Par Susana Merino (*)

« Les autorités financières du monde développé sont nerveuses et les opinions publiques de ces pays ne voient pas d’un bon œil que leurs contributions fiscales soient destinées à subventionner des banquiers irresponsables et imprudents tandis qu’elles doivent se soumettre à des politiques d’austérité qui réduisent l’emploi et les services sociaux »

La citation précédente n’a pas été extraite d’une chronique ou d’un article récent, ni même de la dernière décennie mais correspond à un travail d’Osvaldo Sunkel, [1] mené il y a presque 30 ans. Quelque chose qui souligne évidemment la similitude de situations ou plutôt la continuité et l’aggravation actuelle de situations qui ont commencé à se profiler vers le milieu du siècle dernier après la fin de la dite Seconde Guerre mondiale.

Depuis lors, on a parlé de développement à partir des deux versants théoriques dominants de la pensée économique, l’un lié au développement postkeynésien, propulsé en Amérique Latine par Raúl Prebisch, longtemps Secrétaire exécutif de la CEPAL [2] et l’autre lié au monétarisme néolibéral de Milton Friedman et à la très la célèbre école de Chicago. Le premier met l’accent sur le développement des forces productives, industrie, agriculture, infrastructure et bien qu’il n’ignore pas le facteur humain, sa présences’ intègre comme une ressource supplémentaire des forces productives, tandis que dans le courant monétariste néolibéral apparaissent plus fortement la libéralisation des marchés des biens et des services et le développement des instruments financiers à caractère transnational.

Dans ces deux courants d’origine strictement économique, le concept de développement est mis en rapport ou est orienté pour soutenir la croissance de la structure productive sans considérer comment on distribue les fruits de cette production dans la société qui les engendre.

Et même si l’on a ajouté au mot développement celui de socioéconomique, en antéposant le social, cela n’a pas été à mon avis pour donner la priorité aux objectifs sociaux mais pour de simples raisons d’eutonie. C’est-à-dire, qu’en tous les cas, l’importance du social est subordonnée non à l’être humain générique en tant que sujet ultime de la croissance économique, mais en tant qu’instrument indispensable de la production, et en conséquence on ne doit négliger ni sa santé, ni l’accès aux niveaux d’éducation qui lui permettent d’acquérir la qualification exigée pour sa future insertion dans le système productif.

De sorte que le travail s’est transformé en un nouvel esclavage. Il ne s’agit pas d’un moyen pour atteindre la croissance elle-même ou pour effectuer des apports personnels au développement d’une Communauté, mais d’une fin qui permet à l’individu d’avoir à peine la garantie -dans beaucoup de cas rien plus- que sa propre survie. Le travail s’est transformé en quasi dévoreur d’ existences, exigeant du travailleur un abandon presque absolu de ce qui est le loisir, la récréation, le développement de la créativité elle-même, les arts plastiques, la musique, les activités manuelles, la méditation, le sport, la vie en famille, l’amitié, le contact avec la nature, qui sont devenus des utopies presque absolues ou exclusives des rares qui parviennent à faire de certaines d’ entre elles leur propre moyen de vivre, mais qui pour le commun des mortels sont absolument intouchables. Quand, où, de quel temps libre dispose un travailleur de notre époque pour développer d’autres vocations que celle qu’impose le travail routinier et absorbant de l’usine, du bureau, de l’atelier, du service public ou privé, dont nous avions imaginé un temps, que la technologie permettrait d’en réduire l’extension horaire ?

Rien a changé en réalité depuis le moment où Napoléon, en 1807 écrivait : « Plus travaillent mes peuples, moins de vices il y aura »… « Je suis l’autorité […] et je suis disposé à ordonner que le dimanche, après l’heure de la messe, les magasins soient ouverts et les ouvriers retournent à leur travail » n’y a-t-il pas désormais une grandes quantités de magasins qui ouvrent, non seulement le samedi, où on travaillait auparavant seulement la demi journée et que nous appelions nous généralement « samedi anglais », mais aussi le dimanche, avec ou sans messe ?

