Crise civilisatrice, les frontières planétaires, l’inégalité, les attaques contre la démocratie, l’état de guerre permanente et les peuples en résistance

Nous proposons à nos lecteurs des extraits du discours d’Edgardo Lander, sociologue vénézuélien lors du Forum social mondial, à Porto Alegre, au Brésil, en Janvier 2012. Lander nous offre des éléments qui fournissent des informations et des analyses, qui selon nous, aident à la compréhension du moment régional et mondial que nous vivons. Pour cet article, nous avons pris des extrait propres au discours, tout en essayant de retrouver les idées centrales et sans modifier sa formulation initiale. Vous pouvez trouver le document original (en espagnol) en PDF ici. La vidéo (en espagnol) peut être trouvée ici.

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Crise du modèle hégémonique civilisateur

Nous sommes en présence de la crise terminale d’un modèle de civilisation anthropocentrique, monoculturel et patriarcal, en croissance continue et en guerre systématique contre les conditions qui rendent la vie possible sur Terre. La civilisation de type scientifique technologique sur l’ensemble de la soit dite « nature », qui identifie le bien-être humain à l’accumulation d’objets matériels et la croissance économique illimitée – qui a le capitalisme comme seule grande expression historique – est en train d’atteindre ses limites.

Dans le moment historique où l’humanité a une plus grande urgence de la diversité et de la multiplicité des cultures, des formes de savoir, de penser, manières de vivre ensemble au sein du réseau de la vie (comme condition de possibilité pour répondre à cette crise de civilisation), les peuples autochtones et les cultures paysannes à travers le monde sont menacées par l’inexorable logique du processus d’accumulation par dépossession.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas confrontés au fait de savoir si le capitalisme peut survivre ou non à cette crise terminale. Si, bientôt, nous ne parvenons pas à mettre un terme à ce mécanisme de destruction systématique, ce qui est réellement en jeu, c’est si l’humanité pourra ou non survivre à la chute finale du capitalisme.

La crise environnementale et les limites de la planète

Il n’y a aucun doute qu’il existe de grands changements qui modifient le climat et les conditions qui rendent la vie possible sur la planète Terre. Il ne s’agit pas seulement du changement climatique, mais aussi d’autres aspects cruciaux tels que la perte de la biodiversité, la fertilité des sols, la déforestation, la pollution des eaux, etc. Il ne s’agit pas seulement de mesures et de consensus scientifiques.

Les graves conséquences de ces changements font partie de la vie quotidienne de centaines de millions de personnes: sécheresses, inondations, accès limité à l’eau, perte de diversité génétique, chaleurs extrêmes, perte massive des récoltes, etc. Sans un frein, à court terme, de cette agression logique expansive sur la nature, la vie humaine est gravement menacée.

Inégalité croissante et profonde

En général, l’ensemble des systèmes vitaux de la planète sont menacés, mais dans l’immédiat et à court terme, les impacts sont extrêmement inégaux. Il existe une relation inverse entre les pays, les régions et les peuples du monde qui ont toujours eu (et ont encore) plus de responsabilités dans les dynamiques prédatrices (y compris l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère), et les régions et les populations les plus touchées. Les principaux responsables, les pays industrialisés du Nord, non seulement sont situés dans les régions tempérées, où les impacts des changements climatiques ont été plus modérés, mais disposent de ressources financières et des capacités technologiques pour y répondre. Ceci semble contribuer au peu d’urgence que l’on donne à ces aspects, et plus particulièrement aux États-Unis.

La distribution inégale de la richesse actuelle est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. La concentration croissante de l’argent mondial entre les mains d’une oligarchie est désormais évidente. Il y a d’ailleurs de plus en plus d’informations sur ce processus.

Le groupe financier Crédit Suisse, a lancé une publication annuelle qui analyse la répartition des richesses (biens réels comme les maisons, plus les biens financiers) de la population adulte dans le monde. Selon ses calculs, la moitié la plus pauvre de la population adulte ne possède que 1% de la richesse mondiale. Un total de 3.051 millions adultes, ce qui représente 67,6% de la population adulte globale, ne possède que 3,3% de la richesse mondiale. En revanche, les 10% plus riches possèdent 84% de la richesse mondiale, les 1% plus riches possèdent 44% de la richesse mondiale, et les 0,5% plus riches possèdent les 38,5% de la richesse mondiale.

La crise économique de ces dernières années, loin de ralentir ces tendances à la concentration des proportions élevées de la richesse dans une petite minorité, l’a plutôt intensifiée. Il ne s’agit pas seulement de tendances d’exploitation dans le monde soi-disant développé. Le pourcentage de croissance du nombre de riches et ultra-riches et des volumes des richesses qu’ils possèdent ont augmenté encore plus rapidement dans le groupe des pays dits émergents. En Inde, le pays qui compte le plus grand nombre de personnes souffrant de faim dans le monde, l’homme le plus riche du pays a construit une résidence familiale de 27 étages qui, entre autres, possède trois héliports. Son coût est estimé à un milliard de dollars.

