Par : Javier Tolcachier

La guerre n’est pas présentable. Elle est immorale, injustifiable. C’est pourquoi ceux qui la promeuvent se préoccupent des arguments – qui ne sont qu’à peine des sophismes – qui prétendent la fonder. C’est pourquoi lorsqu’ils croient encore au caractère décisif de la force impunie qu’ils exhibent, ils veulent conserver leur image publique de bienfaiteurs. C’est pourquoi personne ne montre les véritables images d’une guerre, en revanche, on réalise, avant, pendant et après la destruction, des fictions élaborées qui permettent de présenter positivement le crime perpétré.

Il est largement établi que l’appareil de propagande nord-américain est un spécialiste en la matière. Et il est clair que le développement de cette spécialité est en lien direct avec son rôle de principal promoteur de conflits armés internationaux.

En inversant les termes de cette mystique orientale qui cherchait à surpasser la « réalité illusoire » en avançant vers des visions transcendantes à la limite des sens, la stratégie de domination occidentale a créé l’ « illusionnisme réaliste », où la projection d’intérêts particuliers – limités moralement mais d’une avarice illimitée – structure une illusion collective basée sur quelques évènements de la « réalité » soigneusement choisis.

Cet escamotage garde un lien de parenté certain avec les prestidigitateurs professionnels, dont les innocentes activités arrachent des applaudissements, mais également avec les menteurs bas de gamme, dont les tromperies déclenchent la colère de leurs victimes.

L’objectif de l’illusionnisme réaliste employé par l’ingénierie de guerre n’est pas tant d’obtenir des soutiens extérieurs (généralement obtenus par extorsion) et bien qu’il prétende « soigner son image », il fait office de missile téléguidé vers deux cibles précises. La première d’entre elles, c’est le public même, qui, davantage que « citoyen », est dénommé, à certaines occasions et avec une étrange franchise, « taxpayer », soit « payeur d’impôts » ou « principal financier de l’appareil de guerre ». Le paradoxe est intéressant : il est nécessaire de discipliner le peuple afin qu’il donne son consentement, et pour taire toute trahison déviatrice du « destin manifeste » du pouvoir du Nord.

Et « taire » le rugissement de la conscience blessée est la seconde mission de cette hallucination provoquée. C’est l’anesthésie intérieure préalable à une opération douloureuse et indue, c’est ce qui – bien qu’elle justifie provisoirement l’action lâche – conduira, tôt ou tard, au repentir des dommages infligés.

Ceux qui sont du camp opposé sont de notoriété publique, puisque la part principale de la stratégie est d’expliciter leurs noms et qualités démoniaques. Mais au moment où les premiers plans déplient un arsenal d’argumentations contre l’ennemi de la conjoncture, les organisateurs préparent leur prochain coup.

Nous dévoilerons ici à nos lecteurs quel est le prochain truc de l’illusionnisme réaliste. Un truc qui tentera de persister en donnant du travail à la milice disproportionnée dont le nombre se rapproche des quatre cents mille mercenaires déclassés qui ne peuvent aucunement rentrer chez eux, sous peine d’augmenter encore plus le taux de criminalité. Un truc qui visera à positionner des postes de contrôle d’approvisionnement et de surveillance, suivant la politique des petits forts de la conquête de l’ouest lointain. Un truc qui, avec une élégance idéologique, parvient à rétablir des sensibilités racistes encore existantes.

On appelle ce truc « les états défaillants ».

Dans un document d’août 2006 de la Brookings Institution, un think tank américain, Susan Rice, ambassadrice des États-Unis auprès de l’Organisation des Nations Unies et candidate principale au secrétariat d’État de la seconde administration de Barack Obama, nous explique que « les états faibles sont des états pauvres auxquels manque la capacité de remplir les fonctions essentielles d’un gouvernement, parmi lesquelles : 1) protéger sa population des conflits violents, 2) pouvoir subvenir efficacement aux besoins de première nécessité de ses habitants (alimentation, santé, éducation) et 3) gouverner légitimement avec l’accord de la majorité de sa population. »

Plus tard, la fonctionnaire, qui dirigeait alors avec Stewart Patrick un projet appelé « Matrice de menace des états faibles », indique clairement les relations entre pauvreté et faiblesse étatique avec les risques de sécurité qu’elles impliquent, qui vont de la possibilité d’éradiquer les épidémies, de constituer des espaces de transit direct pour divers délits ou d’avoir des endroits favorisant l’enracinement du terrorisme. Dans ce même papier, Susan Rice liste au moins cinquante-deux états qui, selon elle, entrent dans cette catégorie.

