Image : Protestation à Sao Paulo à coté du Thêatre Municipal | Agencia Brasil
Par João Machado, Miguel Borba de Sa
En Europe, certains ont du mal à comprendre les protestations au Brésil contre l’augmentation des tarifs des transports publics alors que la situation économique et sociale du pays est en plein développement. S’agit-il d’une expression de la classe moyenne qui ne se sent pas représentée ?
João Machado : La vérité, c’est que l’idée qu’il existe une situation économique et sociale de plein développement au Brésil est fausse. Le gouvernement fédéral tente de faire passer cette idée, et cela convient aussi à la bourgeoisie internationale (et à ses médias), mais ce n’est pas ce qui se passe. Il est vrai que, sous les gouvernements de Lula, il y a eu plus de croissance économique que sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardozo. Mais si on regarde le bilan historique du Brésil ou si on le compare avec l’ensemble du monde, la croissance brésilienne est très médiocre. La croissance du Brésil au cours de ces dix dernières années est l’une des plus faibles d’Amérique latine, elle est moindre que la croissance des autres pays dits « émergents ».
En outre, avec les deux années de gouvernement de Dilma Rousseff pour lesquels il y a déjà des chiffres, la croissance s’est encore réduite : 2,7% de croissance du PIB en 2011 et 0,9% en 2012. En 2013, malgré les espoirs antérieurs du gouvernement d’une importante récupération, les données indiquent déjà que la croissance sera, une fois encore, médiocre. Bien entendu, cela s’explique en bonne partie par la mauvaise situation de l’économie mondiale (de la même manière qu’une bonne partie des moins mauvais résultats du gouvernement Lula s’expliquait par le boom international des matières premières, essentiellement stimulé par la Chine), mais le fait est qu’il n’y a pas un processus de croissance économique significatif au Brésil. Si nous pensons en termes un peu plus larges, plus en accord avec l’hypothèse de « développement », l’évaluation est encore pire. Ces dix dernières années, le Brésil a reculé du point de vue industriel – il y a un processus de désindustrialisation – et surtout du point de vue des relations économiques avec l’étranger. Le Brésil est devenu un pays exportateur de matières premières, il exporte moins de produits industriels qu’il y a 20 ans. Sur ce plan, sa dépendance envers l’extérieur a augmenté.
Mais les problèmes économiques vont encore plus loin. On assiste depuis ces derniers mois à une reprise de l’inflation – limitée, mais perceptible (en ce moment, on s’attend à un taux autour de 6% pour cette année). En même temps, il y a une détérioration de la balance extérieure (explicable, en partie, par la surévaluation du real – la monnaie brésilienne – qui est un instrument de contrôle de l’inflation). Croissance faible, inflation et détérioration de la balance extérieure ; c’est une combinaison de circonstances qui limite beaucoup la marge de manœuvre du gouvernement. Et comme il s’agit d’un gouvernement très conservateur du point de vue économique, ce qu’il tente de faire avec le plus d’énergie, c’est de contrôler les dépenses publiques et d’offrir des stimulants aux capitaux – ce qui, jusqu’à présent, à donné très peu de résultats.
Il y a un aspect de la question avec laquelle je suis plus d’accord. Il est clair que les mobilisations ne s’expliquent pas seulement, et sans doute pas principalement, par la relative mauvaise situation économique actuelle (bien que le prix du transport public soit réellement élevé par rapport au pouvoir d’achat de la population). L’indignation contre la répression des manifestations, le soutien au droit de manifester, a un poids important. Tout comme celui que la question suggère, que je ne poserai pas en termes de « la classe moyenne ne se sent pas représentée », mais plutôt comme une perte de légitimité généralisée du système politique. Une grande partie de la population sent que les partis majoritaires mènent des politiques très semblables. Ce qui s’est clairement exprimé, par exemple, par la réaction généralement identique des autorités les plus directement responsables de la question des transports publics à São Paulo, le maire Fernando Haddad, du PT, et le gouverneur de l’Etat, Geraldo Alckmin, du PSDB.
Il est vrai que le gouvernement fédéral a joui d’un soutien clairement majoritaire ces dernières années et en particulier lors des élections. Mais des sondages publiés peu avant le début des mobilisations indiquent une chute significative de ce soutien. Et le secteur qui soutient le moins le gouvernement est justement le secteur intermédiaire des salariés (qui fait bien sûr partie du prolétariat) et les couches moyennes. Le gouvernement a un soutien plus important parmi les salariés plus précaires, parmi les plus pauvres, le secteur que certains analystes appellent « le sous-prolétariat ». Mais même une partie de ce secteur s’est rebellé – ce sont d’eux que partent les initiatives de fermer des magasins et des banques, de brûler des voitures – dès qu’il prend conscience d’être exploité et opprimé.
