Par Sophie Chapelle
Pas facile quand on est jeune et chômeur de lancer son entreprise. Encore plus en Tunisie où, deux ans après la révolution, le chômage frappe encore massivement. C’est pourtant ce que réalisent huit jeunes tunisiens en lançant une coopérative spécialisée dans la fourniture de matériels de traduction. En s’appuyant sur le recyclage, le partage et l’autogestion. Leur premier défi : équiper les salles qui accueillent le Forum social mondial, pour que les débats d’idées puissent franchir la barrière de la langue. Reportage.
Encombrant les tables, des dizaines d’émetteurs FM, des récepteurs, des téléphones portables, des tableaux électroniques et des fils électriques. « Pour les émetteurs, on a récupéré les afficheurs de vieux lecteurs MP3. Avec des petits moyens, un peu de patience et beaucoup de volonté, on peut tout faire », s’enthousiasme Alaa. Ce jeune tunisien fait partie de la coopérative Nomad 08 en charge de la construction de matériel électronique de traduction pour le Forum social mondial de Tunis. Avec sept autres jeunes chômeurs diplômés de la petite ville de Redeyef (30 000 habitants), dans le Sud-est tunisien, Alaa a décidé de relever un sérieux défi : équiper une cinquantaine de salles pour la traduction en récupérant et en recyclant du matériel électronique. Et se retrouve au cœur d’un laboratoire autogéré où sont expérimentées des pratiques alternatives.
« J’ai connu la souffrance du chômage pendant quatre ans, poursuit le jeune homme. A Redeyef, il n’y a pas beaucoup de solutions pour trouver un travail, à moins de s’engager dans une compagnie d’extraction du phosphate. Ici, j’ai plaisir le matin à me lever, c’est un vrai travail ». « Cette coopérative, c’est aussi une occasion unique de se réapproprier non seulement les nouvelles technologies mais surtout notre avenir », s’enthousiasme Wassim, un autre jeune coopérateur. Ils ne sont pas ingénieurs électroniciens, mais ont une formation en chimie, en agronomie, voire même littéraire ! « Ce qui a facilité le travail c’est d’abord l’amitié qui nous lie », confie Alaa.
« Pas besoin d’être une grande multinationale »
Ils ont tous été formés par Mohamed Jribi, un ingénieur électronicien tunisien. Il a pris conscience dès 2004, à l’occasion du Forum social mondial de Mumbai en Inde, des besoins importants en interprétariat. « Equiper les salles avec du matériel d’interprétation devenait vite un obstacle pour les gens qui n’avaient pas d’argent. Avec de simples radios FM, on a réussi à l’époque à ce que six grands amphis en soient dotés ». Et sans traductions, pas d’échanges d’idées possibles. C’est ainsi que naît le réseau Nomad, un collectif international de militants. « Tout le monde peut, avec un minimum de connaissances, fabriquer un émetteur FM. Puis les radios peuvent s’acheter n’importe où, explique t-il. On n’a pas besoin d’être une grande multinationale. S’approprier ces savoirs là, c’est une manière de sortir du modèle de consommation et de lutter contre le capitalisme ».
Le FSM de Tunis, c’est l’occasion de créer des emplois. « On ne peut pas construire bénévolement du matériel pendant quatre mois », explique t-il. La coopérative démarre grâce à un premier versement de 5 000 euros par le FSM. De quoi acheter le matériel de base. Tout le matériel fabriqué doit être libre de brevets et demeure la propriété du forum. 20% du matériel restera cependant au sein de la coopérative, pour qu’elle puisse continuer son activité.« Tout le monde est gagnant, car si on compare aux prix des professionnels, notre matériel coûte six fois moins cher et a une très bonne qualité ». Les jeunes de Redeyef pourront démarrer leur entreprise sans être endettés.
« Offrir une meilleure vie sociale »
En trois mois, ils ont construit 160 émetteurs FM, 80 « spiders » pour régler la sonorisation, et plus de 50 cabines pour les interprètes. « On a été plus efficaces que des professionnels, mais nous n’y serions jamais parvenus sans l’aide des bénévoles », précise Alaa. Depuis deux semaines, les « Nomad » ont créé un local provisoire au cœur même du campus universitaire où se tiendra le forum. « Il y a eu une rencontre magique entre les étudiants et les anciens chômeurs, relate Mohamed. Tous les jours, les profs sont là aussi pour échanger et aider. C’est un modèle d’auto-organisation assez réussi ! ». « Il n’y a pas de supériorité hiérarchique, tout le monde est responsable, c’est dans la charte de notre coopérative », se réjouit Alaa.
Une salle de classe est reconvertie en atelier de menuiserie pour construire des cabines pour les interprètes. Plusieurs jeunes étudiantes, comme Ameud, étudiante en génie électrique, s’impliquent dans Nomad. « J’aide à l’assemblage des cartes électroniques car c’est mon domaine de compétence. C’est l’occasion de faire de nouvelles connaissances et de s’ouvrir aux autres ». Mohamed, étudiant en agronomie, souhaite lui-aussi être volontaire sur le FSM. « On m’a immédiatement orienté vers les Nomad. Ce qui est intéressant ici, c’est l’aspect multidisciplinaire et la possibilité d’être avec des jeunes ayant tous la même ambition, celle d’une Tunisie offrant une meilleure vie sociale à tous ses habitants ».
Développement régional équitable
Mais la forme juridique de la coopérative n’existe pas en Tunisie. « Le modèle coopératif est incompatible avec le capitalisme, constate Mohamed. Rien n’est fait pour l’encourager, mais je fais confiance aux jeunes de Redeyef pour montrer qu’une structure économique alternative est possible ». Les membres de Nomad 08 ont le projet, après le forum, de travailler à l’échelle locale, nationale et internationale. « Nous avons déjà des propositions en Espagne », confie Alaa.« Ce forum social mondial, c’est aussi une occasion de lancer une dynamique des jeunes tunisiens pour un développement régional équitable, sur la base de la lutte contre l’impérialisme et le néolibéralisme », ajoute Wassim. Ensemble, ils comptent non seulement sortir de la précarité, mais aussi montrer qu’un autre monde est déjà en marche.