À Antonio Cassese
qui aurait cherché justice
On dirait le bruit d’un avion qui arrive, et, il s’agit d’un instant, tout le monde se regarde, personne ne souffle mot : mais ce n’est qu’un portail qui s’ouvre et qui se referme. Une hache qui fend le bois, c’est une rafale de kalachnikov; le pas d’un talon de femme, le coup sec d’un sniper. Nous avons l’air normaux, à Alep. Mais la peur est un cancer qui nous ronge de l’intérieur.
Une seule chose n’a pas changé, ici, depuis le début de la bataille il y a huit mois : les avions de chasse d’Assad sont si imprécis qu’ils ne bombardent jamais les lignes du front – ils risqueraient de toucher non pas les rebelles, mais les loyalistes. Et si auparavant l’objectif le plus visé était l’hôpital al-Shifa, maintenant qu’il ne reste de ses murs que poussière, de ses médecins qu’une fleur et une photo dans un cadre, les lieux les plus dangereux ce sont les files d’attente pour le pain et pour les aides humanitaires. Il n’y a que des femmes et des enfants ce matin. Deux cents personnes qui se disputent quelques boites avec un peu d’huile, de riz, de pois chiches. Du sucre. Il leur manque des doigts, des oreilles, leurs yeux sont rouges et leurs vêtements froissés, ils portent des pulls usés et c’est presque tout, au milieu d’un vent cinglant d’un restant d’hiver, l’air hagard et les corps amaigris, des os qui sculptent leur peau comme un bas-relief. Les mères voient que tu es étrangère et essaient de te laisser leur enfant dans les bras, elles te disent :bring him with you, save him. Sauve-le. Emmène-le.
Alep a faim, dévorée par une épidémie de typhus, dans la rue on vend de tout, on a l’impression que chacun a renversé sur le sol le salon de sa maison, théières, téléviseurs, téléphones, nappes, interrupteurs électriques, n’importe quoi – plus exactement : des morceaux de n’importe quoi : parce que Alep n’est que décombres, en effet, quelqu’un te vend une poussette, quelqu’un d’autre ses roues. Ibtisam Ramdan a 25 ans, il habite avec ses trois enfants et la tuberculose dans un coin d’égouts sous la digue du fleuve. La porte, c’est une grille de poulailler, l’âtre, un bidon de peinture, et ces trois enfants, dans l’obscurité humide d’un coin ranci, qui pleurent et qui toussent, ils toussent si fort et pleurent si désespérément qu’ils râlent – sur un morceau de carton, parmi les vers, un restant de riz : ils n’ont même pas d’assiettes ; et de toute façon, ici, dans les alentours, en ce moment, il n’y a rien de comestible. Et comme eux, des dizaines d’autres personnes : toute la digue du fleuve n’est que failles et taudis, ce ne sont pas des baraques, ce ne sont pas des grottes, ce ne sont que des morceaux de choses, tôles, planches, bâches en plastique – des tas, des tas de morceaux de choses, tout à coup, simplement, tu te trouves à l’intérieur, au milieu de femmes, d’enfants, de personnes âgées mutilées et muettes, ces bouches sans dents, tu passes à un centimètre d’eux et ils ne te regardent même pas, noircis par le charbon des poêles, les pieds dans la boue. Ils n’ont que l’eau de pluie, la peau recouverte d’infections, même les chats, ici, sont malades, alors qu’un avion, tout à coup, gronde dans ta tête, tu essaies de pousser une porte, et tu trouves un homme qui est en train de mourir de leucémie, tu essaies d’en pousser une autre, et tu trouves un homme qui est en train de dépecer un rat, une autre encore, et il y a seulement cette fille, immobile, comme absente, portant sur elle, sans équivoque, la trace du viol – tu essaies de poser une question, et ton interprète qui tombe en larmes et te dit pardon, mais il n’a plus de mots, il n’a plus de mots pour tout cela.