Quels sont les secteurs sociaux qui dominent l’économie ? La croissance économique du Brésil a-t-elle bénéficié à toute la société ?
L’économie brésilienne est dominée par une alliance entre le capital financier, le grand capital industriel et l’agro-business (la grande bourgeoisie rurale), dans tous les cas tant nationaux qu’étrangers et avec certaines contradictions entre eux. Au capital industriel, par exemple, la politique de surévaluation du real pose des problèmes, puisqu’elle rend difficile la compétition avec les importations. Mais comme ce capital accepte le cadre général néolibéral de la politique économique du gouvernement, il n’a pas beaucoup de marges pour faire pression en faveur de changements dans cette politique. La croissance économique du Brésil ces dernières années – qui a existé, bien qu’elle soit moins significative que ce qu’en disent la propagande du gouvernement et les éloges de la bourgeoisie internationale – a surtout bénéficié au capital financier et à l’agro-business. Mais une partie du gâteau a également servi aux couches les plus pauvres de la société, surtout avec l’accroissement de l’assistance sociale (le volet le plus important de ce plan est très connu, il s’agit du programme « Bolsa Familia ») et par la croissance également significative du salaire minimum (ce qui a aussi des implications pour ceux qui touchent des pensions, qui sont indexées au salaire minimum). Telle est la grande raison qui explique le plus grand soutien que le gouvernement fédéral trouve parmi les couches plus pauvres.
En outre, bien que la situation de l’enseignement public ne soit pas du tout bonne, le gouvernement fédéral a étendu l’enseignement public universitaire fédéral et a crée une politique de bourses qui a élargi l’accès de secteurs plus populaires à l’enseignement universitaire privé. Ce sont les salariés intermédiaires et ceux qui reçoivent des salaires plus élevés qui ont le plus perdu par rapport aux employés publics. Telle est l’une des raisons pour laquelle ceux qu’on peut qualifier de « couche moyenne » (ce qui inclut une partie du prolétariat et même des ouvriers) ont une opinion beaucoup plus négative du gouvernement.
Ceux qui ont également perdu, ce sont des secteurs comme les paysans et les indigènes (qui ne sont pas très nombreux au Brésil) parce que le gouvernement favorise l’agro-business et non l’agriculture paysanne. Le gouvernement fédéral tolère un véritable génocide des indigènes – il y a beaucoup d’assassinats d’indigènes perpétrés par les grands propriétaires ruraux, et le gouvernement fédéral le tolère parce que ces derniers représentent l’agro-business et une pièce importante des alliances politiques réalisées afin de garantir la dite « gouvernabilité ».
Quel bilan fais-tu du PT au pouvoir ?
Je crois qu’il est possible de résumer ainsi la ligne suivie par les gouvernements du PT : donner quelque chose à ceux « d’en bas » à condition de n’entrer dans aucun choc frontal avec les classes dominantes, ce qui implique de ne faire aucun changement fondamental d’orientation dans la politique néolibérale soutenue par ces classes. C’est une orientation fondamentalement conservatrice. Elle est possible lorsque la situation économique le permet ; avec une croissance de l’économie, on peut donner quelque chose à ceux d’en bas sans rien enlever à ceux d’en haut. La force de Lula, du PT et des organisations qu’il dirige permet de contenir les revendications des travailleurs et des couches opprimées de la société.
Lula semblait croire, et le PT semble avoir été convaincu par lui de cela, qu’il est possible de gouverner (plus ou moins) pour tous, en remplaçant la lutte des classes par la négociation (surtout avec ceux d’en haut) et par le contrôle (pour ceux d’en bas, quand la négociation n’est pas suffisante). A un certain moment – comme cela semble commencer à se produire – cette ligne doit s’épuiser. Au final, les gouvernements du PT n’ont pas éliminé les violentes contradictions de la société brésilienne, ni la dépendance envers l’impérialisme, ni les contradictions du capitalisme. Et le contrôle de la part du PT, de ses alliés et des organisations dirigées par eux, des revendications de ceux d’en bas ne peut être éternel.
Cette ligne a affaibli le mouvement ouvrier et populaire – ce qui se maintiendra au moins pendant quelques années, jusqu’à ce qu’il puisse se réorganiser. Cela semblait jusqu’à maintenant au PT quelque chose de secondaire, car il comptait sur sa force électorale, amplifiée par de larges alliances avec la droite.
