La foi que beaucoup (des millions de personnes partout dans le monde) ont mis dans Internet m’a toujours surpris. Lors d’un colloque au Chili – il y a déjà environ huit ans, un spécialiste espagnol en communications m’a indiqué que la liberté et la transparence existaient encore dans le monde. Et il a mentionné l’exemple d’Internet. Seulement, je lui ai répondu que, quand ils le voudront, ils contrôleraient l’absolu cyberespace. Internet rassemblait la foi inépuisable des êtres humains dans leur liberté, leur capacité de faire face aux grands pouvoirs ou de les fuir ou de s’isoler ou de les mettre en échec. Entre la chute du Mur de Berlin et le début de la nuit néolibérale, nombre de théoriciens ont fait confiance comme des anges en l’innocence du pouvoir démocratisateur des moyens de communication. Parmi eux, un qui parfois vient dans notre pays et que l’on reçoit comme un astre de la pensée, quand, en vérité, personne ne saura mieux que lui qu’il est un philosophe de seconde ou de troisième catégorie, soumis aux dures chaînes de Heidegger et de Nietzsche. Mais Gianni Vattimo a admis depuis un moment– dans son utile « Introduzione ad Heidegger » [Laterza, Rome-Bari, 1971], par exemple que si un problème n’a pas été résolu par son maitre, il sera encore moins celui lui qui va le résoudre, un philosophe qui était très en-dessous – trois ou quatre marches, au moins, que le génie de l’Université de Freiburg.
Vattimo a joué un rôle certes important dans les temps précoces du postmodernisme. Il s’agissait de détruire le marxisme – l’occasion était précise, la tâche nécessaire, et de remplacer sa critique de la modernité par une autre. L’autre était celle de Heidegger, basée dans la diabolisation de la technique. Mais il y avait certaines catégories qu’il était nécessaire de pulvériser de la pensée marxiste, dont le dernier grand représentant avait été Jean-Paul Sartre avec sa « Critique de la raison dialectique ». Surtout la catégorie de totalité. Vattimo recourt à une théorie basée sur les dialectes de sa belle Italie. L’histoire reviendrait à être comme les dialectes qu’on parle dans chaque paese, dans les villages. Tout dialecte exprime la liberté de ce qui est particulier, non soumis à l’univers totalisateur dialectique qui provient de façon nuisible de Hegel, de Marx et que Sartre a développé tellement magistralement que Deleuze l’a consacré comme « le génie de la totalisation ». Toutefois, la totalité doit mourir. Elle doit être annihilée par la théorie des dialectes, qui viendrait exprimer cette esthétique de la fragmentation que les postmodernes se sont acharnés à imposer. Mais Vattimo va plus loin. Il doit opposer à la société autoritaire communiste, une théorie de la démocratie. Si l’autoritaire est l’imposition du Un dictatorial sur une population qui a nié la démocratie, avec sa liberté d’expression et sa transparence, le démocratique sera ce qui est pluriel et transparent. Et il recourt à la cristallinité, à la transparence des moyens de communication pour établir que, grâce à eux, la société transparente existe.
Que vous le croyez ou non, Vattimo fait le postulat que la démocratie était basée sur la transparence que les médias accordaient. Les médias étaient tellement honnêtes, ils disaient tellement la vérité, on pouvait tellement les croire, que la société était devenue transparente. Il écrivait : « Conjointement avec la fin du colonialisme et de l’impérialisme il y a eu un autre facteur décisif pour dissoudre l’idée d’histoire et mettre un terme à la modernité : à savoir, la société des moyens de communication » (Vattimo et autres, Autour du postmodernisme, Anthropos, 1990, Barcelone, p 12). Il y a ici davantage d’erreurs que des mots. Qui a dit que sont morts le colonialisme et l’impérialisme ? Qui a dit que la modernité est morte ? On peut en finir avec l’idée hégélieno-marxiste d’un retro-cours nécessaire de l’histoire, mais de là, à donner pour mort l’histoire il y a un une trotte et cette trotte est longue. Mais, comment ne pas le dire et monter sur le char triomphal de la fukuyumanía qui détruisait le monde au début des années quatre-vingt-dix ?
On a voulu voir dans Internet une renaissance de l’utopie de la société transparente. On a cru qu’ils nous l’avaient donnée pour que nous soyons tous libres, pour que nous nous communiquions, pour jouer, jusqu’ à faire des révolutions. Le monstre a enlevé sa capuche. Cela fait un moment que c’était déjà fixé. La Chine a accusé Google de lui imposer des valeurs US et d’autres choses encore. Elle a clairement dit (déjà en 2011) que Google était un outil des Etats-Unis d’Amérique qui travaillait pour leurs services d’intelligence. Snowden n’a fait que confirmer ce que Assange disait depuis quelques années. Internet, manipulé par le pouvoir, a été transformé dans le plus grand ennemi de la civilisation humaine. C’est aussi ce qu’affirme le spécialiste en communication Enrique Dans, dans le Prologue qu’il a écrit pour le livre récemment publié d’Assange : Cypherpunks : « Le cyberespace, dans tous les sens, a été militarisé » (« Cypherpunks », Deusto, Barcelone, 2013, p 14). Nous vivons au milieu d’une loi martiale informatique. Il continue : « Comme Assange lui-même le dit dans son introduction, et autant que cela puisse coûter de le comprendre à ceux qui aiment le réseau comme outil de liberté, Internet dans son expression actuelle s’est transformé en une menace pour la civilisation humaine » (Ob. cit., p 14).
