La stratégie de Chavez fait de l’État le principal instrument de développement économique mais il crée aussi des espaces pour des alliances avec le capital privé et le monde de l’entreprise.
Par : Breno Altman, Jonatas Campos e Marina Terra
Les files d’attente s’étaient formées dès le matin tôt. Des centaines de personnes, bientôt des milliers, se massaient sur la place Venezuela, à Caracas. Ils attendaient l’ouverture du centre commercial Bicentenario, qui allait ouvrir ce jour-là. Ce n’était pas seulement une foule de consommateurs enthousiastes qui attirait l’attention. Le plus marquant c’était que l’État était le propriétaire de ce nouveau temple du commerce, qui offrait plus de produits et à de meilleurs prix que les concurrents du privé. Chavez en personne était présent le jour de l’inauguration.
Le supermarché se trouve dans la même zone où le groupe français Casino, nationalisé en 2010, voulait ouvrir le plus grand hypermarché du pays. Le gouvernement a poursuivi le projet mais en réservant aussi un espace pour des boutiques, des banques et pharmacies. Le premier jour, plus de dix milles clients sont passés dans les rayons qui offrent plus de 20 000 produits de différentes marques.
La fièvre consommatrice était si intense que le gérant du centre commercial socialiste, Jovito Ollarves, a été obligé de limiter le nombre de produits par client. « Il s’agit d’un programme social, il a ses propres règles et restrictions », explique-t-il en parcourant les allées alors qu’il tente d’administrer la confusion. « Nous devons avoir la situation en main pour que tout le monde soit satisfait ».
Changements
Le cas du Bicentenario est révélateur de certains des principaux mouvements de l’économie au Venezuela ces quatorze dernières années : baisse du chômage, augmentation des revenus et du rôle de l’État, participation subordonnée du capital privé et pression inflationniste de la consommation populaire. La cohue aux caisses reflète bien le processus en cours. Les changements se produisent dans un scénario de conflits, de tensions et d’attentes.
Le premier pas du gouvernement Chavez a été de rompre progressivement avec les paradigmes de ce que l’on appelait « l’Agenda Venezuela », le programme élaboré par le journaliste et économiste Teodoro Petkoff alors qu’il était ministre du Plan sous Rafael Caldeira, le dernier président de la IV République. Sous cette dénomination, l’administration Copei (centre-droit) avait catalogué plusieurs mesures de privatisation, comme celle de l’industrie pétrolière, et de coupes dans les dépenses publiques. Même la sécurité sociale n’était pas épargnée. Le versement des indemnités de fin de contrat avait été supprimé, entre autres décisions. Ironie de l’histoire : Petkoff, aujourd’hui dans l’opposition, a été par le passé un important leader guerillero et idéologue de gauche.
La politique économique de Caldeira enfin facilitait l’essor des entrées d’investissements étrangers, à la recherche de bonnes affaires, mais démoralisait la consommation populaire, en limitant les droits, en diminuant les services offerts par l’État et en privatisant les richesses. Selon des chiffres de l’Association Latino-américaine d’Intégration (ALADI), en février 1999, quand Chavez est arrivé au pouvoir, l’inflation frôlait 30 % à l’année, 80 % de la population vivait dans la pauvreté, 39 % dans la misère, le chômage touchait 18 % des Vénézuéliens, et 37 % d’entre eux souffraient de dénutrition.
Le prix du baril de pétrole, aux alentours des 9 US$, a été l’un des autres héritages de Cladeira. Principale richesse du pays, troisième exportateur mondial, le Venezuela était discrédité par la subordination de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) aux intérêts nord-américains et européens d’une part, et d’autre part par une série de lois qui faisait de PDVSA une entreprise publique que l’État ne contrôlait pas.