Il y a d’autres aspects de la ligne du gouvernement qui sont très négatifs. L’un d’eux qu’il faut souligner est le mépris des questions écologiques, renforcé par les alliances avec les secteurs de l’agro-business. Un autre est l’ouverture d’espaces pour la droite religieuse fondamentaliste, qui est également renforcé par son importance dans son système d’alliances.
Quand et comment sont nées les protestations ? Quelles sont les revendications ?
Il existe beaucoup de revendications distinctes et mêmes contradictoires qui sont nées à des moments distincts. Mais on peut considérer que l’épicentre du mouvement a été la ville de São Paulo, et que la revendication qui a donné lieu aux mobilisations a été celle de l’annulation de l’augmentation du prix du transport urbain, qui est passé de 3 reals à 3,20. La première manifestation a eu lieu le 6 juin. Il y a eu encore deux autres manifestations, avec plus de monde, mais rien d’extraordinaire : quelques milliers de personnes. Le 13 juin a eu lieu une plus grande manifestation, avec au moins 15.000 personnes et il y a eu à ce moment-là une répression policière plus forte que lors des manifestations précédentes. Il y a eu 250 arrestations et quelques dizaines de blessés par balles de caoutchouc ou par les coups de matraque. Il y a eu plusieurs journalistes arrêtés et blessés. Une photographie d’une journaliste blessée à l’œil par une balle en caoutchouc a été très diffusée.
C’est à partir de là qu’il y a eu une grande croissance de la mobilisation à São Paulo et son extension au niveau national. Lors de la manifestation suivante dans ce ville, le 17 juin, à côté de la revendication de l’annulation de l’augmentation des tarifs, l’axe a été celui de la protestation contre la violence de la police. Entre le 13 et 17 le juin, il y a eu une grande vague de sympathie pour les manifestations, et un fort ressentiment social contre la violence de la police et pour le droit de manifester. Il y a eu un changement d’attitude des grands médias ces jours-là, car ils sont passés de l’hostilité ouverte à l’encontre de l’ « irréalisme » de la revendication à une certaine sympathie (bien qu’en considérant encore que l’augmentation du prix était faible, etc.). Mais, surtout, ils ont cessé de rendre les manifestants responsables des actes de violence et ont fait porter la responsabilité sur la police militaire à cause de son attitude excessive.
Le gouvernement de l’Etat de São Paulo a alors décidé de changer de ligne et de suspendre (partiellement) la répression. Le sentiment de solidarité envers les manifestations antérieures, le rejet de la violence de la police, l’attitude plus favorable des médias, tout cela a favorisé l’explosion des manifestations et leur extension à l’échelle du pays (la presse a calculé qu’il y a eu des manifestations dans plus de 400 villes) et, en même temps, l’élargissement de ses mots d’ordres.
Comme je l’ai déjà dit, la protestation contre la répression est passée au centre des motivations ; à côté des slogans sur les transports, celui le plus repris était « quel hasard, sans police, il n’y a pas de violence ! » (vu que cette manifestation, presque jusqu’à sa fin, a été très tranquille). Dans cette manifestation du lundi 17 juin, un autre sujet important a été la protestation contre les dépenses exorbitantes pour la Coupe du Monde de football et la Coupe des Confédérations. Il y avait beaucoup de slogans du genre : « Je ne veux pas de ballon, je veux une école », ce qui rime en Portugais : « não quero bola, quero escola ». De la même manière, il y a eu des slogans sur le fait que la santé et l’éducation sont plus importantes que le football. Sont apparus également avec un certain poids des slogans contre l’homophobie, une question qui suscité de nombreuses mobilisations contre la droite religieuse fondamentaliste dans les mois précédents (il y a une grande mobilisation de l’opinion publique en ce moment contre le projet de loi, défendu par la droite religieuse fondamentaliste, qui vise à traiter l’homosexualité comme une maladie).
En même temps, les slogans contre la corruption ont commencé à prendre force. Cela correspond à un sentiment populaire, bien entendu, mais cela correspond aussi à une ligne de la presse la plus à droite. La revue la plus diffusée du pays – et la plus à droite, « Veja », a titré la « Une » de son édition des 15 et 16 juin avec la phrase : « La révolte des jeunes – après les tarifs des transports, c’est au tour de la corruption et de la criminalité ». D’autres organes de presse n’ont pas été aussi loin que de proposer à la jeunesse de lutter contre la criminalité (c’est-à-dire pour plus de police), mais ils ont également souligné la question de la corruption.
