Kaizen : Que fait votre association Navdanya ?
Vandana Shiva : Nous menons principalement trois actions avec Navdanya (qui signifie “9 semences”, mais également “nouveau cadeau”).
D’abord, nous produisons des semences. Car la disparition des variétés, et plus largement l’érosion de la (bio)diversité, représente la part la plus grave de la crise écologique que nous traversons, bien qu’elle soit invisible. Aussi nous sauvegardons chaque semence que nous pouvons trouver.
Comme nous n’aspirons pas à créer un musée des semences, nous veillons également à mettre ces semences en cultures. Elles sont le premier maillon de la chaîne alimentaire. Bien que j’aie commencé ce combat il y a 25 ans pour des raisons philosophiques et éthiques, je me suis rapidement rendue compte qu’il y avait là un véritable enjeu de production. En intensifiant la diversité (plutôt que les produits phytosanitaires), on augmente les rendements.
Enfin, notre troisième engagement consiste à lutter. Le principe fondamental de Navdanya est que la Vie ne peut devenir la propriété d’entreprises. Par conséquent, dès que nous pouvons mener un combat pour empêcher le brevetage d’espèces, la biopiraterie, nous le menons. Et souvent, nous le gagnons.
Kaizen : Par exemple ?
Vandana Shiva : En 2004 nous avons bloqué une loi qui aurait restreint l’usage des semences. L’Inde est également le premier pays à avoir inscrit dans la Loi le droit des paysans à échanger et à reproduire leurs semences. C’est un travail de dix années qui prend effet aujourd’hui.
Kaizen : Quelle a été votre stratégie pour y parvenir ?
Vandana Shiva : Nous avons mobilisé les gens, rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans la rue, à travers tout le pays. J’ai voyagé un peu partout en Inde pour réunir 100 000 signatures que j’ai apportées en personne au Premier Ministre, en lui affirmant que nous ne respecterions pas cette loi, même si le parlement la votait. Deux grandes idées de Gandhi nous inspirent : “l’auto-organisation”, que l’on pourrait aussi appeler la “démocratie intérieure”, l’art de se gouverner soi-même, et d’autre part “le combat pour la vérité”, qui se traduit notamment par un refus d’appliquer des lois délétères. Comme celles qui criminalisent l’utilisation des semences ou des plantes pour des usages médicinaux.
Kaizen : Vous pensez donc qu’il ne faut pas déserter l’action politique ? C’est une question en France et en Europe, où il devient de plus en plus évident que les élus nationaux et européens sont souvent impuissants et parfois corrompus face aux lobbies, aux intérêts financiers, etc.
Vandana Shiva : Je pense que nous devons consacrer 90% de notre temps à élaborer des alternatives, y compris des alternatives politiques. Mais si nous ne passons pas les 10% restants à surveiller le système politique, nous acceptons implicitement que le pouvoir des gouvernements et des élus soit intégralement soumis à de gigantesques multinationales. Et cette machinerie quasi militaire criminalisera et restreindra nos libertés, encore et encore.
Kaizen : Je vous ai souvent entendue dire que pour une population, la possibilité de se nourrir par elle-même est une question de démocratie…
Vandana Shiva : Selon moi il s’agit du cœur même de l’enjeu démocratique, car nous sommes ce que nous mangeons. Or, si les paysans n’ont pas le droit de conserver leurs semences et de les reproduire, si la population ignore d’où vient sa nourriture et comment elle a été produite (c’est le cas aux États-Unis où l’étiquetage OGM n’existe pas), si des firmes contrôlent ce que nous mangeons, alors l’aspect le plus intime de notre liberté – celui de sustenter notre corps, de le maintenir en bonne santé ou non – nous est retiré. En comparaison, tous les autres aspects de la démocratie ne sont que de jolies peintures sur les murs.
La prochaine étape pour établir une véritable démocratie alimentaire est donc de reconnaître ce lien entre santé et alimentation. Un lien qui devrait être évident mais qui s’avère de plus en plus négligé dans nos civilisations, voire même nié et retiré de la Loi.