Les premières années, jusqu’en 2003, ont été compliquées. Les batailles pour la transformation du système politique ont miné les énergies du gouvernement. Mais elles ont rétabli les instruments qui ont permis à l’État de mener sa politique économique. Confrontée à des événements de déstabilisation, notamment le coup d’État et le blocus de 2002, la production s’est effondrée trois années lors des cinq premières du gouvernement. Elle a chuté de 6,1 % en 1999, de 8,9 % en 2002 et de 9,2 % en 2003. Elle a augmenté de 3,2 % en 2000 et de 2,8 % en 2001. La balance du premier quinquennat était négatif : une baisse de 17,60 %.
L’offensive d’une partie des patrons et de leurs associés étrangers a répondu aux réformes adoptées par Chavez en 2001. Spécialement visées la Loi des Terres, qui a lancé la réforme agraire, et la Loi des Hydrocarbures, qui a altéré profondément les règles de propriété et d’imposition du pétrole.
« Les entreprises du secteur payait jusqu’alors, un peu plus de 1 % d’impôt » relate Nelson Merentez, actuel président de la Banque Centrale, ancien ministre des Finances et sympathique professeur de mathématiques qui prend toujours le temps de donner des cours. « Le gouvernement a élevé ce taux à 33 % et a transformé PDVSA en associée majoritaire de toutes les sociétés du secteur, en plus de prendre les commandes de l’entreprise publique. Avant c’était un État dans l’État ».
C’est en 2003 seulement, avec la déroute du blocus des patrons, que le gouvernement Chavez a réussi à s’approprier le principal levier pour développer le Venezuela : le pétrole. Auparavant, le président avait obtenu des accords, au sein de l’OPEP, pour réduire la production pétrolière. Le prix du baril est passé de 23 US$ en décembre 1999, débutant une hausse qui a mené le baril au-dessus de 100 US$ ces dernières années. Les conditions économiques ont commencé à changer.
À partir de 2004, le premier objectif du gouvernement a été d’amplifier les programmes sociaux. C’est le début des missions de santé et d’éducation entre autres. En plus de faire face à une dramatique situation de pauvreté, de misère et de destruction des services publics dont il avait hérité, il s’agissait de l’une des voies pour augmenter la consommation des familles parallèlement aux dépenses publiques. Résultat : une robuste récupération de l’économie, de l’emploi et des revenus.
La hausse du prix du baril sur le marché international associé aux investissements sociaux et à la mise en œuvre de nouveaux projets d’infrastructures a stimulé les chiffres du pays. Lors du second quinquennat de Chavez, le taux de croissance du PIB a été le plus élevé d’Amérique du Sud et l’un des plus importants au monde. Un bond de 61,20 % sur la période, une moyenne annuelle supérieure à 10 %. La croissance n’est tombée qu’en 2009 (-3,3 %) et 2010 (-1,4 %) lors de la crise internationale avant de rebondir en 2011 (+4 %).
Industrialisation et infrastructures
Les nouvelles ressources fiscales et financières à l’origine de cet épisode de prospérité ont impulsé l’expansion des programmes sociaux. À tel point que le Venezuela est devenu le pays avec le moins d’inégalités sociales du sous-continent. Il a drastiquement réduit la misère et la pauvreté entre autres indicateurs positifs. Mais ces nouveaux recours ont servi, principalement après 2006, à doter l’État de mécanismes d’intervention économique plus puissants.
Des fonds publics ont été créés pour financer l’industrialisation et les infrastructures, en plus des investissements sociaux. Le plus important d’entre eux actuellement est le Fond de Développement National (Fondem) créé en 2005 et doté d’un capital initial de 6 milliards de dollars. Il a atteint près de 100 milliards de dollars en 2012. Provisionné par les recettes fiscales du pétrole et par des réserves de la Banque Centrale, ce Fond détient aujourd’hui un portefeuille de plus de 400 projets de grande portée. Il a permis à l’État de nationaliser des entreprises de secteurs jugés stratégiques, de réaliser des ouvrages logistiques et de soutenir des programmes sociaux.