Dans la manifestation du lundi 17, on a également commencé à voir la présence de groupes clairement d’extrême-droite, collaborant avec des provocateurs de la police. Ce sont eux surtout qui renforcent le sentiment à l’encontre « des partis » et, principalement, de leurs drapeaux. A partir du jeudi 20 juin, cette présence de groupes de droite s’est encore plus accentuée. Autrement dit, en même temps que les manifestations ont été plus massives (dès le 17 juin, il y a eu des manifestations dans de nombreuses capitales d’Etats du pays et dans d’autres villes, avec certainement plus de 100.000 personnes à São Paulo et plus de 100.000 aussi à Rio de Janeiro selon les médias) et nationales, elles se sont également diversifiées et ont exprimé des contradictions importantes.
Il y a-t-il des similitudes avec les mobilisations des « indignés » dans d’autres pays ?
Il est certain qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les protestations au Brésil et les mouvements « indignés » d’autres pays. Ce sont tous des mouvements essentiellement composés par la jeunesse (bien qu’au Brésil, à partir du 17 juin, les autres groupes d’âge sont présents aussi), et tous ont été facilités par les réseaux sociaux comme Facebook et d’autres de ce type. Il y a un sentiment d’indignation face à l’injustice qui constitue une forte composante des motivations du mouvement. Mais, naturellement, il y a beaucoup de particularités brésiliennes. Par exemple, je ne crois pas que, dans les autres pays, les mouvements des « indignés » se soient affrontés à un gouvernement d’un parti ayant l’histoire du PT. Il est également possible qu’au Brésil, nous ayons un réseau d’organisations sociales et populaires « non traditionnelles » de plusieurs types plus fort que dans d’autre pays.
Quels sont les secteurs sociaux qui sont à l’origine des mobilisations ? Quelles sont leurs formes de lutte et d’organisation ?
A l’origine du mouvement contre l’augmentation des prix du transport public à Sao Paulo se trouve le « Movimento Passe Livre » (MPL, c’est-à-dire, Mouvement pour la gratuité du transport public). C’est un mouvement qui existe depuis 2005 et qui a déjà organisé à plusieurs reprises des mobilisations, mais jamais avec l’ampleur de celles d’aujourd’hui. C’est un mouvement qui définit comme a-partidaire et anti-hiérarchique, horizontal, mais pas anti-partis. En général, il a toujours eu de bonnes relations avec les partis les plus à gauche, comme le PSOL et le PSTU. De fait, ces deux derniers ont soutenu les mobilisations depuis le 6 juin, en collaborant avec le MPL. Certains secteurs du PT ont également participé. Des organisations de jeunesse proches du PSOL (où militent les jeunes membres de ce parti) ont eu une participation importante. Depuis le début aussi, les secteurs anarchistes y participent.
La base sociale du MPL est essentiellement la jeunesse des couches moyennes (comme ses membres eux-mêmes). Il n’y a pas à douter qu’il s’agit d’un mouvement de gauche, et en général plus à gauche que le PT. Après le 13 juin, bon nombre d’autres mouvements et organisations se sont ajoutés aux mobilisations et ont participé à leur organisation. A São Paulo, c’est particulièrement le cas du MTST (Mouvement des travailleurs sans toit) et du mouvement Périphérie Active, qui organisent tous deux des habitants des périphéries de la ville. Il y a également des secteurs tel que le mouvement LGBT, celui des femmes et des mouvements de jeunes. La gauche gouvernementale (des secteurs du PT et du PCdoB – Parti communiste) a également commencé à participer. La participation des anarchistes s’est également amplifiée. D’autre part, des groupes d’extrême-droite ont également commencé à intervenir pour tenter de changer l’orientation du mouvement.
Dans d’autres villes, des secteurs similaires ont organisé les manifestations : collectifs qui luttent pour la gratuité ou contre l’augmentation des prix des transports publics (le MPL n’existe pas dans tout le pays ; dans plusieurs villes existent des mouvements similaires), en collaboration avec les partis de gauche. Il existe dans de nombreuses villes des « Comitês Populares da Copa », qui ont commencé à organiser il y a plus de deux ans une mobilisation critique non seulement contre le caractère exorbitant des dépenses pour la Coupe du Monde de football, mais aussi contre les violations des droits des populations expulsées par les travaux de construction pour la Coupe, contre la législation d’exception adoptée pour celle-ci (une exigence de la FIFA), etc. Dans plusieurs villes, ces Comités ont eu (et ont toujours) une participation importante dans les appels aux manifestations. De fait, les manifestations qui ont été les plus violemment réprimées par la police sont celles proches des lieux où se déroule la Coupe des Confédérations. Cela n’a pas empêché que le nombre de personnes protestant à l’extérieur des stades de football était supérieur à celui des personnes à l’intérieur de ceux-ci.
