Photo : Efren Osorio

« Je viens du Chili, un petit pays… », ainsi commençait le fameux discours du président Salvador Allende adressé aux Nations Unies. Quarante ans plus tard, j’écoute une vingtaine de jeunes du Lycée d’Application parodier un cours en chantant du rap : « Je viens du Chili commun et actuel/Le Chili des voitures, des costumes et des sopaipillas[1]/qui pille les ghettos/où il y a moins d’écoles que de vendeurs d’alcool/Le Chili de mes séquelles, de mes peines et de mes joies ».

C’est la nuit précédant l’évacuation des écoles ordonnée par le président Sebastián Piñera, puisque ces dernières semaines, près d’une centaine de collèges avaient été occupés pacifiquement par leurs élèves, en signe de protestation contre leur demande ignorée d’une éducation publique et gratuite. Regroupés en une poignée d’adultes, nous sommes impressionnés par la scène : une salle de classe, en pleine rue, à deux heures du matin, et une vingtaine de jeunes encapuchonnés, assis à leur pupitre, parodiant une classe quelconque.

Un étrange mélange de joie et de tristesse nous envahit, nous, les témoins. De la joie, puisque nous voyons que ces jeunes sont la preuve que l’histoire n’est pas arrivée à ses fins comme ils ont voulu nous le faire croire à la fin du siècle dernier ; et tristes, puisque nous savons que ces enfants ne peuvent poursuivre seuls cette lutte, bien que nous constations que, hormis les journalistes et mes deux amis, ils ne sont même pas cinq parents à les accompagner.

Les élections primaires devaient se dérouler seulement trois jours plus tard avec, pour centres de votes, les écoles et lycées occupés par leurs élèves. C’est pourquoi le gouvernement avait posé un ultimatum indiquant que si les adolescents ne libéraient pas les établissements, ils seraient expulsés par la police militaire chilienne.

Cependant, cette menace n’a pas paru inquiéter les jeunes du Lycée d’Application, qui ont  joyeusement continué la caricature de la classe. On entend encore le rap contestataire de Portavoz : « Ils veulent t’écraser/que tu sois discrédité, abandonné/saoul et dopé jusqu’à dire assez/sans argent et drogué c’est sûr/tu t’es demandé pourquoi les drogues dures sont arrivées pendant les dictatures ? »

Son enthousiasme contrastait avec l’imminente expulsion ; des scènes similaires ont eu lieu dans des dizaines d’établissements scolaires de tout le territoire. Les écoliers, nos enfants, perdaient confiance en ce que le gouvernement et la Concertation avaient dénommé « la fête de la démocratie » et tout semblait indiquer que ladite fête, les élections primaires du duopole politique, débuterait avec une violente répression policière contre les jeunes.

« Nous ne luttons pas pour déranger… nous luttons pour étudier » pouvions-nous lire sur la banderole accrochée au fond de cette salle de classe improvisée dans la rue, pendant que nous continuions d’entendre Portavoz chanter : « Ils nous veulent à l’école pour nous préparer/à être de la main d’œuvre peu chère/ils veulent que l’occupation échoue/pas de blague, prends la lutte au sérieux ».

Quelqu’un nous appelle et nous laissons cette scène pour aller visiter d’autres lycées occupés. Le lendemain connaîtra un sort qui remplira de joie le gouvernement puisqu’il ne restera aucune école occupée et qui, en revanche, si l’on observe attentivement, prouve l’intelligence de nos enfants : des affrontements à la carabine ont eu lieu dans quatre lycées uniquement ; les enfants ont décidé de lever l’occupation de manière transitoire dans de nombreuses écoles, qu’ils ont abandonnées volontairement avant l’arrivée de la police ; dans quelques autres, avec ce ludisme qui caractérise bien cette génération, les enfants ont quitté les lieux subrepticement, tournant en ridicule la police qui a investit les lieux de force pour mettre fin à une occupation fantôme ; et, sans doute l’icône de la journée, dans le lycée Manuel de Salas, plus d’une centaines de jeunes regroupés dans la cour, assis à même le sol et se tenant par les bras, formant ce qu’ils appellent une « molécule humaine », ont résisté à l’évacuation de manière non violente, s’inspirant certainement de ce film qu’ils ont vu lorsqu’ils étaient encore plus jeunes, « La marche de l’empereur », où des centaines de pingouins survivent au rude hiver serrés les uns contre les autres. Ils étaient alors nos pingouins, comme on appelle les enfants en uniforme au Chili, qui, assis et se prenant par le bras – en un intelligent jeu non violent –, ont obligé les policiers à les évacuer un à un, révélant la stupidité du gouvernement et de la police qui aura passé des heures et des heures à les expulser.

Les élections primaires ont finalement pu avoir lieu. Ce sont trois millions de chiliens qui se sont déplacés aux urnes et plus de dix à faire fi du bipartisme des deux droites : le Parti pour la démocratie (qui fait partie de la Concertation et réunit désormais les communistes) et l’Union démocrate indépendante, droite pinochetiste de l’Alliance pour le Chili. Or, comme dans le jeu du chat et de la souris, une semaine plus tard, lorsque la police a quitté les écoles, nos enfants ont repris l’occupation des établissements scolaires, désormais au nombre de quarante.

Pendant que je rédige cette colonne, mon neveu de quinze ans a lancé sur Youtube le titre de Portavoz « J’écris du Rap avec le R de Révolution » et j’écoute : « Il n’y a plus de modération/je vais vers la libération/le changement de la société entière, c’est l’opération/une génération qui n’attend de conseil de personne/qui sait que les vrais changements ont lieu sans permis ici, dans la rue ».

Je regarde mon neveu et me rappelle que de nombreux analystes affirment que ce sont des jeunes de Daraa qui ont initié la révolte syrienne. Des jeunes qui ont été enfermés pour avoir affublé les murs de leurs écoles de la phrase « Le peuple veut renverser le régime », déchaînant l’indignation de leurs parents, opposés au régime.

Non pas que je souhaite au Chili les jours sanglants et déplorables qu’a connu la Syrie, je tire simplement la conclusion que lorsqu’une société ne veut sortir de sa léthargie, de l’hypnose collective, ou plutôt des cauchemars communs, à l’instar de cette mémorable fable d’Andersen que nous avons justement apprise dans notre enfance, alors seul un enfant peut crier « Le Roi est nu ! ».

@Efren_Osorio

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Traduction de l’espagnol : Jordana Do Rosário



[1] Tortilla de farine de blé, frite dans de l’huile ou du beurre