Alep a tellement faim, Alep est tellement à bout qu’on continue à habiter parmi les gravats malgré les frappes aériennes d’Assad. Comme à Ard al-Hamra, 117 morts – dont 17, encore ici, éparpillés sous tes pieds. Les vivants sortent des escaliers, des plafonds effondrés, un par un, des sols en morceaux, des bouts de piliers, un tapis qui pend d’un ventilateur : ils ne possèdent que ce qu’ils endossent. Sur le téléphone de Fouad Zytoon, 36 ans, la photo d’une tête jetée sur une étagère, c’est sa fille. Ils insistent pour tout te raconter dans les détails, tu veux les noms des victimes ? te demandent-ils, j’ai la liste complète, et toi tu as honte de le dire, mais non, tu n’as pas besoin des noms, le nombre suffit, et puis il est tard, et Alep, c’est un millier d’histoires et cela, c’est seulement une ligne de ton article, il est tard, vraiment, et puis tu es fatigué, poussiéreux, et tu es terrorisé par cet avion, au-dessus de ta tête, qui continue à tourner, à tourner et à tourner, le pilote est en train de choisir ceux qu’il bombardera, il est peut-être en train de te choisir, non : tu as seulement besoin du nombre, merci c’est suffisant, 117, dont 17 jamais retrouvés – et le jeune garçon, à brûle-pourpoint, qui te regarde et qui te dit : t’as vu ? Il ne reste plus rien, de nos vies, même pas un nom.
Tout semble normal à Alep. Et les journalistes sont partis. L’herbe a grandi entre les décombres, de toute façon la guerre est devenue la viande de cette ville, les chauffeurs de taxi t’aperçoivent avec ton appareil Nikon au cou, et ils t’arrêtent, comme si tu étais un touriste, ils te demandent : je t’accompagne au front ? – mais ensuite tu rencontres une petite fille, elle te fait un salut militaire : puis tu rencontres un balayeur, dans la rue, un électricien qui répare une antenne, et comme un coup de fouet, tout à coup, le corps tombe : abattu : un sniper. Puis à l’entrée de l’hôpital, pendant que l’avion disparaît, réapparaît, plane, reprend de l’altitude, à l’entrée de l’hôpital sont étendus les cadavres sans carte d’identité, les gens passent, soulèvent tout juste le drap, ils s’assurent que ce n’est pas leur frère, leur cousin. Puis tu entres sur un terrain de jeu, alors qu’il est peut-être en train de te choisir, et entre les balançoires, il y a un sac de couchage, alors que, peut-être, ça va être ton tour, et dans le sac de couchage un enfant violâtre, un trou à la tempe, puis tu pousses une porte d’entrée, et les murs sont couverts de taches de sang, alors que ce sont les minutes les plus impitoyables, tu regardes autour de toi, et de partout, écrasées par l’artillerie, ces maisons d’un étage habité, d’un étage déchiré, un tricycle carbonisé pendu en l’air, dans le vent, dans l’attente, une lampe, un rideau se balancent comme des fossiles de vies ordinaires. Parce que tout semble normal à Alep : ensuite, tu entres dans une école, dans une salle, et les enfants ne se retournent même plus au bruit des mortiers : ils commencent à discuter seulement quand il y a une pluie de balles: c’est une doshka, dit Ahmed, 6 ans, non c’est une kalachnikov à canon court, dit Omar, 6 ans lui aussi, tu entends ?, c’est plus léger qu’un draganov – alors que, peut-être, ça va être ton tour, maintenant, il ne te reste plus qu’à t’agripper à toi-même, et à tout ce que tu n’as jamais dit, dans ta vie, les fois où tu n’as pas été capable d’aimer, les fois où tu n’as pas été capable d’oser, les mots qui sont restés empêtrés entre tes doigts, les fois où… Maintenant il est tard, mais, il est tard pour tout, et la vie est d’une beauté féroce : maintenant c’est peut-être ton tour.
Jusqu’au moment où, dans la rue, un homme arrive, tout agité et il annonce : bombardé Sheik Said. Parce qu’il est dur de l’admettre, – quelque chose de féroce : mais c’est un soulagement infini. Sheik Said : pas toi. Un soulagement infini. Savoir que quelqu’un est mort. Parce que c’est comme si cette guerre t’avait volé non pas de l’humanité, mais tout à coup, et avec encore plus de violence : comme si elle t’avait laissé nu devant un miroir, nu devant ce que tu es vraiment : parce qu’il n’y a que toi qui compte, dans ta vie, on saigne de l’admettre, mais cette guerre ne t’a rien volé, ton humanité, simplement, ta diversité, saigne – mais elle n’a jamais existée : il n’y a que toi qui compte vraiment. Mais une vie comme celle-là, est-ce une vie ?