A partir du lundi 17 juin, les appels aux manifestations ont été sans cesse plus diversifiés, relayés par Facebook et d’autres médias, et bien au-delà de la capacité de mobilisation des organisations citées. La majorité des participants du mouvement ont continué à être des jeunes des couches moyennes (y compris, bien évidemment, des jeunes salariés), mais avec un élargissement aux autres groupes d’âge et couches sociales – et particulièrement aux couches les plus pauvres des habitants des quartiers périphériques des grandes villes.
Quel est le rapport entre le mouvement actuel avec d’autres mouvement sociaux ; les sans terre, les sans toit, etc. ? Il y a-t-il une articulation entre ce mouvement et d’autres secteurs sociaux ?
Comme je l’ai expliqué, il y a une participation importante des mouvements des sans toit, des mouvements de jeunes, d’habitants des quartiers périphériques, des comités populaires de la Coupe du Monde. Dans certaines villes, le MST a également soutenu les manifestations, même s’il s’agit de mobilisations de la population urbaine. D’un autre côté, il n’y a pas de relation, ou il n’y a pas de bonne relation, entre les mobilisations actuelles et le mouvement ouvrier organisé. On peut dire qu’on ne peut pas noter une participation de la classe ouvrière en tant que classe, même si la CUT (et je crois d’autres centrales syndicales également) ont commencé à soutenir formellement les manifestations.
Je crois que la difficulté la plus importante pour cela – et cela affecte aussi, dans une certaine mesure, les rapports entre le mouvement qui s’exprime aujourd’hui et le MST (Mouvement des sans terre) – se situe dans le contrôle que le gouvernement fédéral exerce sur la CUT (Centrale Unique des Travailleurs, la principale confédération syndicale du pays) et la proximité excessive du MST avec ce même gouvernement. La tonalité du mouvement est très naturellement dirigée contre le gouvernement fédéral (en plus des gouvernements des Etats et des mairies en général).
En Europe, on voit avec perplexité que, dans le pays du football, les gens se mobilisent pour demander moins de football et plus d’investissements dans d’autres secteurs (éducation, santé, etc.). Comment expliques-tu cela ?
Pour nous aussi, au Brésil, ce fut l’une des choses qui ont provoqué notre surprise avec ces manifestations. Mais il n’est pas difficile de trouver l’explication. Cette Coupe des Confédérations (et la même chose va se passer, en plus grand, avec la Coupe du Monde) n’est pas faite pour que le peuple puisse participer. Les billets sont chers. En outre, et plus important que cela, tout le processus d’organisation de ces « méga-événements » (Coupe du Monde de Football, Jeux Olympiques, Coupe des Confédérations) est scandaleux et offense le sentiment de justice des gens. Leur coût est très élevé, les profits des entreprises sont très importants et les exigences de la FIFA – qui instaurent un véritable Etat d’exception – sont absurdes. Une partie de la population souffre des expropriations. Cela fait déjà deux ans que des organisations populaires, rassemblées dans les « Comitês Populares de la Copa », attirent l’attention sur l’absurdité de la politique des « méga-événements ».
Je crois que, au lieu de fonctionner comme un réducteur des mobilisations, la Coupe des Confédérations les a fortement stimulées. Chez les gens, la soif de justice et l’indignation contre l’injustice ont été plus fortes que la passion pour le football.
Quelle est la réponse du gouvernement aux revendications du mouvement ? Il y a-t-il des contradictions dans l’appareil d’État ?
Le gouvernement, ou, pour mieux dire, les différents gouvernements, de différents partis dans tout le pays, ont cédé sur la question des prix des transports urbains. Sur cette question initiale, le mouvement a obtenu une victoire claire et rapide. En outre, la présidente de la République, Dilma Rousseff, a fait un discours le vendredi 21 juin où elle promettait « d’entendre la voix de la rue », disant qu’elle « ne tolérerait pas les troubles (arruaças) » (et disant surtout qu’elle garantirait la sécurité des jeux de la Coupe des Confédérations), en proposant un « pacte national pour les services publics ». Autrement dit, elle n’a défini aucun changement d’orientation politique ; elle a dit qu’elle tenterait de faire la même chose qu’elle faisait déjà mais avec plus d’efficacité et plus de coordination avec les gouverneurs des Etats et les maires. Il est encore tôt pour dire si cela aura un quelconque impact, mais, pour l’instant, il semble bien qu’il n’y a eu aucun changement dans la situation. Les mobilisations se poursuivent, et bien d’autres encore sont prévues pour les prochains jours.
