Par Thomas Coutrot, Pierre Khalfa, Jean Loye, membres d’Attac et de la Fondation Copernic.

La Cour des comptes exige des coupes d’urgence dans les dépenses sociales « , titrait Le Monde du 28 juin, qui redoublait en pages intérieures par cette précision :  » La Cour des comptes exige des mesures d’urgence « . Ces titres résument parfaitement le problème posé actuellement par l’activité de la Cour : elle  » exige  » la mise en oeuvre d’un certain type de politiques publiques. Est-elle dans son rôle ?

La Cour des comptes est une juridiction financière d’ordre administratif. C’est l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui définit sa mission :  » La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.  » C’est là sa charte fondamentale, inscrite au fronton de sa  » grand-chambre « . Certes, depuis lors, ses missions ont été élargies ; tout récemment encore, en 2008, une réforme constitutionnelle est venue lui donner une mission nouvelle. Désormais, selon l’article 47-2 de la Constitution,  » la Cour assiste le Parlement et le gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la Sécurité sociale ainsi que l’évaluation des politiques publiques « .

Son rôle était historiquement clair et il le demeure : jugement et certification des comptes, contrôle de la bonne exécution des lois votées par le Parlement, évaluation a posteriori des politiques publiques. Elle doit s’en tenir à examiner les politiques publiques, à juger si elles ont été conduites selon les règles du droit et si elles ont été efficaces par rapport à leurs objectifs. En aucun cas, la Cour ne peut prescrire des politiques publiques, qui relèvent du seul débat démocratique et de la décision politique.

Or, depuis quelques années, la Cour tend à outrepasser son rôle, évolution qui s’est encore aggravée depuis la nomination de Didier Migaud à sa tête, et les rapports se multiplient qui promeuvent une orientation politique ultralibérale. Le dernier en date,  » Situation et perspectives des finances publiques 2013 « , n’y échappe pas. On y retrouve tous les poncifs concernant les dépenses publiques. Ainsi le niveau des prélèvements obligatoires serait trop élevé, affirmation dépourvue de sens si on n’indique pas quels sont les services fournis en contrepartie, très différents suivant les pays, ni que ce niveau reflète simplement le degré de socialisation d’un certain nombre de dépenses qui seraient sinon effectuées de façon privée mais n’en resteraient pas moins  » obligatoires « . Les recommandations, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) ou aux mémorandums de la  » troïka « , sont à l’avenant : réduction des dépenses d’intervention de l’Etat, baisse du nombre de fonctionnaires et de leurs salaires avec le gel du point d’indice et le ralentissement des déroulements de carrière, désindexation des retraites, des allocations chômage et de la plupart des prestations sociales par rapport à l’inflation…

Le paradoxe de ces recommandations est que leur mise en oeuvre aurait un effet contraire à l’objectif affiché par la Cour des comptes : réduire les déficits publics. Ainsi Didier Migaud, dans son interview au Monde, note que  » les incertitudes sont grandes sur le rendement de certains impôts, l’impôt sur les sociétés mais aussi, cette année, la TVA « . Cette  » incertitude « , formule allusive pour indiquer que les recettes fiscales sont en train de s’affaisser, n’a-t-elle rien à voir avec la récession qui s’installe en France et en Europe ? Et cette dernière est-elle sans rapport avec les politiques que la Cour préconise depuis des années et que les différents gouvernements ont peu ou prou mises en oeuvre ? Ainsi, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), dans une étude récente, note que les restrictions budgétaires en 2011 et 2012 se traduisent par une  » impulsion budgétaire cumulée  » de – 3,2 points de PIB.

C’est cette politique récessive que la Cour préconise aujourd’hui d’accentuer, sans se demander, au-delà même des conséquences sociales dont elle semble peu se préoccuper, si elle sera efficace pour réaliser l’objectif affiché de réduction des déficits. Or, alors que la France est déjà en récession, chacun sait – même les économistes du FMI ! – que baisser le pouvoir d’achat des fonctionnaires, des retraités, des chômeurs, et plus généralement d’une majorité de la population, ne peut avoir pour conséquence que d’aggraver la situation économique, de réduire encore les recettes fiscales… et donc d’empêcher la réduction des déficits.

Si la baisse des dépenses publiques ne peut être aujourd’hui un moyen pour réduire les déficits, pourquoi la Cour des comptes – avec l’ensemble des institutions et gouvernements européens – s’acharne-t-elle de façon obsessionnelle dans cette direction ? Il nous semble évident que, au prétexte de la réduction des déficits et de la dette publique, on cherche surtout à démanteler notre  » modèle social  » supposé handicaper le capitalisme français et européen dans la concurrence mondialisée. Fût-ce au prix d’une dépression, dommage collatéral à peine regretté. La Cour est institutionnellement chargée d’examiner les comptes publics et d’évaluer les politiques. N’aurions-nous pas besoin d’un organisme chargé d’évaluer les recommandations et les intentions de l’évaluateur ?

Source : http://www.fondation-copernic.org/spip.php?article959