Les journalistes sont partis et tout semble normal à Alep. Le front, toutefois, est encore ici : tu comprends qu’il est tout près de toi quand, dans la direction opposée à la tienne, commence la file des Syriens en fuite. Des dizaines de fourgonnettes chargées d’une multitude de choses se détachent sur un ciel qui bout d’explosions : et ce n’est pas exactement cette image que tu associerais au mot « libération ». Mais pourquoi le front avance-t-il ainsi : ville après ville, quartier après quartier : il avance comme un tsunami, après son passage il ne reste rien, juste des enfants qui jouent au ballon dans la poussière, pendant que le régime bombarde tout. Ils jouent comme si de rien n’était. Et de l’autre côté : pour rassurer la population, les rebelles roulent en jeep bardés de doshka : mais c’est une mitraillette placébo, contre un avion de chasse elle a l’effet d’une sarbacane. Comme dit Wael : la seule défense antiaérienne, ici, c’est la pluie. « Le seul refuge, c’est la chance ». Il a 8 ans.
L’unité de l’Armée Libre où nous sommes embedded est composée de 13 hommes, dont deux en nu-pieds – et les autres ne portent pas toujours deux chaussures identiques. Ils étaient 17, trois sont morts pour récupérer le cadavre d’un quatrième qui se trouve encore là-bas, au fond de la rue. Juste au coin, un sniper du régime. Ils sont assis, un verre de thé à côté d’eux, dans ce qui a dû être autrefois un magasin, absorbés depuis une heure par une discussion animée sur la stratégie pour la prise de Damas. Une femme, pendant ce temps, arrive circonspecte, elle doit passer de l’autre côté. Mais personne ne fait attention à elle : et peu de temps après, résignée, elle traverse comme ça, toute seule – en murmurant comme prière des versets du Coran. Pourtant, Wikipedia aussi le recommande : cela s’appelle « tir de couverture ». Ça fait deux dollars par balle, me fulmine du regard Fahdi : « t’es folle ? », et il reprend ses plans sur la prise de Damas. Les renforts, dans l’après-midi, sautent d’une jeep, c’est d’Ayman Haj Jaeed, 18 ans. C’est son deuxième jour au front. Écris, me dit-il : Assad est fini – et il traverse à la course la rue avec sa kalachnikov, en tirant autant qu’il le peut. Écris, écris, me hurle-t-il de l’autre côté de la rue : encore deux mois, et Alep sera libre. Seulement il a tiré à gauche. Et le sniper était à sa droite.
Je suis contre le régime, les Syriens, mais aussi, de plus en plus, contre les rebelles. Accusés d’avoir entraîné Alep dans une guerre qu’ils n’étaient pas prêts à combattre, avec leurs boîtes de thon transformées en grenades : et maintenant, ils sont aussi accusés de saccages et d’extorsion, d’avoir remis le pays entre les mains de Jabhat al-Nusra. Cela signifie Front du Soutien : ce sont les hommes d’al-Qaïda, débarqués ici de l’Irak, de Tchétchénie, de l’Afghanistan, de Marseille, de Londres : venant des banlieues, des décharges de la globalisation. Avec leur expérience, et leurs armes sophistiquées, ils sont en train de changer les équilibres de la guerre : mais aussi les équilibres de la Syrie, pays laïc. En faveur de l’Islam.
Ce qui était le quartier général de l’Armée Libre est maintenant le quartier général de Jabhat al-Nusra. « Dans les zones libérées, le gouvernement est constitué de cours islamiques dans lesquelles certains posent un Coran sur la table et appellent justice leur propre volonté », explique le leader des manifestations du vendredi, Abu Maryam : persécuté par le régime, tabassé par les rebelles, jugé par les islamistes. « Nous n’avons pas seulement perdu la révolution. Nous avons perdu la Syrie ». Parce que les djihadistes, selon les estimations, ne sont qu’une minorité, 5 pour cent : mais ce sont les plus entrainés, les plus organisés : ce sont eux qui décident. Dans les zones sous leur contrôle, il n’est pas rare de tomber sur des loyalistes trainés par les cheveux, trempés de sang. Leur peau, une carte de tortures. « Mais la Syrie deviendra une démocratie », assurent-ils. Jusqu’au moment où, tout à coup, commence une pluie de mortier – « nous respecterons tout le monde », un deuxième, un troisième : j’ouvre la première porte que je trouve. Mais il n’y a que des hommes dedans : et sous mon casque, je n’ai pas de voile. Ce sera une Syrie de personnes libres et égales, répètent-ils : mais pour l’instant, ils me laissent à l’extérieur.