Mais il existe d’autres philosophies de vie que nous nous appliquons à ignorer. Une philosophie qu’ ont cultivé et continuent de cultiver, malgré la tyrannie de la culture occidentale, les peuples indigènes et qui peu à peu a été revendiquée dans plusieurs pays comme la Bolivie et l’Équateur et intégré à leur constitution nationale respective, le « Sumak Kawsay », le « bon vivre » ou mieux encore le « bon coexister » qui s’est traduit dans la nécessité d’entreprendre un chemin de bien-être général différent de celui que le si promu développement paraissait promettre, en tirant partie des expériences ancestrales qui mettent à en valeur le bien-être et la qualité de la vie des gens.

Un bon vivre qui exige une plus grande harmonie entre la société et la nature. « Le bon de vivre n’est pas un simple retour aux idées d’un passé lointain, mais la construction d’un autre futur » disent Eduardo Gudynas et Alberto Acosta [3] dans lequel entrent aussi beaucoup de remises en question de la société contemporaine « positions éthiques alternatives qui reconnaissent les droits de la nature, les apports du féminisme comme réaction à la domination de base patriarcale, et les nouvelles conceptualisations dans des secteurs comme la justice et le bien-être humain » intégrés dans la constitution bolivienne à partir de trois « principes éthico-moraux de la société plurielle ; ama qhilla, ama llulla, ama suwa (ne soit pas paresseux, ne soit pas menteur, ni voleur) ». Desseins que l’état s’engage à tenir pour « améliorer la qualité de la vie (…) à travers la redistribution équitable des excédents au moyen de politiques sociales de divers typeS (…) pour obtenir le vivre bien dans ses multiples dimensions ».

En résumé, comme ajoutent Gudynas et Acosta il s’agit … « d’une vision qui dépasse les marges quantitatives étroites du fait économique et permet l’application d’un nouveau paradigme dont la finalité n’est pas les processus d’accumulation matérielle, mécanique et interminable de biens mais qui promeut une stratégie économique d’inclusion, durable et démocratique ».

Une vision qui est demeurée intacte dans une grande partie des structures indigènes malgré les coups de butoir du capitalisme occidental et qui leur a permis de dépasser dans une frappante unité, les circonstances d’exclusion qui leur ont été imposées tout au long de ces 500 années de domination européenne et créole.

Il s’agit sans doute d’une proposition originale qui cherche a contrebalancer les échecs réitérés et déjà évidemment irréversibles des projets développementistes et dont la teneur, d’une certaine manière déjà longuement expérimenté par les Communautés indigènes est adressé aux personnes concrètes, dans des réalités concrètes, de peuples qui longtemps ont été marginalisés et pas respectés, et dont la culture considérée comme inférieure et primitive est en train de s’imposer non seulement dans les constitutions de deux pays du continent, mais aussi comme une inévitable alternative , permettant de résoudre les problèmes de notre temps et de notre futur incertain.

Mais seulement si nous obtenons de nous libérer de notre addiction prolongée à l’argent et de notre culte au dieu éponyme, il sera peut être possible de continuer à avancer dans la construction d’un monde qui promet d’être plus humain parce que comme dit García Lorca dans « La Savetière Prodigieuse » : « Ay argent, argent, sans mains et sans yeux devrait demeurer celui qui t’a inventé ». Que le « Sumak Kawsay » lui donne le coup de grâce !

Susana Merino pour Desde mí misma

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

[1] Sunkel, Osvaldo « América Latina y la crisis económica internacional » Grupo Editor Latinoamericano international, pág.44, 1985.

[2] CEPAL : Commission Économique pour l’Amérique latine, une des cinq commissions régionales des Nations Unies dont le siège est à Santiago de Chile. Fondée dans le but de contribuer au développement économique de l’Amérique latine, coordonner les actions visant à sa promotion et renforcer les relations économiques des pays entre eux et avec les autres nations du monde

[3] « El buen vivir más allá del desarrollo » E. Gudynas, écologiste social uruguayen, chercheur au Centre latino-américain d’Ecologie Sociale (CLAES) y A. Acosta, économiste équatorien, professeur et chercheur de FLACSO. Ex ministre Énergie et Mines et ex président de l’Assemblée Constitutive de l’Équateur.

Susana Merino Architecte argentine, journaliste et traductrice, rédacteur en chef de l’hebdomadaire d’information ATTAC « El grano de Arena » attaché à la recherche des alternatives sociales, environnementales et démocratiques pour « Un autre monde possible »

Source : http://www.elcorreo.eu.org/La-demythification-du-developpement-et-les-lecons-du-Sumak-Kawsay