Nous ne vivons pas les temps de l’ hyper modernité, comme le dit Gilles Lipovetsky, qui n’a pas cessé d’être un divulgateur de certaines idées et habitudes du monde postmoderne avec des livres qui portent des titres aussi étranges que « L’ère du vide » ou « Le crépuscule du devoir ». N’apparait pas ce que pensent les mercenaires en Irak, ou les peuples qui en Amérique du Sud cherchent une unité régionale. Nous vivons les temps de la modernité informatique. Ils devront être ainsi qualifiés pour que nous puissions nous approcher de leur adéquate intellection. Le postmodernisme fut à peine la brève étape de la modernité venue consolider théoriquement l’univers néolibéral imposé avec la chute de l’Union Soviétique. Les néolibéraux eux-mêmes ont renié leurs postulats. La totalité elle n’était pas morte. On l’appelle maintenant globalisation. La modernité n’était pas un projet fini. Elle ne s’était pas identifiée non plus avec l’ère des révolutions. La modernité continue d’être encore le déploiement du capitalisme. Comme cela l’a toujours été, y compris pour les projets révolutionnaires qui ont essayé de s’opposer sous le nom de socialisme et qui ont échoué. La véritable révolution a été faite par le capitalisme, non par le prolétariat ni par le Tiers Monde. Cette révolution est l’informatique. De là qu’elle est l’ère de la modernité informatique, dont la globalisation inclut le projet de contrôler le monde complet à travers le pouvoir communicationnel et militaire. Le Complexe Militaro-industriel est l’allié du pouvoir informatique. Les deux sont engagés dans le même projet de domination mondiale. (Où s’arrêtent les petites histoires, les petits récits, la caléidoscopeisation du monde, la destruction du sujet, la mort de la totalité, de l’histoire, de la structure stratégique sans sujet ?)
Quant au sujet que les poststructuralistes sont venus détruire, émietter, décentrer, il est plus centré que jamais. Mon prochain livre – « Philosophie politique du pouvoir médiatique » – commence avec une phrase tranchante : « Bill Gates a fait plus que Descartes pour la centralisation du sujet ». Le sujet panoptique est centré dans le pouvoir de l’empire. De là, il nous surveille. Le panoptique a été créé par l’utilitariste anglais Jeremy Bentham (1748-1832), par ordre de Jorge III. C’est une figure centrale pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui. Le panoptique (que, avec quelques changements, reprendra et analysera Foucault dans « Surveiller et punir ») est un point depuis lequel on voit la totalité sans être vu. La dyade « voir-ne pas être vu » constitue autant le panoptique que l’espionnage informatique. Le sujet centralisé non seulement espionne les autres sujets, mais les colonise avec son appareil de propagande médiatique. Il lui a suffi de s’être approprié presque tous les groupes monopolistiques qui donnent forme à l’opinion publique. La véritable action politique de la droite (en Amérique du Sud, par exemple) s’est développée à travers le pouvoir informatique.
Du pouvoir des grands groupes de communication. Des monopoles de l’information. C’est fini la fragmentation du sujet. C’est fini ce monde stratégique sans sujet qu’ont établi les post-sructuralistes et qui partait de Heidegger de l’image du monde. Oui, il y a une image du monde. Le monde est constitué comme image du Big Brother panoptique qui voit tout et épie tout et que personne ne voit. Il existe des sujets. Dans le cas contraire, le Big Brother panoptique ne chercherait pas à les conquérir au moyen d’abrutissants divertissements, la vérité déformée et construite en accord avec ses intérêts ou le mensonge pur et simple. (Rappelons-nous du « cadavre » de Chavez à la une du quotidien espagnol El Pais.) Dans la recherche de la liberté dont ces sujets peuvent encore jouir résident nos espoirs. Entre-temps, ils nous épient. Ils lisent déjà cette note. Demain, ils la liront dans le journal. Ils sauront ensuite que Vous la lisez. Nous ne savons pas ce qu’ils feront. Mais quoi qu’ils fassent, ils le feront bien informés. Parce que, à la fin, ils devront évaluer quel risque sérieux implique pour eux ce petit processus : écriture de la note, publication dans un journal, lecture du sujet qui s’est intéressé à elle.
La modernité informatique est la plus redoutable des étapes qu’a parcourues le capitalisme. Enfin, il domine un monde qu’il a globalisé et que, maintenant, il espionne parce que ce monde n’est déjà plus le monde : c’est le cyberespace dans lequel se déroule la partie de chasse de l’espionnage informatique.
Article original : Página 12. Buenos Aires, 14 juillet 2013.
Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi. Paris, le 19 juillet de 2013.