À l’origine les nationalisations ont été planifiées pour ne toucher que certains segments structurants de l’économie (énergie, télécommunications et système financier). Mais elles se sont étendues, parfois de manière chaotique, à d’autres branches d’activité. L’État a acquis de nombreuses entreprises pour résoudre des impasses dans le secteur productif, des problèmes d’offre, pour briser les résistances des capitalistes aux politiques du gouvernement ou aux exigences des travailleurs.
La fuite de capitaux a été l’une des échappatoires les plus utilisées par les patrons qui ne voulaient pas se soumettre aux nouvelles règles gouvernementales ou qui ne trouvaient plus d’intérêt à investir dans le pays. Selon la Banque Centrale, à la suite de la réélection de Chavez en 2006, plus de 10 milliards de dollars ont été envoyés à l’étranger. Le gouvernement a décidé alors de centraliser le taux de change et obligé toute sortie ou entrée de devises à passer par un rigide système d’autorisation. Dans ce contexte, la nationalisation a servi plusieurs fois à punir des entreprises en particulier et à empêcher leur saignée.
La question primordiale demeure que la croissance accélérée du marché intérieur – dopé par la hausse des salaires, la baisse du chômage et l’expansion des services gratuits – a mis la production du pays en échec. L’inflation annuelle tourne autour de 25 % mais la revalorisation des salaires se situe au-dessus de cet indice. À plusieurs reprises, l’explosion de la demande a provoqué une pénurie de produits.
Les solutions pour en finir avec ces impasses sont à l’ordre du jour. « Nous ne sommes pas une économie néolibérale », souligne Merentez. « Notre logique n’est pas de sabrer la demande pour protéger la rémunération du capital à tout prix mais d’augmenter l’offre à travers des investissements croissants dans diverses formes de propriété ».
Quatre types d’économie
Certes, le poids du secteur étatique a acquis plus de relief ces derniers temps. Mais aucune voix importante du gouvernement ne défend un modèle inspiré des expériences soviétique ou cubaine, qui ont été marquées par l’étatisation de pratiquement tous les moyens de production et de distribution.
De récentes lois fixent l’association de quatre types d’économie. Le premier type, contrôlé par l’État est axé sur les piliers, déjà mentionnés, du développement national. Un deuxième, à caractère privé concurrentiel, se concentre sur des niches qui n’affectent pas le fonctionnement stratégique du pays. Un troisième, de capital mixte, représente l’association de l’État avec des entreprises privées nationales ou des sociétés étrangères. Un quatrième type, enfin, regroupe l’économie coopérative et communale dont les conseils communaux sont les propriétaires et qui est basée sur l’autogestion.
Cette quatrième forme de propriété s’inspire un peu des méthodes conduites dans la Yougoslavie de Tito entre les années 1950 et 1980. C’est actuellement la nouvelle marotte de nombreux dirigeants du pays. Au fond, il s’agit d’une stratégie d’entrepreneuriat collectif. Les citoyens à travers leurs organisations peuvent créer des entreprises capables d’offrir des services, produire des biens de basse complexité technologique et de pourvoir partiellement à la demande alimentaire.
« Le développement de l’économie communale est fondamentale pour que nous déroutions l’inflation et évitions des situations de pénurie », défend l’hétérodoxe président de la Banque Centrale. « Une bonne partie des produits et services fondamentaux pour la population peuvent trouver une solution sur le plan local, en répondant à la demande et en gérant des revenus où vivent les citoyens, sous leur contrôle et propriété ».
Le rêve d’une économie sans État, ni patron n’est pas vraiment une nouveauté. Mais au Venezuela, il est stimulé par une formidable recette pétrolière qui est aujourd’hui entièrement entre les mains du gouvernement, qui peut même se payer le luxe d’offrir des ailes à son imagination.
Traduction : Jérome da Silva