Il y a eu bien plus de similitudes que de différences dans les réponses données par les différents gouvernements de différents partis, que ce soit le PT et ses alliés ou ceux de l’opposition de droite. Je ne crois pas qu’on puisse parler, pour le moment, de contradictions au sein de l’appareil d’État.
Quels rapports il y a-t-il entre ce mouvement et la gauche ? Est-il apolitique ? Penses-tu qu’il est en train d’être récupéré par la droite ?
J’ai déjà donné quelques éléments qui font partie de la réponse à cette question. Le mouvement a une claire tendance a-partidaire (dans le sens qu’il existe une forte méfiance vis-à-vis des partis), même si je ne le qualifierais en aucun cas comme étant apolitique. La tendance initiale du mouvement était très clairement de gauche ; la gratuité des transports publics (ou l’annulation des augmentations de tarifs) est une revendication clairement à gauche. D’autres questions mises en avant par le mouvement, comme la critique des dépenses exorbitantes pour la Coupe, la défense de meilleures santé et éducation publiques, sont également de gauche, de même que les slogans contre l’homophobie, par exemple.
D’autre part, à partir de la manifestation du jeudi 13 juin à São Paulo, lorsqu’il a été clair que le mouvement allait connaître une grande croissance, la droite – et même l’extrême-droite – a commencé à disputer l’orientation du mouvement, par les médias et par la présence directe dans les manifestations. Le jeudi 20 juin, dans plusieurs villes, surtout à Sao Paulo et Rio de Janeiro, où ont eu lieu les plus grandes manifestations, la présence agressive de groupes d’extrême-droite, avec la collaboration de provocateurs de la police, a obtenu une victoire partielle en expulsant des manifestations des gens qui portaient des drapeaux de partis ou de mouvements. A São Paulo, cela a commencé avec les drapeaux du PT, mais cela s’est ensuite élargi à ceux des autres partis ou mouvements. Et cela été jusqu’à des actes hostiles contre des gens qui portaient des vêtements rouges.
Ces agressions se sont appuyées sur le sentiment spontané de méfiance envers les partis, qui a au moins deux causes distinctes : le discrédit des partis institutionnels (même des gens qui soutiennent le gouvernement ont une mauvaise image des partis qui le composent) et ce qui est vu, avec assez de raison, comme un opportunisme des partis plus à gauche qui, en portant de grands drapeaux et en se plaçant en tête des manifestations donnent l’impression qu’une grande partie des gens qui manifestent les soutiennent. En outre, ce sentiment a été très accentué par les médias bourgeois, qui cherchent à le renforcer en sentiment que « tout le monde doit s’unir autour du drapeau brésilien ».
Je ne crois pas que le mouvement est en train d’être récupéré par la droite, ni qu’il puisse l’être. Ce qu’il y a, c’est une grande lutte entre différentes orientations et slogans. Il est très important de souligner que, jusqu’à présent, ce qui a été concrètement arraché, ce sont des victoires de gauche – l’annulation des augmentations des prix des transports urbains dans tout le pays. Il est intéressant d’observer que l’annonce de cette annulation à São Paulo et Rio de Janeiro, et dans plusieurs autres villes, a été faite le mercredi 19 juin (d’autres villes l’avaient déjà fait avant). La manifestation du 20 juin dans ces deux villes, prévue avant cette annulation, fut maintenue en tant que « célébration ». Le sentiment de victoire a élargi la participation (les médias ont parlé de plus de 300.000 personnes à Rio de Janeiro par exemple), mais, en même temps, cela l’a laissée sans aucune consigne unificatrice claire.
Une question clé est que des couches significatives du peuple ont fait l’expérience des mobilisations de masses et obtenu des victoires, et cela leur a plu. Cela peut s’épuiser peu à peu par fatigue, mais je ne pense pas que cela puisse être récupéré par la droite. (…)
Quels sont les problèmes que pose le mouvement à la gauche radicale ? Quels sont les défis qu’affrontent actuellement ces mobilisations, afin qu’elles ne soient pas « sans lendemain » ?
