Le 29 avril dernier, le groupe Alibaba, la société de vente en ligne la plus importante en Chine, a annoncé qu’il allait acquérir 18% du site Sina Weibo pour un montant s’élévant à 586 millions de dollars ; cette acquisition va très probablement modifier le monde d’internet tel que le pays le connait. Sina Weibo, qui se rapproche assez du fonctionnement de Twitter, est la plate-forme de microblogging la plus populaire en Chine avec 500 millions de comptes ouverts, mais il lui faut aujourd’hui trouver un modèle économique rentable.
En associant les millions d’utilisateurs de Weibo à Alibaba, une plate-forme de e-commerce qui a réalisé l’année dernière plus de transactions qu’ Amazon et Ebay réunis , ce contrat risque fort de changer la donne et pourrait lancer une nouvelle ère du commerce, social ou du e-commerce régi par les médias sociaux en Chine.
De nouvelles exclusions dans le domaine du commerce social
Mais ce contrat marque également un tournant subtil qui permettra à l’Etat autoritaire de renforcer sa mainmise sur internet. Alors que la frontière entre économie et politique sur internet s’atténue, le gouvernement découvre de nouvelles façons de continuer ses persécutions systématiques en ligne qui ne se réduisent plus à contrôler du contenu. Eric Schmidt et Jared Cohen, tous deux liés à Google, avaient annoncé ce scénario dans leur dernier livre “The New Digital Age“:
Alors que nous sommes de plus en plus connectés, les service proposés par internet et les appareils mobiles offrent la possibilité aux individus de changer leur quotidien, leur permettant d’avoir toujours accès à l’information, aux offres d’emplois, aux divertissements, à d’autres personnes. S’il fallait exclure les populations opprimées du monde virtuel, cela conduirait à mener une politique drastique et destructrice […]. Alors que les opérations bancaires, les versements de salaires et les paiements se font de plus en plus souvent sur des plates-formes en ligne, le fait d’être exclu d’internet pourrait fortement réduire les perspectives économiques de certains. Il sera bien moins facile d’accéder à son argent, de payer avec sa carte bancaire ou d’obtenir un prêt.
La Chine étant, sur la question d’internet, un pays confronté au “dilemme du dictateur » , le scénario décrit ci-dessus montre qu’elle a une belle opportunité de pouvoir réduire la liberté des internautes chinois. En se mettant à l’heure d’internet, le gouvernement chinois a bénéficié de développements économiques et sociaux, ce qui lui a permis d’asseoir sa légitimité. Selon le cabinet de conseil McKinsey , la Chine est le deuxième plus grand marché de vente en ligne, juste après les Etats-Unis, avec un total de ventes s’élevant à 120 milliards de dollars en 2011. Mais dans le même temps, internet est devenu une sphère publique vibrante remplie de critiques à l’égard de la politique du gouvernement et de la corruption.
Le très connu grand pare-feu de la Chine, qui bloque les sites étrangers « indésirables » et participe à la censure des médias sociaux, avec la coopération forcée de compagnies internet privées, est la solution officielle. Dans un numéro spécial récemment publié, qui décrit la Chine, avec son curieux mélange de liberté économique et de manque de liberté politique, comme étant une florissante « cage géante » qui est placée sous surveillance constante.
Par le biais de subtiles manipulations sur les envies et besoins économiques des citoyens, les autorités chinoises prennent toutes les mesures nécessaires pour rendre cette cage encore plus solide. L’opération Alibaba n’est qu’un avant-goût de leur façon de faire. Bill Bishop, éditeur du site the Sinocism China Newsletter, insiste sur ces aspects inquiétants dans la rubrique qu’il tient dans le New York Times, Dealbook column :
Le contrat Alibaba est fait pour renforcer le positionnement des services mobiles et développer le commerce social. Le gouvernement serait probablement ravi de voir Weibo, un site hébergeant commentaires et critiques sur les questions économiques et sociales, devenir, un grand centre commercial en ligne qui, grâce à des fonctionnalités de paiement en ligne, détiendra les véritables noms et coordonnées des utilisateurs.