Rebelote, pourrait-on être tenté de dire, se rappelant avec une certaine ironie de l’homonymie de cette intégrante de l’administration obamiste (déjà provenant de celle de Bill Clinton) avec celle qui fut secrétaire d’État de G. W. Bush, femme brune qui a montré que la couleur et le genre n’engendrent pas automatiquement des positions humaines.

Il est clair que cette fragilité démocratique, qui se place comme argument central, nous rappelle cette proclame, tant usée par l’impérialisme durant des siècles, proche de la nécessité de civiliser ou d’évangéliser le monde sauvage ou impie. La tromperie reste exposée si on observe les « fortes démocraties » occidentales qui dénoncent les faiblesses lointaines. Aux États-Unis, par exemple, le système décisionnaire politique fonctionne par le biais de la corruption du lobbying des multinationales. Le peuple, cependant, met en évidence un niveau civique élevé avec une abstention massive aux élections et un refus d’homologuer cette opérette. Il n’est pas clair non plus, au vu des circonstances de connaissance publique, que les États-Unis soient capables, comme l’indique Susan Rice à propos des « états pauvres », de « protéger sa population des conflits violents, de subvenir aux besoins de première nécessité de ses habitants » ou, comme précité, de « gouverner avec l’accord de la majorité de sa population ».

Et que dire de l’Europe, où plusieurs banquiers ont pris des fonctions exécutives sans légitimité électorale pour sauvegarder les intérêts de leurs patrons ? Où sont passées la décence, les manières de ce vieux monde ? Quant à donner des sermons sur la qualité institutionnelle et la démocratie, peut-être a-t-elle de quoi rougir.

Le problème est que, au-delà de l’argumentation fallacieuse et fragile, le truc de l’ « état défaillant » fournit un horizon intéressant aux incursions voraces et belliqueuses.

Il y a trois éléments qui légitiment la parodie et lui donnent un certain degré de réalisme.

Le premier, sans aucun doute, est qu’une bonne quantité d’états qui ont surgi comme tels avec des frontières forcées et, loin, d’avoir réconcilié les différences ethniques ou religieuses, ont servi de butin en jeu pour des factions opposées. Parallèlement, cette « non naturalité étatique », générée par le même pouvoir impérial, a servi de source de gains aux corporations occidentales d’armement qui fournissent le matériel au génocide mutuel.

Le second élément objectif qui soutient la thèse des « états défaillants » est l’évidente tendance à la déstructuration qui montre aujourd’hui l’État partout dans le monde, qu’il se fonde dans les entités régionales ou qu’il soit attaqué par des courants sécessionnistes intérieurs. Ce fait n’est pas une « défaillance », comme l’ont prétendu les stratèges, mais plutôt l’intéressante évolution de cette institution politique qui a agit révolutionnairement au XVIIIe siècle et qui, aujourd’hui usée, a besoin d’un remplacement dans un processus de  mondialisation.

Enfin, le troisième élément de la « réalité » pour organiser l’illusion, c’est celui qui génère les « états défaillants » où il n’y en a pas, exploitant une « fracture » – comme l’appellent les géopolitiques conservateurs. Le cas récent de la Lybie, où on a utilisé la composition tribale et la tension entre zones éloignées du même pays ou le cas de la Syrie, où s’exacerbe le conflit entre nuances religieuses, sont des exemples clairs de cette  intention. Intention qui a déjà été vue plusieurs fois, divisant, compartimentant, s’appuyant sur les différences pour générer des guerres civiles, montrant ensuite aux États qu’ils subissent de telles manœuvres et sont « incapables de maintenir l’ordre public et de garantir la sécurité de ses habitants ».

Il est nécessaire de retarder le travail illusionniste, mais il ne suffit pas de découvrir les fils superficiels de sa mise en marche. Pour établir la paix, pour construire le tissu de nouvelles relations internationales qui assurent le bien-être, il est nécessaire d’éviter les risques qui causent la violence et d’assumer des positions décidées à propos de l’armement d’un nouveau système de croyances qui, à leur tour, seraient le prélude de réalités observables.

Les risques sont dans la crainte et la haine, et les responsables sont ceux qui alimentent cette crainte et ce ressentiment. Il est indispensable de mettre l’Être Humain au centre d’une théorie politique révolutionnaire des relations internationales. Un Être Humain qui abandonne peu à peu le déterminisme zoologique et biologique, par le biais duquel beaucoup continuent de l’interpréter, pour devenir un être libertaire et dynamique, capable de construire des réalités selon ses intentions. Un Être qui peut choisir d’être fraternel et harmonieux, qui peut opter pour la compassion individuelle et sociale, principe directeur de la construction d’une Nation Humaine Universelle.

 

Traduction de l’espagnol : Jordana Do Rosario