Par Maha Abdelhamid (*)
Les Noirs, qu’ils soient issus de descendants d’esclaves, d’autochtones ou de migrants, ont toujours été à la marge de la société tunisienne. Depuis l’abolition de l’esclavage (1846 et 2ème abolition en 1890), il n’y a pas eu de changement remarquable de l’image et du « statut » ou plutôt de la situation des Noirs dans l’imaginaire des Tunisiens et la sphère tunisienne en général.
De plus, en termes économiques et sociaux, sans même parler du politique, les Noirs sont restés marginaux et écartés voire même discriminés. Si par exemple on parle de pauvreté, les plus pauvres en Tunisie sont les Noirs. D’ailleurs la majorité n’est propriétaire ni de terres ni de maisons…
Je pose une simple question : comment expliquer cette absence remarquable des Tunisiens noirs du paysage médiatique, culturel, artistique, politique, depuis Bourguiba jusqu’à nos jours ? Pensez-vous qu’il n’y a pas de Noirs compétents qui peuvent accéder à des postes clés ou a des postes de haut niveau ? S’il vous plaît, ne citez pas deux ou trois exemples de Noirs qui sont devenus de grands cadres… Je parle d’une tranche de la population qui représente plus de 15% des Tunisiens mais qui sont totalement invisibles sur la scène publique : paradoxalement, ils sont visibles parce qu’ils sont noirs au sein d’une population majoritairement blanche, mais aussi invisibles car on ne veut pas les voir et considérer leurs besoins et leurs droits…
Ce préjugé du manque de compétences des Noirs sera avancé par certains qui disent que les Noirs ne font pas de hautes études. Ils ont raison en un sens : on peut estimer aujourd’hui que plus de 80% des Noirs ne font pas d’études supérieures. La question est de comprendre pourquoi.
Qui est responsable de leur absence et de leur silence ainsi que de leur marginalisation ? En effet, il existe dans le sud des ghettos, des espaces qui sont quasi complètement déconnectés physiquement (mauvaise desserte par les transports) et économiquement du reste du pays, et où ne vivent presque que des Noirs. On retrouve cette situation dans d’autres régions du pays, mais dans le cas de ces ghettos il existe une triple marginalisation : physique, économique et « raciale ».
Qui est responsable de cette mentalité qui considère les Noirs comme des citoyens de second degré ? Nous sommes tous impliqués (l’Etat, les intellectuels, les médias, les chercheurs, le système, et bien sûr les Noirs eux-mêmes qui ont accepté cette situation inconsciemment ou malgré eux – les dimensions économique et financière jouent un rôle important : dans une famille modeste, la gestion du quotidien prend le dessus sur la revendication de reconnaissance et de droits dont elle ne connaît pas les démarches à suivre.
Est-ce que cette invisibilité des Noirs était volontaire de leur part ? Je pense ce n’est pas un choix mais une exclusion intentionnelle, consciente et voulue politiquement. Bourguiba était extrêmement intelligent pour comprendre que les Noirs constituent une partie fragile et marginalisée de la population, mais il n’en a pas tenu compte dans ses projets de développement ni dans ses discours. Il a combattu le « Arouchya », le machisme des hommes et il a soutenu les femmes, la classe moyenne et plus ou moins les pauvres. Mais il n’a jamais soutenu les Noirs (qui parlent pourtant l’Arabe tunisien, qui sont musulman s) alors qu’il était capable de comprendre les différentes composantes de la Tunisie et de comprendre la nature et les mécanismes du racisme et la discrimination contre les Noirs : Taffa edhaw 3al 7kaya. Lui-même avait de nombreux préjugés sur les Noirs. Il a raconté beaucoup d’anecdotes sur eux, comme de nombreux Tunisiens qui ne voient dans les Noirs qu’un sujet au service de quelqu’un ou comme un « chouchou » là pour faire rire.
Senghor était le meilleur ami wsif de Bourguiba. Ce dernier n’a jamais pu digérer le fait qu’un Noir comme Senghor soit si intelligent, si lucide et réalisant une telle performance politique, diplomatique et littéraire. Il le considérait comme « un Blanc dans la peau d’un Noir ».
Bourguiba a cherché à cacher son racisme envers les Noirs. Et ne dites pas qu’il a eu un ministre noir, Sahbani. Sahbani a toujours été sous ombre… Lui-même était « victime » de racisme.
Je pense que Bourguiba était aussi influencé par Ibn Khaldoun qui lui même dressé un tableau très péjoratif sur les Noirs et qui renvoie à l’image de l’anthropologie coloniale qui présente les Noirs africains comme bêtes et ne jouissant pas d’une intelligence humaine.
Si Bourguiba avait utilisé son éloquence et sa capacité à influencer le peuple tunisien pour parler des Tunisiens noirs comme une composante intégrale du peuple national, la situation des Noirs en Tunisie ne serait pas la même aujourd’hui. Au lieu de cela, il a agit farouchement contre les initiatives de revendications des droits des Noirs dans les années 1960. L’exemple de Slim Marzoug, écarté d’une manière injuste de la société, en témoigne. (Cf mon texte « Les histoires sous ombre : Slim Marzoug ou l’homme noir enfermé par Bourguiba»).
Je ne critique pas l’ensemble de la politique de Bourguiba, c’est en grande partie grâce à sa politique de démocratisation de l’école que je peux écrire ces mots aujourd’hui.
Aujourd’hui, la montée d’un mouvement noir mené essentiellement par des intellectuels et des Tunisiens noirs qui ont pu faire des études universitaires ou d’autres formations a permis de remettre en question les conditions d’existence des Noirs dans la société tunisienne et d’élaborer une critique en avançant des arguments , des preuves sociologiques, économiques et anthropologiques. Ces mobilisations surviennent cinq générations après la première abolition de l’esclavage en 1846.
Le déni du racisme aujourd’hui en Tunisie est très fort, alors même que les mots employés dans le langage courant pour parler des Noirs portent en eux ce racisme : wsif (esclave domestique), kahla (noir), mar3ouba (charbon). Il est fréquent d’entendre « 7atta el wesfan bdwa ytalbou » (Même les Noirs ont commencé à réclamer leurs droits !), « Konna nbi3ou we nechrou fikom bel kilou » (On vous a vendu et acheté au kilo), « 3bidna » (vous étiez nos esclaves), « vous n’êtes pas des Tunisiens » , « hakom t3ichou m3ana » (Vous vivez parmi nous tranquillement), « ena na3ti Benti lelwsif ? walla weldi yekhou Kahloucha ! » (Moi je vais marier ma fille à un esclave ?! Ou mon fils à une noire ?), « Je n’accepterai jamais que je sois représenté par un Noir au Parlement », …On ne parle pas de la non égalité de chance au travail.
Ces paroles sont la preuve frappante que le racisme en Tunisie a toujours existé et qu’il continuera à exister si on ne le combat pas.
L’intention de quelques partis ou régions à instrumentaliser la cause noire aujourd’hui, ne peut que me décevoir et de me rendre de plus en plus convaincue que le racisme en Tunisie est banalisé et que les actes et les mots racistes n’ont jamais perturbé l’esprit des Tunisiens. L’injustice résulte d’un manque de volonté d’analyser les faits et d’en comprendre la complexité, car tout simplement la société n’est, peut être, pas disposée à changer les choses.
(*) Maha Abdelhamid est doctorante en Géographie Sociale, à l’Université de Paris X-Nanterre-Ouest.