Les multiples agressions sur la démocratie

Ces profondes inégalités ne sont pas compatibles avec la démocratie. Cette concentration de la richesse (et le pouvoir politique qui l’accompagne nécessairement), est l’expression la plus dramatique d’un monde dans lequel nous vivons. Dans la plupart des pays, quel que soit le régime politique (démocratique, autoritaire, autocratique, laïc ou religieux), les institutions étatiques fonctionnent davantage comme des institutions propriétaires de l’argent, que comme des représentants des intérêts des citoyens.

Toute alternative à l’actuelle crise civilisatrice, et aux conséquences de la destruction des conditions qui rendent la vie possible, qui n’inclut pas comme dimension essentielle la lutte contre cette inégalité obscène, échouera forcément. En premier lieu, parce que seule une redistribution radicale, avec un transfert extraordinairement massif des ressources et de l’accès au patrimoine commun, aujourd’hui détenu par les plus riches, au reste de la population, serait possible, ainsi que, dans le même temps, une réduction de la pression humaine insoutenable sur les systèmes écologiques qui soutiennent la vie, afin que la plupart des gens aient un niveau de vie décent.

Deuxièmement, parce qu’aucune transformation importante de la logique prédatrice n’est possible tant qu’une petite minorité, plus précisément celle qui bénéficie de la situation actuelle, bénéficie d’une concentration monumentale de la richesse mondiale et du pouvoir d’influence sur les décisions politiques et d’investissement.

Il existe plusieurs mécanismes par lesquels l’inégalité et les restrictions de la démocratie se nourrissent. Les politiques fiscales des États-Unis en sont des illustrations. Grâce à l’augmentation du pouvoir politique des entreprises, ces dernières décennies, la structure fiscale dans ce pays a été détournée en faveur des intérêts des entreprises et contre la majorité des employés.

Une autre menace, tout aussi grave pour la démocratie dans le monde entier, est celle qui provient des expressions multiples dont les politiques de sécurité nationale se sont emparées. Un état permanent de peur a été systématiquement alimenté par les médias et l’industrie du divertissement : peur du terrorisme, des drogues, de l’insécurité personnelle, des migrants indésirables, des menaces posées par les nouvelles puissances mondiales.

La peur et l’insécurité que les médias et les politiciens instaurent agissent comme des dispositifs visant à réduire la résistance à l’imposition de mesures qui progressent pas à pas vers une société de surveillance, avec des technologies au-delà de tout ce qu’Orwell aurait pu imaginer. Suite à cela, de nouvelles opportunités commerciales surgissent grâce aux nouvelles technologies de surveillance pour les entreprises qui travaillent dans ce qu’on a appelé le complexe industrielle de sécurité.

Ajustements globaux et déclin du pouvoir impérial et unilatéral des États-Unis

Dans le domaine économique, le mouvement de l’hégémonie Américaine dans le système mondial, avec l’émergence de nouveaux acteurs, avance à pas vertigineux. La différence entre les taux accélérés de la croissance économique dans les économies émergentes et la soi-disant léthargie des pays industrialisés est telle que le poids relatif des différents groupes de pays dans l’économie mondiale est en remaniement permanent. Sur le plan économique, la rapide croissance économique de la Chine a fait d’elle un sérieux rival face à l’hégémonie Américaine.

Une autre expression de ces réajustements globaux constitue le fait que, selon le Centre for Economic and Business Research à Londres, en 2011, le Brésil a dépassé le Royaume-Uni pour devenir la sixième plus grande économie mondiale. Selon la même source, en 2011, alors que l’économie chinoise représentait moins de la moitié de l’économie américaine, une décennie plus tard, en 2020, elle représenterait 84% de l’économie américaine. Elle estime également, que durant ces neuf années, l’économie russe passera du neuvième rang mondial au niveau économique au quatrième rang, et l’Inde, de la dixième place à la cinquième.

Une autre manifestation de la perte progressive de l’hégémonie américaine dans le système mondial, ce sont les diverses démarches qui visent à réduire de plus en plus le rôle du dollar comme monnaie de réserve internationale. Le dollar a été un pilier de l’hégémonie des États-Unis, surtout depuis la présidence de Richard Nixon, où le pays abandonna « l’étalon or ».

L’hégémonie militaire des États-Unis et l’état de guerre permanente

Le domaine militaire est le domaine qui préserve pleinement l’hégémonie américaine, si possible avec la participation de ses alliés, mais souvent de façon unilatérale. C’est d’ailleurs son principal avantage stratégique dans le but de préserver son hégémonie mondiale. Au cours des dernières années, le pays a montré, quel que soit le parti au pouvoir, sa volonté d’utiliser de plus en plus cette puissance militaire.

Pour que cet état de guerre sanglante, permanente et coûteuse ou guerre sans fin puisse politiquement être viable à long terme il a fallu des changements fondamentaux dans la façon dont la guerre est menée. Cela a été possible grâce à trois changements fondamentaux dans leurs façons de diriger une guerre, dans leur vie personnelle et leur technologie.