Totalitarisme de l’information
En décembre 2011, le gouvernement municipal de Pékin a décrété des règles obligeant les sites de microblogging à vérifier l’identité de leurs utilisateurs. En décembre 2012, l’assemblée législative chinoise et l’assemblée nationale populaire ont adopté une loi exigeant que les utilisateurs déclinent leur véritable identité quand ils s’enregistrent auprès d’un fournisseur d’accès à internet. Ces nouvelles réglementations n’ont jusqu’ici pas encore étaient complètement mises en place mais les autorités chinoises en font une de leurs priorités. Fin mars 2013, le conseil d’Etat a dévoilé sa liste des tâches pour les cinq années à venir, y incluant la mise en place de l’obligation de s’enregistrer sur internet avec son véritable identité dès juin 2014.
Mais la liste des tâches comporte une mesure autrement plus inquiétante: la création d’une plate-forme unique de crédit et une plate-forme unique du crédit social avec un système de codage qui s’appuie sur le numéro des papiers d’identité des citoyens chinois. Si l’on associe ces plates-formes à un système qui requiert la véritable identité des utilisateurs, alors le gouvernement sera véritablement en mesure de rassembler des informations sur les utilisateurs et d’interagir sur ces données. Il sera plus facile, à l’avenir, de couper les personnes qui dérangent des activités économiques et sociales par le biais de moyens informatiques. L’écrivain dissident Mo Zhixu, qui vit à Pékin, appelle cela un état de “ totalitarisme de l’ information » où plus personne ne pourra se cacher (via le site Seeing Red in China):
Premièrement, dès que le système de demande de la véritable identité des utilisateurs sera mis en place dans les coulisses des services de direction des sites, système qui fait que la carte d’identité doit correspondre au numéro d’identité, comme c’est le cas sur Alipay (支付宝), ces numéros d’identité utilisés en ligne pour s’enregistrer seront vite inadaptés à une utilisation répétée. Deuxièmement, en ce qui concerne les activistes qui utilisent les numéros d’identité d’amis ou de membres de la famille, si les mesures dissuasives habituelles ne fonctionnent pas, le gouvernement pourra mettre en place un système de contrôle en associant la carte d’identité et le code de crédit social correspondant aux affaires d’intérêt personnel. De cette manière, ni les amis, ni la famille ne voudra, ni n’osera prêter leurs numéros d’identité à quelqu’un d’autre.
Ayant créé une « plate-forme unique d’information sur le crédit avec l’apport graduel d’informations sur la finance, les inscriptions au registre du commerce, le paiement des impôts, les charges sociales, les infractions au code de la route, et d’autres renseignements sur le crédit », et un « système de crédit social avec un codage qui s’appuie sur les numéros d’identité », les informations sur les crédits personnels contiendront forcément des informations sur l’utilisation qui est faite d’internet. Ainsi le système internet qui requiert de s’enregistrer avec ses véritables nom et prénom sera mis en relation avec le code de crédit social et même avec le système d’aide sociale. Partant de là, il n’est pas improbable de penser que le gouvernement pourrait utiliser le code de crédit unique comme le seul code valable pour utiliser internet.
Quand les enjeux sont aussi importants, la menace d’être interdit d’internet aura un fort pouvoir dissuasif. La peur d’être exclu du monde des affaires, de la finance et du système de sécurité sociale devrait faire croître l’auto-censure de manière significative.
Jack Ma, le créateur d’Alibaba reconnaît que Sina Weibo a permis le développement de la transparence en Chine et insiste sur le fait qu’Alibaba veut que son succès continue de grandir, mais sans pour autant transformer le site en grande plate-forme publicitaire. Quoiqu’il en soit, avec l’arrivée imminente du totalitarisme de l’information, la liberté en souffrira et sera manipulée de manières subtiles, particulièrement quand les espaces économiques, sociaux et idéologiques convergeront. La ligne entre liberté et esclavagisme est mince. Le plus grand danger est quand les citoyens ne sont pas conscients de la façon dont les autorités exercent leur pouvoir sur eux, comme l’explique dans un article pour The Atlantic la co-fondatrice de Global Voices Rebecca MacKinnon, auteur de “Consent of the Networked: The Worldwide Struggle for Internet Freedom”:
A l’heure d’internet, la plus grande menace à long terme pour une société véritablement basée sur le citoyen, un monde dans lequel la technologie et l’Etat sont aux services des citoyens et non pas le contraire, ressemble moins au 1984 d’Orwell qu’au Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley : un monde dans lequel notre désir de sécurité, de divertissement et de confort matériel est manipulé au point de nous voir nous soumettre volontiers et impatiemment. Si nous voulons éviter ce destin tout sauf utopique, il faudra que l’innovation politique rattrape l’innovation technologique.