Les habitants d’Alep te regardent, l’air hagard, arrêtés sur le bas-côté de la route comme une scène de l’Armageddon. Puis il y a cet autobus vert, et un court instant : tu penses : comme celui derrière lequel nous nous sommes cachés, cette fois-là, il y avait des snipers de partout, et cet enfant, il était presque arrivé, lui aussi, presque sauvé – mais il a suffi d’un instant : et tu continues droit devant. Mais, tu rentres dans une maison, puis, sur la droite : un dessous d’escalier. Pareil à cette fois où un homme, ils bombardaient, tu t’en souviens ? te laissa sa place : pour que tu puisses rester en vie et raconter au monde. Et au coin du Shifa, là-bas, le bitume avait à peine bougé : parce qu’il y avait deux gouffres, là-bas, deux avions, là-bas où il s’en est fallu de peu qu’Alessio ne meure, là-bas il s’en est fallu de peu que Narciso ne meure et ce mur, devant toi – mais parce qu’il y avait un cadavre, là-bas, et un mortier qui l’a touché en plein, qui l’a désintégré tu ne le sens pas? Il y a un cadavre dans l’air, et à chaque coin, chaque coin, tu marches, et tu essaies de continuer droit devant, mais à chaque coin, tu as l’impression de devenir fou, toute la ville, et comme un monument au civil inconnu quand, tout à coup, un enfant: il s’agrippe à ton bras, J’ai tout perdu! J’ai tout perdu! hurle-t-il, et il tire ta veste, et il hurle, il t’implore, J’ai tout perdu!, là-bas où flottait une main, et tu as seulement l’impression de sombrer, alors que tout revient, et Alep, devant toi, devient un caléidoscope de l’horreur qui disparaît et réapparait, J’ai tout perdu! hurle-t-il, et il ne s’en va pas, il ne s’en va pas, il continue à s’agripper, J’ai tout perdu! là-bas, tu t’en souviens ?, là-bas où flottait une tête, là-bas où tu croyais que c’étaient des gravats et c’étaient des morceaux de crâne, là-bas la dernière fois que tu as vu Abdallah, la première fois que tu as dit je t’aime.
Aussi parce que tu es épuisé, et désormais gris de poussière, tu te glisses derrière l’énième sac de sable pour esquiver l’énième sniper. Mais dans combien de temps on arrive ? demandes-tu, les nerfs à vif, c’est encore loin? – et c’est seulement maintenant que tu comprends cette guerre : quand au beau milieu de rien, Alaa te dit: on est déjà arrivés.
Parce que de l’antique souk d’Alep, les quatre mille mètres carrés les plus ravissants du Moyen Orient, la carte postale la plus célèbre de la Syrie, un vertige de voix et d’histoires, de couleurs, un débordement de vie, il n’est resté que cela : des décombres. Les pieds quand tu marches s’enfoncent jusqu’aux chevilles, des pointes tordues de fer rouillé, du verre, des tôles, des rideaux de fer éventrés et criblés de balles. Poussière et pierres. Rien d’autre. Mais vraiment, rien d’autre. Les rebelles, ils te conduisent d’une ruelle à l’autre, d’un magasin à l’autre : ça, c’est le marché du coton, t’expliquent-ils, ça, c’est le marché des orfèvres, à droite des épices, là-bas dans le fond de l’argent. Pourtant ce ne sont que des décombres. Ici, les mariées viennent acheter leur robe, et ils t’indiquent un petit bout de quelque chose, ici, les alliances – des verbes à l’indicatif présent : et toi, tu ne vois rien. Ici, à l’intérieur il n’y a même pas un rat.
Iyad a 32 ans et un air fragile enchâssé entre des muscles larges, il est menuisier – « mon atelier se trouve au coin », te dit-il, même si au coin il n’y a qu’un plafond écroulé, un pan de mur, et même si maintenant il est sniper, deux heures par jour, tous les jours, il dort ici, un matelas et une couverture à côté d’un squelette de porte, son frère est mort, son père est mort, son meilleur ami est mort, ils sont tous morts, sa fille de deux ans est morte, sur son portable la photo du cadavre dans le sang, et maintenant il est sniper, tout simplement sniper, deux heures par jour derrière ce bouclier de sacs de sable, tu regardes dans le trou d’où il tire et les casques des derniers soldats qu’il a touchés sont encore là, au milieu de la rue. À toutes les questions que tu lui poses, Iyad a la même réponse. Mais qu’est-ce qu’on ressent, je lui demande, la première fois ? Et il te montre le cadavre de sa fille, pendant qu’un homme râle, à travers ton viseur, tu penses à quoi ? et il te montre le cadavre de sa fille, tu lui demandes : mais quand tout sera fini, qu’est–ce que tu feras ? et quelle Syrie ce sera ? et seulement le cadavre de sa fille, seulement le sang qui coule – jusqu’au moment où il te dit : autre chose ? il met son téléphone dans sa poche, et il recommence à tirer.
Ils ont dix-sept, dix-huit, vingt ans, et des yeux si transparents, si vides que tu peux y voir à travers, et voir les décombres derrière eux. Ils combattent ici depuis huit mois, la pendule, au mur, est arrêtée à 17h47, c’était le 25 septembre, et Alep un enfer, des explosions espacées de quelques secondes quand la vieille ville, déclarée par l’Unesco patrimoine de l’humanité, fut détruite par les flammes. Ils marchent entre les dépouilles de la tempête en kalachnikov et t-shirt, aux pieds, sous leurs rangers des chaussettes des Simpson : ce sont les nouveaux patrons d’Alep, de jeunes garçons qui ont tout juste un diplôme, difficilement un métier – mais ils ont une kalachnikov, maintenant, maintenant ils ont respiré le pouvoir : et ils ne redeviendront pas monsieur tout le monde comme au temps d’Assad. Ils sont installés ici avec leur réchaud de camping, un sac de couchage, comme s’ils faisaient interrail, il est inutile de leur parler, tu n’obtiens même pas un mot, une émotion. Ils président chaque coin de rue, chaque restant de mur a, ici, son check point, ses gardes : ils surveillent les rues d’une ville imaginaire – « c’est le meilleur tailleur d’Alep », et il n’y a qu’un tas de tôles coupantes exposé aux tirs d’un sniper : parce que quand tu tombes sur un nuage d’insectes, toi qui connais Alep, désormais, tu le sais : là sous tes pieds il y a des restes humains.
Et dans un trou de mortier, à un certain endroit, il y a quelque chose de doré qui brille encore. C’est un lustre. Tu baisses la tête, curieux, tu passes entre les sacs de sable – tu te glisses à l’intérieur: et tu te retrouves entre des dizaines d’exemplaires du Coran criblés de balles : c’est la vieille mosquée. C’est ce qu’il en reste.
Les murs défigurés par l’artillerie, les candélabres déracinés. Des gravures, des décorations arrachées, les nuances du rouge sur le tapis sont à présent des nuances de sang. Et d’un pilier à l’autre, des bâches de plastique noir : les snipers d’Assad sont de l’autre côté de la cour. Parce qu’il s’agit d’une guerre du siècle passé, la guerre d’Alep, est une guerre de tranchées combattue à coups de fusil : rebelles et loyalistes sont si proches qu’ils s’insultent pendant qu’ils se tirent dessus – Au front, la première fois tu n’y crois pas : avec ces baïonnettes que tu as vues seulement dans les livres d’histoire, et tu pensais qu’elles ne s’utilisaient plus depuis les temps de Napoléon, aujourd’hui que les guerres se font avec des drones : par contre ici, on combat mètre par mètre, avec cette lame attachée au canon, rouillée de sang, et parce que c’est vraiment une bataille rue à rue, corps à corps, les chiens qui rôdent, à l’extérieur, qui se disputent un os de tibia. Même s’ils ne sont désormais que des prétoriens d’un empire de mort, alors qu’ils te saluent en te faisant le signe de la victoire comme s’ils étaient devant le Colisée pour une photo souvenir, mais ils ne sont que devant des minarets écroulés sur le sol, des tas de tôle ; alors qu’ils arrêtent le photographe : ils disent : ici, il est interdit d’entrer : c’est la zone réservée aux femmes, mais il n’y a que des restes carbonisés de choses qu’on ne peut plus reconnaître – alors qu’ils montent la garde devant une hallucination : mais tout, ici, parmi les fantômes des mariées, est plus sacré que la vie.
On dirait des rues, c’est La route de Cormac McCarthy. Même le muezzin, désormais, ne lance plus d’appel à la prière : il cherche des donneurs de sang pour les blessés du dernier missile, tombé il y a une demi-heure. Et seulement une pluie de kalachnikov, tout à coup, te réveille – au dehors on recommence à tirer. C’est le seul signe de vie – au dehors quelqu’un meurt. Quelqu’un n’est pas encore mort.
traduit par Michel Vergne