Tout d’abord, en supprimant et en remplaçant leurs façons de recruter par des mécanismes « d’engagement volontaire » basé sur des incitations économiques. Avec la suppression de la conscription obligatoire par des mécanismes basés sur des incitations économiques, la chair à canon des guerres des États-Unis se repeuple des plus pauvres de la société, ce qui a moins d’impact sur l’opinion publique.

Une autre méthode de réduction de la recrue est la sous-traitance ou la privatisation de la guerre. En 2011, ces mercenaires, appelés « sociétés militaires privées », ont dépassé le nombre total des soldats en uniforme en Irak et Afghanistan. Avec la privatisation de la guerre, le domaine de compétence du complexe militaro-industriel et par conséquent, les secteurs des entreprises et du travail qui dépendent de la poursuite et l’extension des guerres augmentent intensément.

Tout aussi importantes sont les implications des transformations technologiques de l’« Art de la guerre ». Les nouvelles armes de haute technologie qui ont été développées pour un coût de plusieurs milliards de dollars ont permis, pour certains pays, mais surtout pour les États-Unis de réduire l’intervention humaine directe dans les champs de bataille. Celle-ci est remplacée par de nouvelles armes, qui en plus d’augmenter sa puissance létale, permettent de réaliser des opérations à distance sans mettre en danger les soldats des États-Unis.

Peuples en déplacement

Compte tenu de cette extraordinaire combinaison de menaces non seulement pour la démocratie, la paix et la dignité humaine, mais pour la vie elle-même, aujourd’hui, nous nous trouvons face à des peuples en mouvement et insoumis.

L’Amérique latine, au cours des deux dernières décennies, a été le continent le plus actif à cet égard, et dans de nombreux cas, a continué à approfondir et à radicaliser les manifestations et les luttes, en particulier contre les nombreuses formes « d’extra activisme »: l’exploitation à ciel ouvert, l’extraction d’hydrocarbures, les monocultures de soja transgéniques, d’eucalyptus, de pins et de palmiers, les grands barrages hydroélectriques. D’autres thèmes et aspects ont également surgi. Comme par exemple les manifestations d’étudiants colombiens et chiliens pour la défense de l’éducation publique.

Dans le monde arabe, il y a actuellement des changements politiques qui, jusqu’à récemment semblaient peu probables, à commencer par les manifestations populaires massives et persistantes, le fameux Printemps arabe, qui a produit le renversement du dictateur Ben Ali en Tunisie et d’Hosni Moubarak en Égypte. Des organisations illégales comme celle des Frères musulmans en viennent à occuper des espaces politiques centraux. La négation de tout droit démocratique ainsi que l’augmentation des conditions de l’exclusion, de la pauvreté et de l’inégalité qui ont été accentuées par le néolibéralisme, ont finalement fait exploser ce centre névralgique qu’est la géopolitique globale pour donner lieu à une ère de profond changement et d’instabilité.

En Europe, le mouvement le plus vaste, consistant et continu a été celui des Indignés. La combinaison d’actions d’occupation dans les centres villes, les grandes manifestations (notamment à Madrid et Barcelone), et les assemblées de quartier, la demande de démocratie réelle, impliquent une remise en cause profonde du système politique espagnol et des partis politiques, y compris des partis de gauche.

Aux États-Unis, le mouvement qui a commencé avec Occupy Wall Street s’est propagé à un millier de sites urbains à travers le pays. Comme dans le cas du mouvement espagnol, ce mouvement suppose une démocratie participative, directe et transparente, tout en rejetant les structures hiérarchiques et les anciennes façons de faire de la politique.

Ces mouvements à travers le monde ont beaucoup de points communs ainsi que de nombreuses différences. Ils varient considérablement en efficacité politique dans la réalisation de leurs objectifs immédiats. Cependant, dans beaucoup de ces luttes, le résultat le plus important – et c’est très important – semble avoir été à la politisation des jeunes qui ne trouvent pas de sens à ce qu’est la politique institutionnelle, et les changements pour l’intérêt commun de la société, dans le contenu du débat public, en ce qui concerne les mouvements politico-culturels significatifs en relation avec les questions fondamentales telles que la démocratie, l’égalité et la valeur de la population.

Du point de vue de ce qui a été la grande variété de mouvements et des luttes associées au Forum social mondial, il est essentiel d’approfondir le débat sur ​​la signification et le potentiel de ces nouveaux mouvements. Comment discuter, fusionner et articuler, avec ces nouvelles vagues de protestations sans chercher à se les approprier comme le feraient les partis politiques?

Mais par-dessus tout, il est essentiel de prendre en compte la pluralité et la différence des contextes dans lesquels ces mouvements opèrent, ainsi que de la diversité de leurs histoires, des buts, des conceptions, et du pourquoi des protestations et de leurs formes.

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Traduction de l’espagnol : Gabriela Guevara