Une première question est d’avoir une bonne compréhension de ce qui se passe. La gauche radicale a été, elle aussi, surprise par l’ampleur des mobilisations et par la complexité de la lutte qui se livre en ce moment entre les secteurs de gauche et de droite dans les manifestations. Nous sommes, je crois, en train de progresser dans la compréhension de la situation. Une seconde question est la relation avec le PT et les partis qui sont ses satellites, comme le PCdoB, et la question de quelle unité de la gauche construire. Il y a une pression de ces secteurs en faveur de « l’unité de toute la gauche ». Il y a en ce moment un débat entre les différents secteurs de la gauche radicale, mais je crois que la tendance est très claire et correcte ; on ne peut faire aucune alliance avec des secteurs qui, en ce moment, défendent (même si c’est une défense prétendument « critique ») des gouvernements du PT.
L’unité de la gauche que nous devons construire est celle avec les secteurs qui se situent dans l’opposition aux gouvernements du PT (et, bien entendu, dans l’opposition aux gouvernements de l’opposition de droite). Cela inclut des secteurs anarchistes, sans parti, mouvementistes, comme le MPL de São Paulo. Dans ce cadre, un piège qu’il est nécessaire d’éviter est le débat sur les drapeaux des partis. Bien sûr, les partis ont le droit d’avoir et de porter des drapeaux, mais il est nécessaire de trouver en ce moment la meilleure manière de combiner la défense de la légitimité de la participation des militant-e-s des partis dans les mobilisations, sans donner l’impression (et dans beaucoup de cas, il ne s’agit pas que d’une « impression ») de vouloir apparaître comme la direction du mouvement et sans faire passer l’idée fort peu honnête que tous les manifestants soutiennent le parti. Il y a d’autres symboles de partis qui sont bien plus acceptés, comme par exemple les t-shirts de partis.
Le conflit central ne porte pas sur la « marque » des partis, mais sur l’orientation politique du mouvement, sur ses revendications et slogans. Avec cela, nous passons à un autre défi, qui est celui de trouver (ensemble avec tous les secteurs qui impulsent le mouvement), quelles sont les meilleures revendications et slogans à avancer maintenant. Il y a par rapport à cela quelques idées plus ou moins claires. La question du transport urbain – avancer vers la gratuité ou, peut être la gratuité pour les jeunes, ou quelque chose de cet ordre-là, la question de la qualité de ces transports – constitue toujours un axe important.
Cette semaine, deux autres questions tendent à prendre la priorité : les protestations contre la Coupe des Confédérations (et, en général, les dépenses pour les « méga-événements ») et la lutte contre le projet de loi qui permettrait de traiter l’homosexualité comme une maladie, défendu par la droite religieuse fondamentaliste. Il y a déjà eu une manifestation assez grande à São Paulo strictement sur ce thème (le vendredi 21 juin), avec plus de 10.000 personnes, et c’est un sujet qui a été très présent dans de nombreuses manifestations plus larges. La question est en débat à la Chambre et de nombreux députés ont déjà commencé à faire des déclarations pour s’opposer au projet de loi. Une victoire à court terme semble donc très probable.
Finalement, le défi le plus difficile est le conflit avec la droite (et spécialement les grands médias) et avec les groupes d’extrême-droite. Une manière d’aborder cette lutte est justement d’organiser des manifestations avec des revendications et des slogans clairs, dans lesquels les manifestants auront naturellement une inclinaison vers la gauche et ce qui isolera les groupes d’extrême-droite présents. L’unité de la gauche non institutionnelle est une autre manière d’affronter la droite. Et, en outre, il sera nécessaire de mieux soigner les aspects plus organisationnels, comme la protection des manifestants contre les provocations.
Comment caractériserais-tu la situation politique du Brésil aujourd’hui ?
Il y a des signaux qui indiquent que la politique suivie par le PT au pouvoir – offrir quelque chose à « ceux d’en bas » à condition de ne pas provoquer un choc frontal avec les classes dominantes – est en train de s’épuiser. Le PT a été, sans aucun doute, le parti qui a été le plus heurté par les manifestations, bien que d’autres partis traditionnels, qu’ils soient alliés du PT (comme le PMDB du gouverneur de Rio de Janeiro, Sérgio Cabral, très ciblé par les manifestants) ou de l’opposition (comme le PSDB, du gouverneur de São Paulo), en souffrent également.