Kaizen : Que pensez-vous de l’étude du professeur Séralini publiée dans Food and Toxicology, au sujet de la toxicité du Round up et des OGM ?
Vandana Shiva : Ce type d’étude est absolument vital. Je suis engagée sur ces questions depuis qu’elles existent. Avant même que les premiers OGM aient été commercialisés. J’ai vu les meilleurs scientifiques se retrouver pourchassés par l’industrie. Il a été prouvé que, lorsqu’Ignacio Chapela a publié dans la revue Nature son étude sur la propagation du maïs OGM, l’industrie a littéralement fabriqué des réponses de pseudo-scientifiques et bombardé la revue de ces faux avis pour le discréditer. Et cela a marché. Aujourd’hui on s’en prend de la même façon à Gilles- Eric Séralini et Food and Tox i c o l o g y. Mais les expériences précédentes ont permis à la communauté des scientifiques indépendants d’organiser un soutien mutuel de façon bien plus efficace. En outre cette étude arrive à point nommé, juste avant le vote californien sur l’étiquetage des OGM. S’il devient obligatoire et que les californiens refusent les OGM, le travail de Séralini y aura sans doute largement contribué.
Kaizen : Face à un tel rouleau compresseur financier, politique, économique qui détient presque tous les pouvoirs, pensez-vous qu’il est réellement possible de changer notre société, sans user d’aucune violence ?
Vandana Shiva : Je viens du pays de la non-violence. C’est un principe qui fonctionne, qui apporte un réel changement, j’y suis donc très attachée pour des raisons éthiques et philosophiques. Mais quand bien même il ne s’agirait que d’une tactique, c’est celle que je choisirais. La non-violence apporte un message à ceux qui ne sont pas engagées dans ces actions. Nous ne pouvons plus nous permettre de n’être qu’un club, une très bonne armée souterraine mais qui ne compterait que très peu de membres. Si vous voulez étendre le cercle des personnes engagées, la non-violence est la bonne voie. La plupart des gens n’aspirent ni à la violence ni au chaos.
Kaizen : Pensez-vous qu’il faudra subir des catastrophes pour que le changement advienne ?
Vandana Shiva : Lorsqu’une catastrophe se produit les gens ne changent pas, ils paniquent. C’est sur ce terreau que se développent les dictatures ou la prise de pouvoir sur les populations. L’idée que les personnes les plus exploitées au tréfonds d’une société vont se relever miraculeusement n’est pas réaliste.
En revanche la solidarité fonctionne. L’opposition à toute forme d’exploitation constitue un lien entre tous ces êtres et peut apporter de véritables transformations. C’est du moins ce que l’on constate partout où le changement a lieu.
Kaizen : Vous pensez donc qu’amener les gens à changer est le fruit d’un processus et qu’une catastrophe ne peut pas susciter un réveil d’un jour à l’autre ?
Vandana Shiva : Non, c’est impossible. Et surtout pas aujourd’hui. Avant les choses étaient plus simples : il fallait se nourrir, se loger, se vêtir… De nos jours on ne sait même pas d’où vient notre nourriture ni quelle est la nature des graines qui ont fait pousser le blé de notre pain.
Tout est devenu très compliqué, il est illusoire d’imaginer qu’une catastrophe pourrait éveiller les consciences en un jour. C’est un processus qui nécessite une éducation, voilà pourquoi notre travail à tous est si important.
Kaizen : Y a-t-il un conseil que vous aimeriez partager avec nos lecteurs, sur le moyen de participer au changement ?
Vandana Shiva : Je n’aime pas beaucoup donner des conseils. Je les invite simplement à nous rejoindre dans ce mouvement pour la liberté des semences. Cela peut sembler un problème bien spécifique, mais ce n’est justement pas le cas. Dans les semences repose la démocratie, repose notre nourriture, repose notre futur. Alors, qui que vous soyez, cette question vous concerne. ◗
Propos recueillis par Cyril Dion
Source : www.tree2share.org