessaire la deuxième année. Au-delà de la troisième année, l’utilisation de ce type de mécanismes est interdit par l’accord |2|. Cela signifie que de futurs gouvernements ayant un intérêt dans la protection de la production nationale au moyen de changements dans la politique douanière du pays se verront contrecarrés par les restrictions imposées par l’ALE. Dans un tel cas, les producteurs nationaux mais aussi la souveraineté alimentaire du pays se trouveront de nouveau vulnérables face aux importations d’aliments.

L’appréciation du taux de change du peso colombien au cours des dernières années place les producteurs nationaux en sérieux désavantage en abaissant artificiellement le coût des importations. Les principaux facteurs derrière cette dynamique sont l’entrée massive de capitaux dans le pays associés à l’activité du secteur minier ainsi que de capitaux “hirondelles” cherchant à bénéficier du différentiel de taux d’intérêt. La seule réponse du gouvernement à cette situation a été la stérilisation des flux de capitaux par l’émission de dette à court terme. Au cours des deux dernières années, cette stratégie a coûté au gouvernement près d’un milliard de dollars, sous forme de pertes enregistrées par la Banque de la République, en échange d’une diminution de la poursuite de l’appréciation de la monnaie mais non de son élimination. Face à cette politique l’alternative est l’implémentation de contrôles de capitaux, comme cela s’est déjà fait par le passé dans le pays. Cependant, comme dans le cas des sauvegardes, le pays ne peut pas utiliser ce mécanisme en raison des restrictions imposées par l’ALE, lesquelles interdisent ce type de contrôles. Ainsi, le taux de change du peso colombien reste soumis aux aléas de la spéculation financière et avec lui, le sort des producteurs nationaux.

Le coût des intrants et des engrais est un cas semblable à ce qui se passe avec les sauvegardes et les contrôles de capitaux. Le problème clé dans ce domaine est la concentration dans la structure de marché. La raison pour laquelle, en Colombie, les prix des fertilisants peuvent atteindre 25 à 35% de plus que les prix internationaux est liée au fait que seules quatre sociétés contrôlent entre 80 et 90% du marché dans le pays |3|. La baisse des tarifs douaniers, dû aux restrictions phytosanitaires et de qualité de l’ALE, maintiendront cette structure et ne feront que changer les fournisseurs. Cela est dû au fait que les restrictions phytosanitaires et de qualité exigent l’utilisation de semences et d’engrais certifiés. Ceux-ci sont fournis par les grandes entreprises de l’agrobusiness comme Monsanto, lesquelles obligent les agriculteurs à acheter des paquets technologiques complets. Pour les producteurs qui résistent à ce régime de production, ils prennent le risque de voir leurs cultures et semences détruites, comme le montre le documentaire 9,70 |4|.

Enfin, en ce qui concerne les subventions, elles représentent peut-être la pire alternative disponible. Compte tenu de l’absence de protection et de soutien à l’agriculture de la part du gouvernement, les subventions atténuent seulement de manière temporaire le caractère structurel de la faible productivité d’une grande partie du secteur agricole en Colombie. De manière générale les subventions ont tendance à profiter à l’agroindustrie dans le pays (laquelle dispose d’un accès facile au crédit par sa taille et de niveaux élevés de productivité), sans servir de manière stratégique à améliorer les conditions de production et de vie des petits et moyens paysans vivant de récolte à récolte.

Face à cette situation il faut une augmentation significative des ressources que le pays destine, non à subsidier sinon à investir, dans le développement des capacités et du potentiel de l’agriculture du pays, à travers la technification et la spécialisation productive de l’économie paysanne. Cependant, un regard sur le budget national révèle un état de fait assez différent. Alors que dans le budget 2013 les ressources allouées au secteur agricole étaient de 3,7 billions de pesos (1,9 milliards de dollars), en 2014 il recevra 2,1 billions de pesos (1,1 milliards de dollars). Cela représente une diminution de 43%, justement l’année où – en plus de l’ALE avec les Etats-Unis – devrait entrer en vigueur l’ALE avec l’Union Européenne.

Il n’y a pas que le secteur agricole qui voit sa participation réduite, la structure générale du budget colombien montre le peu d’attention que reçoit la campagne. Les ressources du secteur représentent 1% du budget total de 2014. En comparaison, le secteur de la Défense, essentiellement la Police et de l’Armée Nationale, recevra 27,7 billions de pesos (14,5 milliards de dollars), soit 14 fois les ressources destinées à l’agriculture. Plus grave encore, tandis que les agriculteurs protestent et manifestent contre l’oubli de l’État, le gouvernement destine 44,7 billions de pesos (23,3 milliards de dollars) au paiement de la dette, soit 23 fois plus de ressources que pour l’agriculture. En additionnant les ressources destinées au remboursement de la dette et au secteur de la défense, celles-ci représentent 37% des ressources totales du budget de 2014. Ce chiffre est l’équivalent des ressources destinées à l’agriculture, l’éducation, la santé, l’inclusion sociale, les transports et le logement.

Les chiffres montrent clairement qu’au lieu de chercher à résoudre de manière structurelle les problèmes de la campagne colombienne, le gouvernement cherche des solutions à court terme lui permettant de se positionner en vue des élections qui auront lieu dans le pays au cours du premier semestre 2014. Le coût de cette stratégie nécessite d’être pesé non seulement face à la future résurgence des mêmes problèmes qu’affronte aujourd’hui le secteur agricole, mais plus important encore, face à une possible conclusion positive des dialogues de paix qui se tiennent à la Havane. Devant l’opportunité historique de parvenir à une solution négociée au conflit armé, la Colombie ne peut pas se donner le luxe de continuer à ignorer les tensions sociales et économiques qui ont donné lieu à la période de violence qui dure déjà depuis plus de 60 ans. Apparemment, la rue et les peuples de Colombie, et en particulier leur capacité à continuer à faire pression sur le gouvernement pour des changements, ont le dernier mot à ce sujet.

Traduction : Jérémie Cravatte.

Notes

|1| Sénat de Colombie, « Les chiffres confirment que la Colombie est la grande perdante de l’ALE avec les Etats-Unis”, disponible ici : http://www.senado.gov.co/sala-de-pr…

|2| Kruger, P., Denner, W., Cronje, J., (2009), “Comparing Safeguard Measures in Regional and Bilateral Agreements”, ICTSD, Issue Paper No. 22, disponible à : http://www.felixpena.com.ar/601E3B3…

|3| El Espectador, “Colombie, championne mondiale du prix de fertilisants”, disponible à : http://www.elespectador.com/noticia…

|4| Ce documentaire montre le cas d’un groupe de producteurs de riz du département de Huila qui se voient forcés de détruire leurs semences dans le cadre des lignes directrices de l’ALE avec les États-Unis. Voir Documental 9.70 de Victoria Solano, disponible ici : http://www.youtube.com/watch?v=kZWA…

Source : http://cadtm.org/La-rue-et-les-peuples-ont-le