Je ne pense pas qu’il y ait une quelconque possibilité de « coup d’État de droite » comme certains secteurs du PT l’ont évoqué. La droite n’a aucune raison de faire un tel coup : le gouvernement du PT n’est peut être pas le gouvernement de leurs rêves, mais il les sert bien. Dans cette crise, les partis de droite se sont comportés d’une manière très similaire au PT. Ce qui intéresse la droite, c’est de tirer profit de la crise pour user le PT (elle parle beaucoup, dans les médias, de la corruption, pour tenter de faire croire que ce problème est une question plus fédérale qu’au niveau des États) et mieux se positionner pour les prochaines élections.
Il n’est pas clair jusqu’où ira le mouvement, ni dans quelle mesure il représentera un changement fondamental dans le rapport de forces. Nous avons des signes qui indiquent que le mouvement a la force de continuer, qu’il peut conquérir d’autres victoires, mais il ne semble pas probable qu’il entraîne par lui-même un changement fondamental. Une question clé en tant que limite à ce mouvement est qu’en dépit de la forte perte de légitimité du système politique, il ne se pose pas l’objectif de changer le régime politique ou le gouvernement ; nous sommes loin du « Qu’ils s’en aillent tous ». Il semble certain, d’autre part, qu’il va provoquer un certain changement dans le rapport de forces.
Le PT et ses satellites ont beaucoup perdu, l’opposition de droite aussi, bien que dans une moindre mesure. Les organisations du mouvement social les plus proches du PT et de ses alliés, comme la CUT, qui sont très bureaucratisées, vont, elles aussi, probablement perdre quelque chose. Des organisations plus indépendantes, comme les différentes organisations qui ont impulsé les mobilisations, vont probablement se renforcer.
En passant aux partis politiques non institutionnels (qui sont bien plus faibles que le PT ou que les partis de l’opposition de droite), on peut estimer, pour l’instant, que le parti qui va se renforcer est le « Réseau Soutenabilité » de Marina Silva, parti qui est encore en processus de reconnaissance officielle. C’est un parti qui, comme son nom l’indique déjà, tente de faire croire qu’il n’est pas un parti. Il a une image « propre » et n’est dans aucun gouvernement.
Le PSOL a sans doute déjà bénéficié du mouvement, et il pourrait le faire encore plus, bien qu’il apparaisse à de nombreux manifestants comme quelque chose de semblable au PT vu qu’il s’agit d’un parti de gauche et que le PT est encore vu par les masses comme le plus grand parti de gauche. Sans parler du fait que la méfiance à l’égard des partis en général est forte.
Le PSOL est le parti qui est le plus en syntonie avec les revendications qui ont donné lieu au mouvement et qui prédominent en son sein. En outre, ses militants (et même ses parlementaires) ont participé depuis le début aux mobilisations – et tout spécialement ses militants jeunes. Il est certain que les organisations de jeunesse proches du PSOL (où interviennent ses militants jeunes) ont déjà plus d’autorité et vont encore se renforcer. De toute façon, beaucoup de choses vont se décider dans les luttes des prochains jours et semaines.
Existe-t-il une alternative crédible à la gauche du PT ? Quels sont principaux défis auxquels la gauche anticapitaliste est confrontée ?
Pour le moment, sur le plan national, il n’y a pas une alternative crédible à la gauche du PT. Nous sommes encore dans la phase initiale de la reconstruction de la gauche anticapitaliste brésilienne, après le coup qu’elle a subi avec l’adhésion du PT à l’institutionnalisation bourgeoise. Le PSOL, qui est de loin la principale alternative politique à la gauche du PT, est encore très faible et a, en outre, beaucoup de contradictions internes. Il peut constituer une alternative crédible dans certaines villes, comme cela s’est passé lors des élections d’octobre 2012, mais sur pas sur plan national. Le principal défi immédiat que la gauche anticapitaliste doit affronter en ce moment, c’est d’apporter sa contribution au développement du mouvement, dans le sens déjà abordé avant. Si elle y parvient, elle sera en même temps mieux avancée dans le processus de sa reconstruction – et de sa construction comme une alternative crédible à la gauche du PT.
João Machado est économiste, co-fondateur du Parti des Travailleurs (PT) et longtemps membre de sa direction nationale pour la « Tendance Démocratie Socialiste ». Il a quitté le PT après l’exclusion bureaucratique de la sénatrice Heloïsa Helena en 2003 et s’est attaché à la construction du PSOL (Parti socialisme et liberté), où il anime la tendance « Enlace ». Il analyse dans cet entretien les caractéristiques et les défis du mouvement en cours au Brésil (Avanti4.be).
Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera